• tant que je serai noire maya angelou bibliolingus

    Tant que je serai noire

    Maya Angelou

    Le Livre de poche

    2009

     

    Avec Tant que je serai noire, Maya Angelou (1928-2014), autrice, chanteuse, danseuse et militante noire-étatsunienne, livre un récit intime, passionnant, sur sa vie dans les années 1960, en plein milieu du mouvement des droits civiques pour les Noir⋅es et du mouvement de libération des pays africains. C’est une lecture inspirante, instructive : une précieuse découverte !

    « Nous devions nous établir dans un lieu où la peau noire n’était pas considérée comme une des erreurs les plus voyantes de la nature1. »

    En 1959, Maya Angelou est une femme célibataire, mère d’un garçon de 14 ans, et vit de la scène : elle a dansé et chanté en Europe et en Amérique, avant de se poser à Los Angeles. 

    Sans passer par quatre chemins, Maya Angelou raconte ce que signifie être une personne noire à cette époque : une citoyenne de seconde zone dans un pays profondément raciste et ségrégationniste. Son récit est émaillé de discriminations et de micro-agressions systémiques et tristement banales. À travers son quotidien, toute personne blanche peut mieux comprendre comment vit une personne noire, ce qu’elle ressent, ce que la société blanche lui a appris.

    Les premières pages nous mettent dans l’ambiance, puisqu’elle est obligée de passer par un couple d’ami⋅es blanc⋅hes pour louer une maison, qu’elle est dévisagée dans un hôtel qui vient tout juste d’autoriser la clientèle noire, et que son fils est victime d’un acte raciste dans sa nouvelle école… Sur scène, elle doit toujours se contenter de rôles stéréotypés de Noir⋅es, et se battre pour se faire rémunérer.

    « Parce que le monde des Blancs lui avait montré de toutes les façons possibles qu’un garçon noir comme lui devait vivre à l’intérieur de limites assassines imposées par les restrictions raciales, je lui avais inculqué le principe suivant : il vivrait comme il l’entendait et, à moins d’un accident, mourrait de la même manière. Ainsi équipé, il avait le pouvoir de façonner non seulement son avenir, mais aussi le mien2. »

    À travers son témoignage, c’est à la montée du mouvement pour les droits civiques des Noir-es qu’on assiste. Elle travaillera notamment pour Martin Luther King à la SCLC et organisera des actions militantes : on entrevoit des figures noires importantes, comme Martin Luther King, Malcolm X, James Baldwin (<3), Billie Holiday…

    On sent un formidable sentiment de puissance, d’espoir, de rage, qui monte à Harlem et dans tous les États-Unis, et qui s’étend bien au-delà, puisque, de l’autre côté de l’océan les pays africains luttent pour leur libération. La conscience noire s’éveille, elle englobe tout, le féminisme, l’anticapitalisme, et c’est beau à voir.

    « Tu sais, mon lapin, élever des garçons dans ce bas monde, c’est pas de la tarte. J’en sais quelque chose. Quand ils sont jeunes, on prie pour avoir de quoi les nourrir et pour qu’ils restent à l’école. Dès qu’ils grandissent, on prie pour qu’aucune Blanche à moitié folle crie au viol en les voyant et les fasse lyncher. Lorsqu’ils sont des hommes et que des Blancs leur commandent de se battre, on prie pour qu’ils meurent pas dans une guerre de Blancs. Ouais, c’est moi qui te le dis, élever un garçon de couleur, ça donne matière à réflexion3. »

    « J’avais envie d’être une bonne épouse et de combler mon homme en tenant une maison impeccable, mais la vie ne se résumait pas qu’à ces deux rôles : être une ménagère accomplie et une chatte ambulante4. »

    De surcroît, être une femme et mère célibataire est loin d’être évident. Depuis qu’elle a 17 ans, elle a toujours subvenu à ses besoins ainsi qu’à ceux de son fils, et la situation d’une femme mariée dans les années 1960 est à l’opposé de ses convictions : dans le mariage, elle trouverait certes un homme pour assouvir ses besoins sexuels (dont elle parle en toute franchise), mais perdrait son indépendance financière, ses choix de vie professionnels et personnels, et son autonomie intellectuelle.

    « Le livre de Baldwin [Personne ne sait mon nom] me donna du courage. Personne ne savait mon nom. Ou plutôt, on m’avait appelée par toutes sortes de noms : Marguerite, Bébé, Chienne, Pute, madame, fille et épouse. En Égypte, je serais désormais connue sous le nom de “rédactrice en chef adjointe”. Ce titre, je le mériterais, même si je devais pour cela travailler comme une esclave. Bon, pas tout à fait, mais presque5. »

    Maya Angelou montre aussi la difficulté d’élever un enfant seule, qui plus est noir. Envers et contre toustes, elle a l’envie que son fils soit un homme libre, curieux, fier de lui, et a la peur viscérale de le perdre.

    « Si mon fils avait la tête dure, c’était parce que je l’avais voulu ainsi. Et si, du haut de sa suffisance adolescente, il se considérait comme le plus illustre représentant de la race humaine, c’était grâce à moi et je n’avais nullement l’intention de m’en excuser. De mille façons, la radio et les affiches, les journaux et les instituteurs, les chauffeurs d’autobus et les vendeurs lui répétaient chaque jour qu’il n’était rien et qu’il n’allait nulle part6. »

    Mon avis

    C’est lors de la première rencontre entre Bratz d’Irene García Galán à la librairie La Brèche à Paris que j’ai décidé de me plonger dans la littérature de Maya Angelou, afin de poursuivre mon parcours de lecture sur le racisme. Et quelle découverte ! 

    Dès les premières pages, j’ai été saisie par sa détermination à vivre de manière indépendante. Même si on peut donner une belle image de soi dans ses écrits, Maya Angelou semble une personne courageuse, déterminée, intègre, indépendante, qui s’est battue pour sa liberté, son autonomie, et pour la défense des Noir⋅es du monde entier. À chaque page, je hurlai en mon for intérieur que pour qu’elle parvienne à surmonter les obstacles sur son chemin et à sortir des pièges qui se refermaient sur elle… Hâte de lire ses autres récits ainsi que ses œuvres de fiction !

    Lisez aussi

    Récits

    Rosa Parks Mon histoire 

    Assata Shakur Assata, une autobiographie

    Rubin Carter Le 16e round 

    Makan Kebe « Arrête-toi ! »

    Littérature

    Toni Morrison Beloved 

    Toni Morrison L'Œil le plus bleu

    Chimamanda Ngozi Adichie Americanah

    Hemley Boum Les Maquisards

    Zakiya Dalila Harris Black Girl

    Dorothy B. Hughes À jeter aux chiens

    Harper Lee Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur 

    Léonora Miano L'Intérieur de la nuit 

    Léonora Miano Crépuscule du tourment

    Léonora Miano Contours du jour qui vient

    Léonora Miano Tels des astres éteints

    Léonora Miano Les Aubes écarlates 

    Erika Nomeni L’amour de nous-mêmes

    Essais

    James Baldwin Retour dans l’oeil du cyclone

    Stéphane Dufoix Décolonial 

    Peter Gelderloos Comment la non-violence protège l’État

    Chris Harman Un siècle d'espoir et d'horreur, une histoire populaire du XXe siècle

    Jean-Marie Muller L'impératif de désobéissance 

    Christelle Murhula Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges

    Association Survie Françafrique, la famille recomposée

    Françoise Vergès Le Ventre des femmes

    Bande dessinée

    Wilfrid Lupano et Stéphane Fert Blanc autour

     

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    Tant que je serai noire

    Maya Angelou

    Le Livre de poche

    2009

    416 pages

    8,90 pages

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  • le quai de ouistreham florence aubenas bibliolingus

    Le Quai de Ouistreham

    Florence Aubenas

    Éditions de l’Olivier

    2010

     

    15 ans après tout le monde, je découvre Le Quai de Ouistreham : bienvenue dans le monde des travailleur·ses précaires et déshumanisé·es de Caen, des femmes de ménage sous-payées, méprisées, esclavisées, harassées. Florence Aubenas, journaliste reporter au Monde, nous propose une immersion nécessaire, et encore plus terrifiante au regard de la situation actuelle.

    « Aujourd’hui, on est considéré pour rien socialement quand on ne travaille pas, même vis-à-vis des gens qu’on connaît1. »

    En 2009, Florence Aubenas s’installe à Caen avec l’objectif de trouver un emploi. Elle s’inscrit au chômage avec un faux profil : elle prétend avoir été quittée par son compagnon après avoir été femme au foyer durant 20 ans et n’avoir pour seul bagage que le bac. L’aventure caennaise ne devra s’arrêter que lorsqu’elle aura décroché un CDI…

    Elle s’imagine qu’elle va recevoir des offres assez facilement, mais c’est compter sans la désindustrialisation qui a fortement touché la région, et la crise de 2008 qui fait la une des médias à l’époque, et qui semble surtout servir de prétexte pour les employeurs.

    Bienvenue dans la France post-industrielle, celle des travailleur·ses précaires, des chômeur·ses, des débuts de mois difficiles, des carrières en pointillés, entre CDD et périodes de chômage (ce qui est aussi mauvais pour le CV que pour le calcul de la retraite)…

    « Est-ce que vous voulez commencer une nouvelle vie ? Agent d’entretien, qu’est-ce que vous en pensez2 ? »

    La concurrence est rude : les offres d’emploi sont rares et les chômeur·ses nombreux·ses. Avec Florence Aubenas, on découvre l’enfer des agences de Pôle emploi en 2009, et je n’ose imaginer ce que ça doit être 15 ans plus tard…

    A Pôle emploi, les demandeur·ses d’emploi doivent sans cesse prouver qu’iels cherchent du travail. Il leur faut assister à toutes les formations qu’on leur propose, même les plus inutiles et les plus inadaptées à leur situation personnelle. Leur statut est sans cesse remis en question. À l’inverse, les entreprises ne sont pas surveillées, elles peuvent proposer des missions qui ne respectent pas le code du travail sans être inquiétées…

    Pour Pôle emploi, toutes les combines sont bonnes  pour faire baisser artificiellement le chiffre du chômage : vous ne venez pas aux formations ? vous êtes radié·e ! Il y a d’un côté les « bon·nes » demandeur·ses d’emploi, celleux qui ont « un petit diplôme, une petite expérience, une petite voiture3 », et les mauvais·ses, celleux qui n’ont aucune expérience et aucun diplôme.

    À travers son expérience, même limitée et fictive, Florence Aubenas pointe les absurdités du système, le désespoir des candidat·es et la souffrance des employé-es de Pôle emploi qui sont soumis·es à des contraintes de plus en plus fortes dans leur agence, où les incidents sont de plus en plus nombreux. On pense à cet homme qui, en 2013, s’était immolé devant une agence de Pôle emploi.

    « Tu verras, tu deviens invisible quand tu es femme de ménage4. »

    Très vite, comme toustes les autres, Florence Aubenas se surprend à vouloir accepter n’importe quelle mission, pourvu qu’elle en obtienne une. Comme les autres, elle se dégote une petite voiture, indispensable à tout métier dans les petites villes, et devient corvéable à merci. 

    Le seul emploi qu’elle trouve est femme de ménage, mais ce sont plutôt des heures par ci-par-là, très tôt le matin et très tard le soir. Elle fait le ménage dans les ferrys du quai de Ouistreham 6 jours sur 7 ; les trajets en voiture coûtent plus cher en essence que ce que lui rapportent les heures de ménage. Impossible de concilier ce travail avec une vie personnelle épanouissante, impossible de s’organiser et de se projeter car les horaires changent tout le temps, quand elle n’est pas renvoyée sans motif. Et il est particulièrement mal payé, comme tous les métiers majoritairement occupés par des femmes !

    Le métier de femme de ménage est particulièrement épuisant et stressant. Avec toustes ses collègues (une écrasante majorité de femmes), elle doit nettoyer le plus possible, sans être certaine que les heures supplémentaires seront payées. Les charges sont lourdes, les gestes répétitifs, mais les courbatures qui s’accumulent sont le doux soulagement d’avoir un travail. Elle s’expose aussi au mépris des gens qui travaillent dans les lieux qu’elle nettoie, et elle doit se faire invisible (quand elle ne l’est pas déjà). 

    Tout relève de la survie : si une mission s’arrête, tout s’arrête. Si sa voiture lâche, tout s’arrête.

    Mon avis : une immersion nécessaire, mais insincère ?

    Je suis contente d’avoir enfin lu Le Quai de Ouistreham ! Pour la petite histoire, c’est un livre qui m’avait fait de l’œil à sa sortie en 2010, durant ma première année d’étude dans l’édition. J’ai eu envie de me lancer dans cette lecture lorsque j’ai appris qu’il avait reçu le prix Jean-Mecquert, un prix que j’aime beaucoup parce qu’il récompense la littérature prolétarienne.

    J’ai aimé cette immersion, cynique et violente, dans le monde des travailleur·ses précaires d’une région jadis industrialisée, ouvrière, et contestataire, avec les hauts-fourneaux de la Société métallurgique de Normandie et d’anciens fleurons industriels français comme Moulinex. Mais cette immersion est terrifiante, car, avec les gouvernements successifs de la droite fascisante, la situation n’a fait que s’aggraver dans ces métiers-là et dans les agences de Pôle emploi.

    On cotoie celleux « qui ne sont rien » parce qu’iels n’ont pas de travail, qui sont encore moins humain·es que ce que l’on appellerait aujourd’hui les Gilets jaunes. À l’ère du capitalisme, pas de travail, pas d’identité ! On cotoie celleux qui, face à une telle précarisation et une telle déshumanisation, placent leur dignité dans de petits actes quotidiens ; celleux qui n’osent pas rêver trop fort : une maison, un boulot d’assistante maternelle, d’aide-soignante pour les personnes âgées, d’un pizzaiolo en camion… On côtoie celleux qui ne connaissent pas le droit du travail et ne peuvent pas se défendre, qui portent un discours méritocratique de droite, faisant de véritables « contre-son-camp » ; celleux qui sont reconnaissant·es de décrocher un boulot, même le plus merdique ; celleux qui ne refusent aucune mission, par peur de ne plus être rappelé·es, qui ne se plaignent pas des heures non rémunérées, par peur de perdre leur boulot, qui ne sont pas syndiqué·es, par peur d’être mal vu·es de l’employeur.

    Mais Florence Aubenas vient de la bourgeoisie, elle est grand reporter. Pour elle, c’est une expérience qui s’arrêtera lorsqu’elle aura décroché son premier CDI ; elle retournera alors vivre à Paris dans des conditions décentes. Mais pour Marilou, Philippe, Françoise, Victoria, Mimi, c’est leur survie quotidienne, c’est toute leur vie, continuellement à la merci des décisions prises dans les bureaux feutrés des bourgeois·es. La souffrance au travail, la précarité, la déshumanisation sont l’huile de moteur du capitalisme. Les CDD et intérim sont des emplois bien réels, qui tendent à devenir la norme. Durant 6 mois, elle s’est fait passer pour l’une des leurs, et c’était nécessaire pour mener l’enquête ; mais n’est-ce pas un mensonge douloureux pour elleux lorsqu’iels auront découvert la vérité sur leur collègue en qui iels ont donné leur confiance ?

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    Récits

    Jean-Pierre Levaray Je vous écris de l'usine

    Dorothy Allison Deux ou trois choses dont je suis sûre

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    Jean Meckert L'Homme au marteau

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    Émilie Ton Des rêves d'or et d'acier

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    Vincenzo Cerami Un bourgeois tout petit petit 

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    Dorothy Allison Retour à Cayro (200e chronique)

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    John Fante Bandini

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    Iain Levison Trois hommes, deux chiens et une langouste  

    Iain Levison Tribulations d'un précaire  

    Iain Levison Un petit boulot

    Essais

    Selim Derkaoui et Nicolas Framont La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie 

    Paul Ariès Écologie et cultures populaires

    Julien Brygo et Olivier Cyran Boulots de merde ! Enquête sur l'utilité et la nuisance sociales des métiers

    Collectif En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté

    Collectif Le fond de l'air est jaune

    Collectif Journalistes précaires, journalistes au quotidien

    Christophe Deltombe Un job pour tous. Une autre économie est possible : l'expérience Emmaüs

    André Koulberg Le FN et la société française

     

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    Le Quai de Ouistreham

    Florence Aubenas

    Le Seuil

    collection Points récits

    264 pages

    7,20 euros

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  • deux ou trois choses dont je suis sure dorothy allison bibliolingus

    Deux ou trois choses dont je suis sûre

    Dorothy Allison

    Éditions Cambourakis

    2021



    Traumavertissement : violences sexuelles et intrafamiliales

     

    J’avais adoré les romans L’Histoire de Bone et Retour à Cayro (200e chronique) de Dorothy Allison. C’est donc en toute logique que j’ai lu Deux ou trois choses dont je suis sûre, un récit autobiographique très court mais particulièrement intense ! L’autrice revient sur son enfance en Caroline du Sud, dans une famille de Blanc·hes pauvres, illustrée de quelques photos. Dorothy Allison brosse le portrait tragique des femmes de sa famille, courageuses et déterminées, usées et abîmées par leurs maris violents et le labeur pour survivre et protéger leurs enfants. Mais ce récit fait aussi la part belle à la (re)construction de soi, à la (ré)appropriation de son corps après avoir vécu des traumatismes.

    « On n’était pas belles. On était dures et laides et on essayait d’en être fières. Les pauvres sont quelconques, vertueuses si humbles et travailleuses, mais surtout laides. Presque toujours laides1. »

    Dorothy Allison raconte quelques souvenirs de son enfance en Caroline du Sud dans sa famille de Blanc·hes pauvres. Les histoires qu’elle racontait souvent à ses sœurs Wanda et Anne mettaient en scène de grandes sorcières, des guerrières qui s’enfuyaient… Contrairement à sa mère et à ses tantes Dot et Grace, et à toutes les femmes de sa famille qui, de génération en génération, sont détruites, abîmées, enlaidies par la misère, le labeur, les maris violents et misogynes, et pour qui « l’amour n’était qu’un désastre à retardement2 ». Elle brosse le portrait de ces femmes courageuses qui font tout ce qu’elles peuvent pour survivre, nourrir leurs enfants et les protéger, et qui ont en commun  le « regard avide et désespéré qui n’avait confiance en rien et voulait tout3 ».

    « On était toutes dotées de hanches larges et prédestinées. Avec le visage large, ce qui voulait dire stupide. Des bêtes de somme marquées de leurs mains larges, aux cheveux ternes et aux yeux fatigués, feuilletant des magazines remplis de femmes si différentes de nous qu’elles auraient pu être d’une autre espèce4. »

    deux ou trois choses dont je suis sure dorothy allison bibliolingus

    L'une des tantes de Dorothy Allison

    « La tragédie des hommes de ma famille, c’était le silence. Un silence voilé par la vantardise et les blagues5. »

    Dorothy Allison parle aussi de ses oncles et cousins, des hommes devenus adultes trop vite, qui veulent être au centre des aventures qu’on raconte et qui finissent en prison. Ces hommes au visage dur, bagarreurs et méchants, ne peuvent exprimer que la colère, et s’enferment peu à peu dans le silence, parce que la société sexiste impose aux petits garçons de refouler toute autre émotion.

    « J’ai besoin d’être une femme qui peut parler de viol sans détour, sans hésitation ni malaise, sans être vulnérable à ce que pourrait dire les gens cette année6. »

    Dorothy Allison raconte aussi ce que lui faisait son beau-père qui était chauffeur-routier : il l’a violée et battue à coups de ceinture de ses 5 ans à ses 16 ans, lorsqu’elle a eu la force de s’opposer à lui. Pendant très longtemps, ces violences ont été comme un mur à escalader chaque jour de sa vie, jusqu’à ce qu’elle en parle. La colère s’est alors apaisée, elle a pu identifier la douleur tapie au fond d’elle, et, même si cela a mis des années, elle a appris à se connaître, à se construire, à vivre sa sexualité avec des femmes, à dissocier l’amour, le désir et la haine, à prendre le contrôle de sa vie.

    « Dans les pires moments de ma vie, je me suis raconté cette histoire, l’histoire d’une fille qui a tenu tête à un monstre. En faisant ça, je construis quelque chose de magique en moi, de la magie à utiliser contre la malfaisance dans le monde7. »

    Mon avis

    J’avais adoré les romans L’Histoire de Bone et Retour à Cayro (200e chronique). C’est donc en toute logique que j’ai lu Deux ou trois choses dont je suis sûre, un récit très personnel, très court mais qui fait particulièrement écho en moi. Si vous ne connaissez pas encore cette autrice, foncez !

    Dans ce texte, la violence jaillit à chaque page : la pauvreté et les nombreuses tragédies, la violence des hommes et la misogynie, la colère dévorante, les silences écrasants qui empoisonnent la famille de génération en génération, la haine de soi, le fatalisme des femmes abîmées, usées, dont le corps est profondément marqué par leur genre et leur classe sociale… 

    Mais, dans toute cette noirceur, Dorothy Allison apprend à s’aimer, à se réapproprier son corps, à se dépasser (notamment par la pratique du karaté). Et, pour les générations futures, pour sa nièce âgée de 11 ans, Dorothy Allison a l’espoir que les choses changent. Elle veut la protéger d’une vie misérable, elle veut lui donner tout l’amour, l’estime de soi et le respect que tout·e un·e chacun·e mérite. 

    Alors, pour sa nièce, pour nous, Dorothy Allison fait ce qu’elle sait faire à merveille : elle lui raconte des histoires. Les histoires qu’elle se raconte et qu’elle raconte aux autres l’ont aidée, lui ont permis de survivre, de se protéger, de ne plus seulement être définie comme une victime, mais de devenir maîtresse de sa vie. Car, pour elle, « les histoires sont le seul moyen fiable [qu’elle] connaisse pour toucher le cœur et changer le monde8 ».

    Êtes-vous prêt·es à écouter son histoire ?

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    De la même autrice

    L’Histoire de Bone

    Retour à Cayro (200e chronique)

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    Littérature

    Amanda Eyre Ward Le Ciel tout autour

    Erika Nomeni L'Amour de nous-mêmes

    Essais

    Pauline Harmange Moi les hommes, je les déteste

    Coral Herrera Gomez Révolution amoureuse

    Françoise Héritier Masculin/Féminin 1

    Mathilde Larrère Rage against the machisme

    Valérie Rey-Robert Une culture du viol à la française

    Irène Zeilinger Non c'est non

    Illustrés

    Léa Castor Corps à cœur Cœur à corps 

    Claire Duplan Camel Joe 

     

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    Deux ou trois choses dont je suis sûre

    (Two or Three Things I Know for Sure)

    Traduit de l'anglais (États-Unis) par Noémie Grunewald

    Dorothy Allison

    Éditions Cambourakis

    2021

    96 pages

    16 euros

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