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Éphémères
Les œuvres éphémères sont belles, émouvantes, souvent bien écrites, mais il leur manque ce petit quelque chose qui leur aurait permis d’affronter toutes les époques la tête haute. C’est la catégorie la plus fournie en jolis moments de lecture, pour une soirée d’hiver près du chauffage (ou de la cheminée) ou pour une après-midi d’été de détente (au bord de l’eau ou dans le bain).
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Par Lybertaire le 3 Février 2019 à 17:19
Une si longue lettre
Mariama Bâ
Éditions Le Serpent à plumes
2010
Tout est politique Book Club (#TEPBookClub)
Par le biais des lettres que Ramatoulaye envoie à son amie Aïssatou, l’écrivaine Mariama Bâ décrit les pratiques patriarcales qui pèsent sur le destin des femmes sénégalaises dans les années 1970. Même si ce court roman épistolaire ne m’a pas totalement convaincue dans sa forme, il n’en reste pas moins que sa concision et sa simplicité en font une tribune efficace des convictions féministes et anti-patriarcales.
« J’étais abandonnée, une feuille qui voltige mais qu’aucune main n’ose ramasser1. »
Le mari de Ramatoulaye, institutrice sénégalaise mère de douze enfants, vient de mourir. Elle subit alors l’assaut de sa belle-famille, ainsi que de la famille de sa jeune co-épouse, qui la dépouillent de tous les biens du défunt. Alors qu’elle observe une réclusion de quarante jours, elle décide d’écrire une lettre à sa meilleure amie Aïssatou qui vit aux États-Unis. Elle y évoque leur jeunesse éprise d’idéaux, leur amitié indéfectible, leurs vies d’épouses et de mères, enfermées dans le carcan des traditions patriarcales.
Mon avis
C’est une fois encore avec enthousiasme que j’ai suivi la proposition de lecture du blog Tout est politique Book Club. J’ai découvert ce court roman, Une si longue lettre de Mariama Bâ, une écrivaine sénégalaise qui s’est engagée pour l’amélioration du statut des femmes.
Seulement, je n’ai pas été véritablement convaincue. Vous le savez certainement depuis le temps, j’aime tout particulièrement les œuvres qui allient la fiction à l’engagement. Mais dans ce roman, le procédé est visible et maladroit. Le genre épistolaire ne m’a pas semblé crédible, dans la mesure où Ramatoulaye raconte en détails les événements intimes de l’amie à qui elle s’adresse. Selon toute vraisemblance, Aïssatou connaît sa propre histoire… Par ailleurs, après avoir évoqué leurs situations respectives et la pression qui pèse sur les femmes sénégalaises, le ton change vers les deux tiers du roman, lorsque l’autrice des lettres se focalise exclusivement sur les difficultés qu’elle éprouve dans l’éducation de ses douze enfants. D’un côté, on peut penser que le deuil a tant accablé Ramatoulaye qu’elle a occulté l’existence de ses enfants, mais on peut aussi estimer que le roman manque d’un certain équilibre. Enfin, le style m’a paru à plusieurs moments trop ampoulé pour me permettre de ressentir sincèrement la douleur de perdre un être cher.
Toutefois, ce roman est à considérer dans le contexte sénégalais de la fin des années 1970, soit vingt ans après l’indépendance du Sénégal. Dans son essence et dans sa forme, ce roman attire l’attention sur les femmes sénégalaises qui sont tiraillées entre la tradition et la modernité au sein d’une société inégalitaire et organisée en castes sociales. D’un côté, la société africaine admet que les hommes pratiquent la polygamie et le lévirat (le frère du défunt qui épouse la veuve), faisant du désir masculin le seul horizon dans la vie des femmes ; tandis que de l’autre, le statut social des femmes ne s’acquiert que par leur mariage, leur beauté, la maternité, le respect des convenances et l’entretien du foyer. Or, admirées et réifiées, les épouses sont remplacées par une nouvelle femme plus jeune lorsque leur corps se ride et s’affaisse. La perspective de la « double journée » ne les encourage guère à faire des études, à travailler pour gagner en autonomie et à nourrir leurs propres opinions politiques.
Au final, même s’il ne m’a pas particulièrement touchée, je suis contente d’avoir découvert ce texte qui s’est fait l’écho de plusieurs générations sénégalaises et qui semble toujours, malheureusement, d’actualité. Une si longue lettre a le don d’embrasser en peu de mots tout un ensemble de problématiques liées au genre et d’avoir traversé le temps aisément.
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1. Page 102.
Une si longue lettre
Mariama Bâ
Éditions Le Serpent à plumes
Collection Motifs
2010
176 pages
7 euros
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6 commentaires
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Par Lybertaire le 19 Mars 2018 à 20:19
La Conjuration des imbéciles
John Kennedy Toole
Éditions Robert Laffont
1981
En un mot
La Conjuration des imbéciles, best-seller du XXe siècle publié à titre posthume après le suicide de l’auteur, est peuplé de personnages loufoques et décalés emmenés par l’incroyable Ignatius, un tanguy et un inadapté social. Entre critique sociale et grand délire autofictionnel, ce roman est drôle, cruel, et agréable à lire même s’il traîne un peu en longueur à mon goût.
« Décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal1. »
Au début des années 1960 à La Nouvelle-Orléans, Ignatius Reilly, la trentaine, vit encore chez sa mère alcoolique et ultraprotectrice après avoir fait des études en littérature médiévale. Ignatius est l’un des personnages littéraires les plus excentriques : hypocondriaque et paranoïaque, maladroit et crade, Ignatius cumule les défauts, et pas des moindres ! Cet inadapté social passe son temps à gribouiller des textes enflammés sur l’humanité et son époque qu’il abhorre, ou à se vautrer devant la télévision pour se délecter de la bêtise humaine (« les gosses qui passent dans cette émission devraient tous être gazés2 »).
La relation avec sa mère est assez malsaine. Même si Mme Reilly est fière que son fils ait fait huit ans d’étude, elle ne peut plus supporter sa fainéantise monumentale. De son côté, Ignatius se comporte en enfant gâté et la renvoie nettoyer la maison comme une vulgaire bonniche. Mais seulement voilà, les événements obligent Ignatius à bouger son (gros) cul pour trouver du travail !
Rencontre avec le livre
Ce grand succès du XXe siècle est un roman très irrévérencieux et assez drôle, voire absurde. La Conjuration des imbéciles offre une belle galerie de personnages farfelus et décalés. Tout le monde en prend pour son grade : les chrétiens fondamentalistes, les militant·e·s anarchistes, le gratte-papier de chez Pantalons Levy, la desperate housewife superficielle et désœuvrée, la voisine acariâtre, les homosexuel·le·s aux mœurs très légères, et même les gros·se·s... L’auteur se moque aussi des opinions politiques faites à la va-vite : celle de M. Robichaux qui n’aime pas les « communisses » (on est pleine chasse aux sorcières), ou de Mme Reilly qui juge les candidat·e·s aux élections présidentielles en fonction de leur relation à leur mère. Les militaires passent pour des « vieux sodomites désaxés cherchant une jouissance dans cette personnalité d’emprunt3 ». Au-delà de ces quelques éléments, je suis certaine que le texte est truffé de références historiques à des personnages de l’époque que je ne connais pas.
Indirectement et dans une grande réaction en chaîne, Ignatius se trouve « leader » d’éphémères mouvements de contestation sociale (l’esclavage moderne des ouvrier·ère·s noir·e·s, la représentation politique des homosexuel·le·s). Et si la plupart des personnages sont racistes et intolérants, le raisonnement d’Ignatius a de quoi surprendre. C’est-à-dire qu’il est plein de préjugés négatifs sur les Noir·e·s et les homosexuel·le·s (qu’il qualifie de « dégénéré·s »), mais leur concède volontiers le droit de s’exprimer et de revendiquer leurs droits, et les aide même ! Dans sa façon à lui d’être un idéaliste de gauche malgré lui, il se verrait bien même être noir, car il n’aurait pas à faire d’effort pour être un marginal de la société américaine, et n’aurait pas à chercher du travail puisqu’il n’y en aurait pas !
Le style littéraire est en parfaite adéquation avec tous ces personnages loufoques, car chacun a son parler familier et argotique, lequel a été savoureusement traduit par Jean-Pierre Carasso (ticheurte, coboille, chaubize, dgine, cloune, coquetèle, bloudgines…). Les tirades grandiloquentes, délicieusement méchantes, et pleines de mauvaise foi d’Ignatius y sont aussi pour « quèque » chose. Toutefois, le roman aurait pu faire 200 pages de moins pour ne pas traîner en longueur.
Voilà donc une belle découverte que je ne regrette pas ! Ce roman résonne tristement, car il a été publié et couronné de succès à titre posthume, grâce à sa mère qui l’a fait connaître après son décès. John Kennedy Toole s’est en effet suicidé lorsqu’il avait la trentaine, et il semble qu’Ignatius doit beaucoup à Toole. Certaines phrases font écho à la vie de l’auteur : « Il y a toutes les notes que j’ai jetées sur le papier. Il ne faut pas les laisser tomber entre les mains de ma mère. Elles pourraient lui rapporter une fortune. L’ironie serait trop amère4. » Au fond, cet Ignatius, incapable de vivre en société, a quelque chose d’attachant. Les derniers mots du roman m’ont convaincue de ne pas trop lui en vouloir !
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1. Page 174 -2. Page 67. -3. Page 345. -4. Page 527.
La Conjuration des imbéciles
John Kennedy Toole
(titre original : A confederacy of dunces)
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Carasso
Préface de Walker Percy
Editions 10/18
2016
344 pages
9,60 euros
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