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Éphémères
Les œuvres éphémères sont belles, émouvantes, souvent bien écrites, mais il leur manque ce petit quelque chose qui leur aurait permis d’affronter toutes les époques la tête haute. C’est la catégorie la plus fournie en jolis moments de lecture, pour une soirée d’hiver près du chauffage (ou de la cheminée) ou pour une après-midi d’été de détente (au bord de l’eau ou dans le bain).
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Par Lybertaire le 8 Novembre 2023 à 11:01
Enrage contre la mort de la lumière
Futhi Ntshingila
Tropismes éditions
2021
Avertissement : violences sexuelles
Enrage contre la mort de la lumière de Futhi Ntshingila est un roman fulgurant, violent, politique, à la fois très sombre et très lumineux. Car les femmes, mises au centre de l’intrigue, brûlent d’un feu intérieur face au sort qui s’acharne. Un roman que j’ai terminé d’une traite, publié par une maison d’édition indépendante qui privilégie les auteurs et autrices de pays habituellement peu représentés et traduits en France.
« Nous, les oubliés, nous savons que le jour des ordures, c’est le lundi1. »
Mvelo, âgée de 14 ans, vit avec sa mère Zola dans un immense bidonville près de Durban en Afrique du Sud. Chaque jour, elles doivent lutter pour survivre. Pour se nourrir, elles font les poubelles des riches. Mais bientôt, Zola tombe malade, et voit les aides de l’Etat supprimées. Mvelo doit se débrouiller pour subvenir à leurs besoins.
« Leur premier hiver dans le bidonville fut terrible. Elles survécurent à trois incendies hors de contrôle, provoqués par les poêles à mazout de voisins qui s’étaient renversés. Zola et Mvelo furent épargnées, car leur cahute était située juste à côté de la route. Ceux qui vivaient au centre du bidonville devaient toujours tout recommencer, avec rien d’autre que la tôle ondulée rescapée du feu2. »
À travers ce récit foisonnant, riche en rebondissements, composé de chapitres courts et claquants, on découvre l’histoire de plusieurs générations : la jeune Mvelo, Zola, son compagnon Sipho, Nonceba qui milite pour la reconquête de l’amour-propre et de la fierté des Noir·es.
« Tu descends d’une longue lignée d’un peuple fier, mais au lieu de cela, tu as choisi un faux accent et une existence déracinée. Tu emploies un langage parsemé de putain par-ci, par-là. Vous croyez que c’est cool de vous traiter les uns les autres de “nigga” à tout bout de champ. Sais-tu seulement la souffrance qui pulse au fond de cette langue hybride que tu as adoptée et revendiquée pour tienne3 ? »
Ce qui nous est raconté est très dur : violences sexuelles, ravages du VIH, abus de pouvoir dans les institutions religieuses, harcèlement, pauvreté, toxicomanie, racisme, classisme, violences structurelles, post-colonialisme, mort.
« La plupart des filles dans les taudis étaient abîmées par le viol. Ces jeunes filles avaient le poids du monde sur les épaules. Comment dire à leurs mères que c’étaient des gens en qui elles avaient confiance, des membres ou amis de la famille, leurs “oncles”, les amants de leur mère, qui abusaient d’elles4 ? »
« Mvelo, tu es née pour chanter5. »
Mais, au bout de ces sombres chemins, Futhi Ntshingila nous apporte une grande lumière, un grand espoir qui vibrent dans la voix envoûtante de Mvelo. Car les femmes, au centre d’intrigues finement entremêlées, sont de véritables combattantes, en quête d’émancipation, d’égalité avec les hommes, de justice, de bonheur. Pleines de témérité, de détermination, de courage quand le sort s’acharne, elles s’allient et se font complices.
« Elle était heureuse de le voir et le lui faisait savoir, mais elle refusait de lui donner à nouveau une place dans sa vie en tant que soutien ou sauveur. Elle n’avait plus besoin de sa protection. La vie dans les taudis lui avait appris à s’endurcir, à survivre seule et à subvenir aux besoins de sa fille6. »
Mon avis
Enrage contre la mort de la lumière est un roman à la fois très sombre et très lumineux. Au départ, j’ai été gênée par la manière de raconter : les sentiments comme l’amour, l’amitié, la douleur, le manque, sont explicités très clairement, ils ne sont pas décrits par des attitudes, des regards, des actions. Mais, passé ce premier étonnement, j’ai été happée par l’histoire, si bien que j’ai dévoré la seconde moitié du livre en une après-midi.
J’ai découvert les éditions indépendantes Tropismes (anciennement Belleville éditions) grâce à un concours organisé sur Instagram par InstaKube J’ai gagné 9 ouvrages de cette maison d’édition qui se fait le relais d’auteurs et d’autrices de pays habituellement peu traduits et représentés en France, ce qui me paraît essentiel vu l’écrasante majorité de traductions anglaises et états-uniennes. Voilà une autrice et une maison d’édition à suivre !
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1. Page 14. -2. Page 82. -3. Page 90. -4. Page 101. -5. Page 37. -6. Page 123.
Enrage contre la mort de la lumière
Futhi Ntshingila
Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Estelle Flory
Illustration de couverture d’Agrippa M Hlophe
Tropismes éditions
2021
208 pages
19 euros
(également disponible en poche)
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2 commentaires -
Par Lybertaire le 3 Février 2019 à 17:19
Une si longue lettre
Mariama Bâ
Éditions Le Serpent à plumes
2010
Tout est politique Book Club (#TEPBookClub)
Par le biais des lettres que Ramatoulaye envoie à son amie Aïssatou, l’écrivaine Mariama Bâ décrit les pratiques patriarcales qui pèsent sur le destin des femmes sénégalaises dans les années 1970. Même si ce court roman épistolaire ne m’a pas totalement convaincue dans sa forme, il n’en reste pas moins que sa concision et sa simplicité en font une tribune efficace des convictions féministes et anti-patriarcales.
« J’étais abandonnée, une feuille qui voltige mais qu’aucune main n’ose ramasser1. »
Le mari de Ramatoulaye, institutrice sénégalaise mère de douze enfants, vient de mourir. Elle subit alors l’assaut de sa belle-famille, ainsi que de la famille de sa jeune co-épouse, qui la dépouillent de tous les biens du défunt. Alors qu’elle observe une réclusion de quarante jours, elle décide d’écrire une lettre à sa meilleure amie Aïssatou qui vit aux États-Unis. Elle y évoque leur jeunesse éprise d’idéaux, leur amitié indéfectible, leurs vies d’épouses et de mères, enfermées dans le carcan des traditions patriarcales.
Mon avis
C’est une fois encore avec enthousiasme que j’ai suivi la proposition de lecture du blog Tout est politique Book Club. J’ai découvert ce court roman, Une si longue lettre de Mariama Bâ, une écrivaine sénégalaise qui s’est engagée pour l’amélioration du statut des femmes.
Seulement, je n’ai pas été véritablement convaincue. Vous le savez certainement depuis le temps, j’aime tout particulièrement les œuvres qui allient la fiction à l’engagement. Mais dans ce roman, le procédé est visible et maladroit. Le genre épistolaire ne m’a pas semblé crédible, dans la mesure où Ramatoulaye raconte en détails les événements intimes de l’amie à qui elle s’adresse. Selon toute vraisemblance, Aïssatou connaît sa propre histoire… Par ailleurs, après avoir évoqué leurs situations respectives et la pression qui pèse sur les femmes sénégalaises, le ton change vers les deux tiers du roman, lorsque l’autrice des lettres se focalise exclusivement sur les difficultés qu’elle éprouve dans l’éducation de ses douze enfants. D’un côté, on peut penser que le deuil a tant accablé Ramatoulaye qu’elle a occulté l’existence de ses enfants, mais on peut aussi estimer que le roman manque d’un certain équilibre. Enfin, le style m’a paru à plusieurs moments trop ampoulé pour me permettre de ressentir sincèrement la douleur de perdre un être cher.
Toutefois, ce roman est à considérer dans le contexte sénégalais de la fin des années 1970, soit vingt ans après l’indépendance du Sénégal. Dans son essence et dans sa forme, ce roman attire l’attention sur les femmes sénégalaises qui sont tiraillées entre la tradition et la modernité au sein d’une société inégalitaire et organisée en castes sociales. D’un côté, la société africaine admet que les hommes pratiquent la polygamie et le lévirat (le frère du défunt qui épouse la veuve), faisant du désir masculin le seul horizon dans la vie des femmes ; tandis que de l’autre, le statut social des femmes ne s’acquiert que par leur mariage, leur beauté, la maternité, le respect des convenances et l’entretien du foyer. Or, admirées et réifiées, les épouses sont remplacées par une nouvelle femme plus jeune lorsque leur corps se ride et s’affaisse. La perspective de la « double journée » ne les encourage guère à faire des études, à travailler pour gagner en autonomie et à nourrir leurs propres opinions politiques.
Au final, même s’il ne m’a pas particulièrement touchée, je suis contente d’avoir découvert ce texte qui s’est fait l’écho de plusieurs générations sénégalaises et qui semble toujours, malheureusement, d’actualité. Une si longue lettre a le don d’embrasser en peu de mots tout un ensemble de problématiques liées au genre et d’avoir traversé le temps aisément.
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Une si longue lettre
Mariama Bâ
Éditions Le Serpent à plumes
Collection Motifs
2010
176 pages
7 euros
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