• Rage against the machisme ≡ Mathilde Larrère

     

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    Mathilde Larrère

    Éditions du détour

    2020

     

    Ces dernières années, il me semble qu’il y a une grande richesse en matière d’édition féministe, notamment l’ouvrage de Mathilde Larrère publié en août 2020 qui a tout pour me plaire ! Accessible, didactique, précis et concis (200 pages), clair, beau avec sa mise en page soignée et les illustrations de Fred Sochard, voilà un super livre à offrir et à s’offrir. Merci à ma belle-mère pour ce joli cadeau !

    « Le plus souvent dans l’histoire, "anonyme" était une femme. » Virginia Woolf

    L’histoire a longtemps été produite par les hommes, à partir de sources écrites par des hommes, tout en prétendant implicitement faire le récit de tous les êtres humains. Il n’en est rien : l’histoire officielle, celle que l’on apprend, ne concerne que la moitié de l’humanité, généralement les hommes les plus puissants ; tandis que les femmes, infériorisées, assujetties depuis des siècles, n’ont clairement pas eu le même destin, le même quotidien que les hommes, et ont été invisibilisées de ce récit commun (et cela vaut également pour toute personne qui n’est pas un homme cis’hét’ blanc valide). Il est donc essentiel de donner corps à nos luttes, d’y attacher les noms, les visages, les mots et les actes qui ont fait naître le féminisme. Heureusement, les sciences sociales ont changé dans les années 1960, lorsque plusieurs femmes sont devenues historiennes, comme Michelle Perrot, et que les études de genre ont émergé. Sans compter que ces dernières années, grâce à une certaine libération de la parole (sanctionnée comme toujours par un retour de bâton conservateur), il y a une vraie richesse éditoriale qui fait la part belle aux autrices féministes, dont Mathilde Larrère.

    « La révolution sera féministe ou ne sera pas. » (graffiti, place de la République, Paris, le 7 mars 2020)

    De tout temps, les femmes ont pris part à l’histoire collective, même si elles ont toujours été systématiquement invisibilisées. Chaque révolution est une brèche dans laquelle s’engouffrent les femmes : 1789 d’abord, qui semble avoir fait émerger les femmes en tant que classe sociale, puis 1830, 1848, 1871, 1968… Visiblement, elles n’ont jamais cessé d’exprimer leurs revendications durant deux siècles, mais les périodes révolutionnaires leur ont permis d’être plus écoutées.

    Toutefois, chaque poussée émancipatrice est suivie d’une période de répression, d’un retour à l’ordre conservateur afin d’assigner les femmes aux rôles de poules pondeuses et de bonnes à tout faire (mais j’en parlerai plus précisément dans ma chronique de Backlash de Susan Faludi). La presse, la classe politique, les savants activent alors tous les stéréotypes misogynes pour freiner l’élan féministe : nous ne sommes plus que des hystériques, des mauvaises mères, des femmes dangereuses, des incultes.

    L’histoire du féminisme est donc faite de périodes émancipatrices et de reculs, mais Mathilde Larrère réfute l’expression des première, deuxième et troisième vague, d’une part, parce que cela sous-entend qu’il n’y aurait pas eu de mobilisation avant la fin du XIXe siècle ; et d’autre part, parce que chaque vague se voit attribuer une lutte spécifique, comme si la première vague n’avait concerné que la lutte pour le droit de vote, que la deuxième ne revendiquait que l’IVG, et la troisième la bataille du corps, excluant de fait toutes les luttes pour l’accès au travail et à l’éducation.

    Mathilde Larrère souligne combien les femmes des classes populaires (près des barricades ou des piquets de grève), les lesbiennes (qui ont largement théorisé l’hétéronormativité) et les femmes racisées (à contre-courant du féministe blanc, bourgeois et pseudo universaliste, et en lutte à la fois contre le patriarcat et le colonialisme) ont considérablement nourri les luttes féministes françaises. Mathilde Larrère en fournit des exemples saillants. Toutefois, on peut regretter qu’il ne soit pas question des femmes trans de toute évidence. Est-ce parce qu’elles ont été si invisibilisées qu’il n’y a pas suffisamment de sources ? J’attends avec hâte la parution de l’ouvrage de Lexie, Une histoire de genres, pour obtenir quelques éléments historiques sur la transidentité (qui viendront compléter ma dernière lecture, Manifeste d’une femme trans).

    « La femme est la propriété de l’homme comme l’arbre à fruit est celle du jardinier. » (Napoléon) 

    De nombreuses thématiques sont abordées dans cet ouvrage, comme la lutte pour le droit de vote, l’émancipation par le travail et les premières grèves, la lutte pour l’instruction, l’avortement et la contraception, mais aussi la domination par le viol, le carcan des vêtements, etc. ; mais, pour ma chronique, j’ai choisi de prendre trois exemples du livre. Parmi les moments historiques que je voulais partager avec vous, je ne pouvais pas passer à côté de la grandeur d’âme de Napoléon.

    Les quelques avancées notables obtenues pendant la Révolution de 1789 sont rapidement balayées en 1804 par le Code civil de Napoléon. L’un des plus grands colonialistes et génocidaires de tous les temps établit que les femmes doivent être traitées comme des personnes mineures. Dans l’article 213, « le mari doit protection à sa femme et la femme doit obéissance à son mari », si bien qu’elle prend le nom et la nationalité de son mari, qu’elle ne peut ni travailler ni ouvrir un compte en banque sans son autorisation, ni choisir le domicile conjugal ou le quitter. En 1816, le divorce est également interdit : les femmes, sans travail et reléguées au foyer, sont condamnées à la tyrannie du mari. Il faudra presque deux siècles pour détricoter entièrement le code napoléonien. « Plutôt le célibat que l’esclavage ! », écrira Jeanne Deroin  en 1832.

    « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. » (Simone de Beauvoir)

    Petit bon en avant, avec un autre exemple pour prendre la mesure de la gratitude masculine envers les femmes. Durant les deux guerres mondiales du XXe siècle, les femmes ont, par nécessité, obtenu davantage de droits et de libertés : pour participer à l’effort de guerre et pour pallier l’absence des maris, elles ont intégré les usines et accédé à des métiers jusque-là réservés aux hommes (même si Mathilde Larrère rappelle clairement qu’elles ont toujours travaillé), elles ont été au front (en tant qu’infirmières ou prostituées), sans compter qu’elles ont géré les affaires familiales et les finances en l’absence des maris. Et pourtant, malgré leurs sacrifices, elles resteront largement invisibles sur les monuments aux morts, c’est pourquoi, en 1970, les militantes du MLF voudront rendre femmage à la femme du soldat inconnu en tentant de poser une gerbe sur la tombe du soldat inconnu à Paris.

    Toutefois, avec l’angoisse du dépeuplement à la suite de la Première Guerre mondiale et de la Seconde, les autorités françaises ont adopté une politique nataliste aussi bien coercitive qu’incitative. Les femmes sont renvoyées des usines, les violences conjugales augmentent, tandis que l’image de la mère au foyer est érigée en symbole : le gouvernement fasciste de Vichy instaure pour de bon la fête des mères, et le congé maternité indemnisé est généralisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale afin que les femmes qui travaillent puissent aussi avoir des enfants. Mais, de l’autre côté, l’injonction à donner des enfants à la patrie interdit la contraception et l’avortement entre 1921 et 1924 (du moins en métropole, car c’est l’exact inverse dans les colonies françaises).

    « Personne n’a pris la peine de parler de la façon dont le sexisme opère à la fois indépendamment du racisme et simultanément à celui-ci pour nous opprimer. » (bell hooks)

    Enfin, j’avais envie d’évoquer ici l’assujettissement des femmes racisées dans les colonies, qui a été historiquement différent de celui des femmes blanches et des hommes noirs. C’est ce qu’on appelle l’intersectionnalité, une notion sociologique développée par Kimberlé Williams Crenshaw pour désigner la manière dont les discriminations se recoupent et se conjuguent. Les femmes racisées ont été exotisées, érotisées, fétichisées par l’imaginaire colonial, et encore plus invisibilisées des luttes anti-coloniales et anti-patriarcales. Mais, lorsqu’il s’agit de montrer l’infériorité des peuples colonisés, la France blanche ne manque pas d’instrumentaliser la défense des droits des femmes racisées : « regardez ces barbares qui pratiquent la polygamie et qui voilent "leurs" femmes ! »

    Mathilde Larrère raconte notamment l’histoire de Solitude en Guadeloupe au début du XIXe siècle, qui est emblématique de l’esclavage au féminin : avant de la pendre pour rébellion, les colonialistes ont attendu que Solitude mette au monde son enfant. La maternité servile visait en effet à exploiter le ventre des femmes pour faire naître des esclaves à moindre coût (j’essaierai de vous en parler dans une chronique plus détaillée !). Comme l’explique Françoise Vergès dans son ouvrage, le ventre des femmes racisées était au cœur de la domination masculine, raciste et coloniale.

    Mon avis

    Rage against the machisme a absolument tout pour plaire : il est à la fois bien conçu, facile à lire, et beau ! Commençons déjà par l’esthétique : l’ouvrage est tout simplement remarquable, avec les rabats, les illustrations de Fred Sochard, la mise en page luxuriante avec ses fleurons typographiques et ses culs-de-lampes en forme de clitoris, ainsi que les citations de féministes mises en exergue.

    J’avais peur de lire un récit survolé, quelque peu incohérent ou décousu (à l’instar de l’ambitieuse mais insatisfaisante histoire du féminisme de Michèle Riot-Sarcey de la collection Repères chez la Découverte), mais pas du tout. J’ai été séduite par le contenu foisonnant qui aborde des thèmes féministes très différents, sans pour autant manquer de précision, de sérieux, de rigueur et de clarté, tout en restant hyper captivant grâce à une composition en courts chapitres bien agencés et une certaine dose d’humour. Il constitue une très belle entrée en matière pour toute personne qui ne connaît pas encore le féminisme, en seulement 200 pages.

    Le livre a été véritablement pensé par l’autrice et les éditeurices pour en faire un outil pratique, didactique, facilement consultable (du coup, je l’ai lu deux fois !) : il est en effet composé d’un index des personnalités féministes, d’une liste des citations, d’une chronologie, ainsi que d’une bibliographie par thématique. Le texte est également émaillé de documents authentiques : des tracts, des slogans de manifs, des manifestes (notamment celui contre le viol en 1976 qui est surprenant par la radicalité de ses propos), des chansons (je vous mets Douce maison d’Anne Sylvestre qui m’a émue aux larmes). 

     

    Cet ouvrage, il est à l’image de ce que je perçois de Mathilde Larrère : engagée, énergique, fraîche. Sur le plateau d’Arrêt sur images, c’est celle qui s’enflamme à l’évocation des grèves du XIXe siècle et qui exhume pour nous les paroles d’une chanson d’époque sans en connaître l’air. Loin d’être une universitaire sur son piédestal, une observatrice déconnectée de la population, elle est au contraire à l’écoute de son temps et présente à toutes les manifs (que nous soyons des dizaines de milliers ou quelques centaines, elle est là !).

    Bref, je vais m’arrêter là en concluant simplement que j’aurais adoré éditer un tel ouvrage, qui fera une très belle lecture à offrir et à s’offrir !

    Lisez aussi

    Essais

    Les Humilié·es Rozenn Le Carboulec

    Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert

    Moi les hommes, je les déteste Pauline Harmange

    Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Éliane Viennot

    Tirons la langue Davy Borde

    Le Deuxième Sexe 1 Simone de Beauvoir

    Beauté fatale Mona Chollet

    Le Ventre des femmes Françoise Vergès

    Ceci est mon sang Elise Thiébaut

    Masculin/Féminin 1 Françoise Héritier

    Libérées Titiou Lecoq

    Non c'est non Irène Zeilinger

    Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges Christelle Murhula

    Nous sommes tous des féministes Chimamanda Ngozi Adichie

    Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)

    Littérature et récits

    Le Chœur des femmes Martin Winckler

    Une si longue lettre Mariama Bâ

    L'Œil le plus bleu Toni Morrison

    Le Cantique de Meméia Heloneida Studart

    Instinct primaire Pia Petersen

    Histoire d'Awu Justine Mintsa

    Une femme à Berlin Anonyme

    L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni 

    Bandes dessinées

    Camel Joe Claire Duplan

    Corps à coeur Coeur à corps Léa Castor

     

    Rage against the machisme

    Mathilde Larrère

    Éditions du détour

    2020

    224 pages

    18,90 euros

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