• « Arrête-toi ! » ≡ Makan Kebe

    Arrête-toi makan kebe bibliolingus

    « Arrête-toi ! »

    Makan Kebe, avec Amanda Jacquel

    Éditions Premiers matins de novembre

    2021

     

    Makan Kebe, animateur social et fondateur de l’association Quartiers libres à Villemomble dans le 93, témoigne des violences policières dont lui et ses proches ont été victimes. La lecture de son témoignage est difficile et pourtant essentielle pour faire connaître le racisme systémique des institutions françaises, à commencer par la police et la justice, et faire cesser l’impunité des policiers dans les quartiers de relégation sociale. 

    « Un jour, comme ça, tout peut basculer. Il suffit de croiser la police. Et on perd une part de soi, quand ce n’est pas la vie toute entière1. »

    « Arrête-toi ! » C’est avec ces mots que la vie de Makan Kebe et de ses proches a basculé. En 2013 à Villemomble dans le 93, alors qu’il est tout juste âgé de 20 ans, Makan Kebe est victime d’une arrestation sommaire, brutale et injustifiée de 3 agents de la BAC (ô surprise). Les nombreuses vidéos montrent qu’il n’oppose pourtant aucune résistance. Son frère Mohamed, qui vient à son secours, est touché à l’oreille par un tir de LBD qui entraînera une perte d’audition. Après 3 jours de garde-à-vue, Makan et son frère apprennent que leur mère, accourue ce jour-là avec d’autres habitant·es, a été atteinte par un éclat de grenade : mutilée à vie, elle perd son œil. Une voisine, également présente sur les lieux, a également été blessée à la poitrine.

    « L’onde de choc, je le sais, je la vis encore aujourd’hui, est définitive2. »

    Dès lors, l’équilibre de la famille de 8 enfants, brisé une première fois par le décès du père, est complètement détruit. Sa mère ne peut plus exercer son métier de femme de ménage, elle ne reçoit plus personne chez elle. Son frère a perdu une partie de son audition. Rongé par la culpabilité de quelque chose qu’il n’a pas fait, Makan ne dort plus, il ne mange plus et tombe en dépression, ce qui nécessite un accompagnement médical. 

    En 2014, un an après le drame, il dépose plainte contre les 3 policiers pour avoir été battu et arrêté à tort. Dans le même temps, Makan et Mohamed sont accusés de violence envers des personnes dépositaires de l’autorité publique. La famille Kebe bénéficie du soutien de tout le quartier, de la mairie de Villemomble dont Makan est employé, du Mouvement de l’immigration et des banlieues, du collectif Désarmons-les, de la Brigade anti-négrophobie, et bien entendu du collectif pour Adama Traoré qui est devenu un symbole de la résistance en France depuis 2016.

    Commencent alors de longues années de combat contre l’injustice et la discrimination. Et, surtout, une longue attente pour le procès. Pour combler le vide, pour tenir le coup, Makan Kebe se donne corps et âme à l’association Quartiers libres qu’il avait cofondée juste avant le drame, et pour laquelle il avait passé le BAFA, puis le BAPAAT et le BPJEPS. Outre des activités pour les jeunes du quartier, l’association Quartiers libres tisse des liens d’échanges  et de solidarité avec le Mali, le pays d’origine de ses parents. Cette association, c’est la concrétisation de son envie de se rendre utile pour son quartier. 

    « Encore la légitime défense brandie comme permis de tuer, permis de blesser3. »

    La lecture des passages sur les procès est vraiment difficile, car, comme souvent dans ces affaires, les policiers sont acquittés au motif qu’ils ont agi en situation de légitime défense. Malgré les 35 minutes de vidéo accablantes des témoins, malgré les tirs de flash-ball et de grenade non réglementaires, malgré l’emploi d’une violence démesurée compte tenu de la situation, deux des flics ont reçu un simple blâme qui sera effacé automatiquement après 3 ans sans autre nouvelle sanction. C’est ça la justice ? Un blâme pour un œil crevé ? Un blâme pour une perte d’audition ? Un blâme pour une famille brisée ? 

    Les policiers ont visiblement menti dans leurs procès-verbaux ; ils ont accordé leurs versions des faits pour se protéger les uns les autres, car ils sont revenus sur leur première version après la diffusion des nombreuses vidéos de témoins. Pour la police, tous les hommes noirs se ressemblent : ils ont confondu Makan Kebe avec l’une des personnes qu’ils recherchaient dans cette rue, et ils l’ont frappé et coffré, même en ayant pris conscience de leur méprise.

    Au cours du procès, les policiers décrivent « un 93 fantasmé, une Seine-Saint-Denis à feu et à sang, des cités dangereuses peuplées de voyous4 ». Ils utilisent un lexique guerrier pour parler d’un territoire hostile où toute personne « banlieusarde » (=racisée) est par définition une menace. Tout jeune homme racisé est perçu comme un potentiel criminel. Les policiers se victimisent, alors que c’est eux qui sont armés, face à des personnes qui ne le sont pas. D’où vient ce sentiment de terreur de la police ? D’où vient ce cercle vicieux de violence ? L’anthropologue Didier Fassin apporte quelques éléments de réponse dans son ouvrage La Force de l’ordre.

    Et comment s’étonner alors que les jeunes hommes des quartiers ségrégués, contrôlés quotidiennement par les policiers, rudoyés et tutoyés, insultés et terrorisés, fuient lorsqu’ils voient une voiture de police arriver, à l’instar de Zyed et Bouna en 2005 ? Pourquoi ce genre de scène ne se déroule-t-il pas dans le 16e arrondissement de Paris, éminemment bourgeois, où la criminalité en col blanc va bon train ?

    Comment ne pas éprouver de la colère, un sentiment d’injustice, de ségrégation spatiale et de relégation sociale ? Comment les jeunes hommes racisés peuvent-ils construire leur identité et trouver leur place avec le poids que les représentations médiatiques font peser sur eux, eux qui sont traités à longueur d’onde comme de potentiels délinquants ?

    « Oui, il y a des territoires plus chauds, plus tendus que d’autres, mais il y a aussi des zones de non-droit pour les policiers, conscients qu’il n’y aura pas de répercussions s’ils outrepassent leurs droits et les nôtres. Ce sont souvent les mêmes zones ; et ils savent qu’ils peuvent y agir en toute impunité5. »

    « La justice n’est qu’une machine bien huilée qui broie tout sur son passage, au service des forces de l’ordre, ses collègues de toujours6. »

    La procédure judiciaire est particulièrement lente et douloureuse. Comment se projeter dans sa vie personnelle quand on attend une justice et une réparation ? Comment passer à autre chose, comment glisser dans l’oubli salvateur quand on doit raconter, une énième fois, des faits traumatisants ? Durant le procès, le temps de parole des membres de la famille Kebe est très court ; et leur vie, leur singularité, leur humanité sont réduites à des mots creux et des cases toutes faites.

    La procédure judiciaire apparaît déconnectée, déshumanisée, au cours de laquelle des gens s’expriment sur cette affaire sans jamais se rendre sur les lieux du drame. Pour les victimes, il faut s’armer de patience, de courage, d’énergie, et lutter contre le délitement de la mobilisation. La mère de Makan n’aura pas le luxe de voir la procédure arriver à terme : elle mourra quelques années plus tard d’un cancer.

    « Si ma mère est borgne, c’est parce qu’elle a eu des fils qui étaient en bas de chez elle ? Si ma mère est borgne, c’est parce qu’elle a eu des fils ? Si ma mère est borgne, finalement, c’est de sa faute à elle7 ? »

    A entendre les médias mainstream, il faut croire que la mère de Makan n’avait rien à faire en bas de son immeuble ! Si elle a perdu son œil, est-ce parce qu’elle n’aurait pas dû se trouver en bas de son immeuble ? On n’a pas le droit d’être en bas de chez soi ? Est-ce à dire que cette mutilation n’est qu’un « dommage collatéral » ? N’est-ce pas la manifestation ultime d’un long processus d'invisibilisation des personnes racisées ? Exclues des médias, du marché du travail, du système scolaire, du monde de la culture, et même de l’espace public ? Même dans leur lieu de vie ségrégué, loin des centres économiques et culturels bourgeois, les personnes racisées sont indésirables et doivent rester cloîtrées chez elles ?

    Mon avis

    J’ai ressenti beaucoup de colère et d’écœurement en lisant le témoignage de Makan Kebe et en écrivant cette chronique. Pourtant, ce témoignage est essentiel pour faire un devoir de mémoire pour toutes les victimes de la police, pour donner la voix aux personnes des quartiers de relégation sociale qui sont invisibilisées, voire criminalisées dans les médias mainstream. Ce témoignage est essentiel pour montrer que, derrière chaque victime, décédée, mutilée ou blessée, il y a une vie, une humanité, une personnalité, des passions, des traumatismes. Il est essentiel pour les personnes blanches comme moi qui ne vivent pas les contrôles au faciès et le mépris des policiers à longueur de journée, et qui ne sont pas la cible première des policiers (je ne suis confrontée à eux qu’en manifestation, et c’est déjà assez terrible).

    Le parcours de Makan Kebe et de tant d’autres s’inscrit dans une longue histoire de politiques post-coloniales et racistes sous notre belle et intègre république française… Une longue histoire de violences, d’injustices, d’humiliations, de traumatismes et d’impunité qui n’a pas pris fin avec la signature de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, et encore moins avec la fin du colonialisme. La création de la BAC elle-même, dans les années 1970, est une émanation de la police colonialiste des années 1930, mais à ce sujet, je vous renvoie vers la chronique de La Domination policière de Mathieu Rigouste.

    Même si cela n’a pas suffi à obtenir une forme de reconnaissance et de réparation, Makan Kebe et sa famille ont eu la « chance » d’avoir beaucoup de témoignages vidéos pour leur défense : je parle bien entendu des vidéos des voisins et voisines, pas celles des caméras embarquées des policiers ni celles de la vidéosurveillance (cyniquement appelée vidéoprotection), qui disparaissent dès que la police est mis en cause…

    Mais ce témoignage saisissant, publié par les éditions associatives Premiers matins de novembre, montre aussi que les personnes des quartiers ségrégués savent s’organiser collectivement et s’autodéfendre, et que nous pouvons nous glisser dans leur sillage pour apprendre, pour unir nos luttes et faire bloc face à l’oppression.

    Lisez aussi

    Essais

    La Force de l’ordre Didier Fassin

    La Domination policière Mathieu Rigouste

    L’ordre moins le pouvoir Normand Baillargeon  

    Comment la non-violence protège l’État Peter Gelderloos

    La Commune Louise Michel

    Le fond de l'air est jaune Collectif 

    Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? Manuel Cervera-Marzal

    L'impératif de désobéissance Jean-Marie Muller 

    Propaganda Edward Bernays

    La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie de Selim Derkaoui et Nicolas Framont

    La prison est-elle obsolète ? Angela Davis

    Assata, une autobiographie Assata Shakur

    Littérature

    À jeter aux chiens Dorothy B. Hughes  

    Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur Harper Lee

    Va et poste une sentinelle Harper Lee

     

    1. Page 11. -2. Ibid. -3. Pages 153-154. -4. Page 183. -5. Page 127. -6. Page 207. -7. Page 89.

    « Arrête-toi ! »

    Makan Kebe, avec Amanda Jacquel

    Préface d’Assa Traoré

    Éditions Premiers matins de novembre

    2021

    232 pages

    15 euros

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  • Commentaires

    1
    Samedi 17 Septembre 2022 à 14:59
    Alex-Mot-à-Mots

    Un témoignage essentiel.

    2
    Lundi 19 Septembre 2022 à 10:53

    Mais quel scandale cette affaire ! Il me semble que je n'en avais jamais entendu parler.

      • Lundi 19 Septembre 2022 à 13:31

        Coucou ! Cette histoire est effectivement vraiment horrible, heureusement qu'il a pris la plume et que certains grands médias l'ont relayé, mais ce n'est pas le cas dans la plupart des affaires.

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