• Faiminisme Nora Bouazzouni Bibliolingus

    Faiminisme

    Quand le spécisme passe à table

    Nora Bouazzouni

    Editions Nouriturfu

    2017

    Comment la nourriture, le genre et le spécisme sont-ils intimement liés ? Comment l’alimentation permet-elle, encore aujourd’hui, d’asservir les femmes au sein d’un régime hétéro-patriarcal et spéciste ? Dans cet essai court, incisif, documenté, emprunt d’humour grinçant, Nora Bouazzouni donne à voir l’ensemble des constructions sociales qui régissent notre vie et nos sociétés. Une lecture instructive !

    « Si les femmes continuent d’assumer seules les repas à la maison, écrivent des livres de cuisine, tiennent des blogs culinaires ou postent des #pornfood sur Instagram, dans les restaurants, ce sont les mâles qui tiennent les fourneaux1. »

    Comment se fait-il que les femmes soient assignées depuis toujours à la préparation domestique des repas, et qu’il n’y ait que des chefs gastronomiques hommes connus ? Pourquoi les femmes sont, encore aujourd’hui et dans le monde entier, majoritairement paysannes, alors que les terres qu’elles cultivent appartiennent à 80 % à des hommes ? Pourquoi ce sont les agricultrices françaises qui sont davantage passées en bio ? 

    « Lutter contre l’exclusion systémique des femmes dans l’agriculture, sécuriser leur emploi et leur donner pouvoir et autonomie aura donc un effet immédiat voire notoire sur la faim, mais aussi des conséquences bénéfiques à plus long terme, comme réhabiliter la souveraineté alimentaire de pays du Sud qui, depuis la “révolution verte” des années 1960-1990, ont abandonné une agriculture diversifiée et raisonnée afin d’exporter plus en restant compétitifs2. »

    « On peut noter le paradoxe de l’homme s’estimant naturellement supérieur tout en jugeant que ce qui est naturel doit être amélioré3… »

    Pourquoi les femmes sont-elles plus petites et plus menues ? Pourquoi sont-elles davantage touchées par l’obésité et les troubles alimentaires du comportement dans les pays occidentaux, et par la famine dans les pays pauvres ?

    « Si je ne peux plus assassiner les animaux pour me nourrir, je ne suis plus maître de la nature. De la même manière si je ne peux plus siffler une femme dans la rue sans qu’elle me retourne une gifle, je ne suis plus maître de l’espace public. Si je ne peux plus dire à une collègue que son jean lui fait un sacré beau cul sans qu’elle me poursuive pour harcèlement sexuel, je ne suis plus maître de l’espace professionnel. En gros, si je ne me comporte plus comme si tout m’était dû, je perds mon statut de prédateur et je deviens, à mon tour, une proie. Sauf qu’il n’y a de proie que s’il y a un prédateur. Si l’homme respecte les animaux et les femmes, il n’en mourra pas. Possiblement le contraire4. »

    « Lire Simone de Beauvoir en mangeant un steak, est-ce trahir la cause5 ? »

    Pourquoi, depuis la préhistoire, les femmes ont-elles été confinées à la gestion de la cueillette, tandis que les hommes se consacraient à la chasse ? Quels liens peut-on établir entre la domestication des animaux, la soumission des femmes et la mise en esclavage des personnes racisées ? 

    « Comparer la sphère domestique à une cage n’est pas innocent. Réifiée, contrôlée et exploitée par les hommes, la femme semble partager le même destin biologique que les animaux : pérenniser l’espèce humaine, en se reproduisant et en la nourrissant, gratuitement, de gré ou de force6. »

    Pourquoi la viande est-elle un symbole de virilité, en opposition au « lobby végéta*ien », alors que ce sont les femmes qui ont besoin de plus de protéines et de fer ?

    « De la même manière que les gens se demandent souvent comment une lesbienne peut s’épanouir sexuellement sans homme, nombreux sont ceux qui se demandent comment les végétarien⋅nes peuvent s’épanouir nutritionnellement sans viande. On leur demande “Mais alors, qu’est-ce que tu manges ?” avec la même incompréhension perplexe qu’on demande aux lesbiennes “Mais alors, qu’est-ce que vous faites7 ?”. » (Marti Kheel, écoféminste et antispéciste)

    « D’un côté, on répète aux petites filles qu’il faut “souffrir pour être belle” dès leur plus jeune âge, de l’autre on se moque des femmes qui s’infligent des pratiques de beauté douloureuses et dépensent des fortunes pour entrer dans la norme8. » 99

    Pourquoi les femmes font-elles davantage de régimes que les hommes ? Pourquoi ont-elles davantage recours à la chirurgie esthétique ? En quoi les femmes grosses sont, d’une certaine manière, un symbole de la résistance au patriarcat ?

    « Aux femmes, nous apprenons que la méritocratie passe aussi par le corps, et que ses efforts seront récompensés. Sinon, essaie encore. Et quiconque déroge à la règle ou se laisse aller est immédiatement punie : les magazines féminins ou people se chargent de pointer un doigt accusateur sur celle qui n’a pas perdu ses kilos de grossesse, qui n’a pas fait suivre son clafoutis d’une séance d'abdos ou qui ne fait rien contre cette vilaine cellulite. En somme, celle qui ne s’inquiète pas assez de savoir si elle est baisable9. »

    « Nous sommes censées expier notre condition de femme, ce corps dégoûtant, tentateur et naturellement laid sauf lorsqu’il est sexualisé. Résignées à ce constat instigué et entretenu par un système qui cherche à subordonner les femmes par tous les moyens possibles, nous avons intégré le mépris de notre propre corps et la nécessité de l’améliorer, même si l’idéal est, par essence, inatteignable. Comme le dit Virginie Despentes, “être complexée, voilà ce qui est féminin”. La femme moderne n’est pas semblable à Sisyphe que dans dans la “frénésie épilatoire” décrite par Mona Chollet, elle est condamnée à une autre forme de pénitence, celle du régime permanent. Printemps : il faut bosser dur pour être présentable sur la plage avec le fameux “bikini body” (sous-entendu, il n’y a qu’un type de morphologie qui soit légitime à se dénuder, vous n’allez quand même pas risquer de déclencher une nausée collective parmi les vacanciers). Rentrée : il faut perdre les kilos accumulés pendant l’été et les cubis de rosé descendus en mangeant des churros. Automne : penser à préparer son corps avant les fêtes (c’est-à-dire perdre du poids avant de se gaver comme une oie). Hiver : idem après les fêtes, où il faut détoxifier ses organes (rappel : ça ne veut rien dire) et éliminer foie gras, champagne et chocolat. Et voilà que le printemps pointe déjà le bout de ses rayons, les corps se dénudent et personne n’a envie de voir vos bourrelets dégueus. Rebelote10. »

    Mon avis

    Cet ouvrage était dans ma pile à lire depuis quelques années. Je l’avais même emprunté à la bibliothèque une première fois, mais sa mise en page, certes originale, est composée dans une typo que je n’aime pas particulièrement, ce qui avait repoussé ma découverte. Mais, en 2022, Myriam Bahaffou en fait mention dans son livre Des poussières sur le compost aux éditions du passager clandestin (un ouvrage fondamental, précieux, unique en son genre, et, pour tout dire, l’un des meilleurs essais que j’ai lus ces deux dernières années).

    J’ai surmonté l’obstacle de la mise en page pour me plonger dans cette lecture : grand bien m’en a pris ! Elle croise tout un ensemble de faisceaux pour montrer combien tout est une question de construction sociale, même les choses qui nous paraissent les plus « naturelles » et les plus intimes… À lire, et à méditer !

    Lisez aussi

    Essais sur le spécisme

    Aymeric Caron Antispéciste

    Collectif Faut-il arrêter de manger de la viande ?

    Derrick Jensen Zoos. Le cauchemar de la vie en captivité

    Martin Page Les animaux ne sont pas comestibles

    Jonathan Safran Foer Faut-il manger les animaux ?

    Peter Singer La Libération animale

    ♥ Ophélie Véron Planète végane

    Essais sur le féminisme

    Simone de Beauvoir Le Deuxième Sexe 1

    Mona Chollet Beauté fatale

    Mathilde Larrère Rage against the machisme

    ♥ Pauline Le Gall Utopies féministes sur nos écrans

    Christelle Murhula Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges

    ♥ Valérie Rey-Robert Une culture du viol à la française

    Julia Serano Manifeste d'une femme trans

    Carolyn Steel Le ventre des villes

    Littérature

    ♥ Upton Sinclair La Jungle

    ♥ Dorothy Allison Retour à Cayro (200e chronique)

    Erika Nomeni L'Amour de nous-mêmes

    Martin Winckler Le Chœur des femmes

    Récits

    Dorothy Allison Deux ou trois choses dont je suis sûre

    Maya Angelou Tant que je serai noire

    Anonyme Une femme à Berlin

    ♥ Jeanne Cordelier La Dérobade

    Gabrielle Deydier On ne naît pas grosse

    ♥ Mika Etchébéhère Ma guerre d'Espagne à moi

    ♥ Emma Goldman Vivre ma vie 

    Rosa Parks Mon histoire 

    ♥ Assata Shakur Assata, une autobiographie

    Illustrés

    Léa Castor Corps à cœur Cœur à corps 

    Claire Duplan Camel Joe 

    Jeunesse

    Ruby Roth Ne nous mangez pas !

     

     

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    Faiminisme

    Quand le spécisme passe à table

    Nora Bouazzouni

    Editions Nouriturfu

    2017

    120 pages

    14 euros

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  • enrage contre la mort de la lumière éditions tropismes

    Enrage contre la mort de la lumière

    Futhi Ntshingila

    Tropismes éditions

    2021

    Avertissement : violences sexuelles

    Enrage contre la mort de la lumière de Futhi Ntshingila est un roman fulgurant, violent, politique, à la fois très sombre et très lumineux. Car les femmes, mises au centre de l’intrigue, brûlent d’un feu intérieur face au sort qui s’acharne. Un roman que j’ai terminé d’une traite, publié par une maison d’édition indépendante qui privilégie les auteurs et autrices de pays habituellement peu représentés et traduits en France.

    « Nous, les oubliés, nous savons que le jour des ordures, c’est le lundi1. »

    Mvelo, âgée de 14 ans, vit avec sa mère Zola dans un immense bidonville près de Durban en Afrique du Sud. Chaque jour, elles doivent lutter pour survivre. Pour se nourrir, elles font les poubelles des riches. Mais bientôt, Zola tombe malade, et voit les aides de l’Etat supprimées. Mvelo doit se débrouiller pour subvenir à leurs besoins.

    « Leur premier hiver dans le bidonville fut terrible. Elles survécurent à trois incendies hors de contrôle, provoqués par les poêles à mazout de voisins qui s’étaient renversés. Zola et Mvelo furent épargnées, car leur cahute était située juste à côté de la route. Ceux qui vivaient au centre du bidonville devaient toujours tout recommencer, avec rien d’autre que la tôle ondulée rescapée du feu2. »

    À travers ce récit foisonnant, riche en rebondissements, composé de chapitres courts et claquants, on découvre l’histoire de plusieurs générations : la jeune Mvelo, Zola, son compagnon Sipho, Nonceba qui milite pour la reconquête de l’amour-propre et de la fierté des Noir·es. 

    « Tu descends d’une longue lignée d’un peuple fier, mais au lieu de cela, tu as choisi un faux accent et une existence déracinée. Tu emploies un langage parsemé de putain par-ci, par-là. Vous croyez que c’est cool de vous traiter les uns les autres de “nigga” à tout bout de champ. Sais-tu seulement la souffrance qui pulse au fond de cette langue hybride que tu as adoptée et revendiquée pour tienne3 ? »

    Ce qui nous est raconté est très dur : violences sexuelles, ravages du VIH, abus de pouvoir dans les institutions religieuses, harcèlement, pauvreté, toxicomanie, racisme, classisme, violences structurelles, post-colonialisme, mort. 

    « La plupart des filles dans les taudis étaient abîmées par le viol. Ces jeunes filles avaient le poids du monde sur les épaules. Comment dire à leurs mères que c’étaient des gens en qui elles avaient confiance, des membres ou amis de la famille, leurs “oncles”, les amants de leur mère, qui abusaient d’elles4 ? »

    « Mvelo, tu es née pour chanter5. »

    Mais, au bout de ces sombres chemins, Futhi Ntshingila nous apporte une grande lumière, un grand espoir qui vibrent dans la voix envoûtante de Mvelo. Car les femmes, au centre d’intrigues finement entremêlées, sont de véritables combattantes, en quête d’émancipation, d’égalité avec les hommes, de justice, de bonheur. Pleines de témérité, de détermination, de courage quand le sort s’acharne, elles s’allient et se font complices.

    « Elle était heureuse de le voir et le lui faisait savoir, mais elle refusait de lui donner à nouveau une place dans sa vie en tant que soutien ou sauveur. Elle n’avait plus besoin de sa protection. La vie dans les taudis lui avait appris à s’endurcir, à survivre seule et à subvenir aux besoins de sa fille6. »

    Mon avis

    Enrage contre la mort de la lumière est un roman à la fois très sombre et très lumineux. Au départ, j’ai été gênée par la manière de raconter : les sentiments comme l’amour, l’amitié, la douleur, le manque, sont explicités très clairement, ils ne sont pas décrits par des attitudes, des regards, des actions. Mais, passé ce premier étonnement, j’ai été happée par l’histoire, si bien que j’ai dévoré la seconde moitié du livre en une après-midi.

    J’ai découvert les éditions indépendantes Tropismes (anciennement Belleville éditions) grâce à un concours organisé sur Instagram par InstaKube J’ai gagné 9 ouvrages de cette maison d’édition qui se fait le relais d’auteurs et d’autrices de pays habituellement peu traduits et représentés en France, ce qui me paraît essentiel vu l’écrasante majorité de traductions anglaises et états-uniennes. Voilà une autrice et une maison d’édition à suivre !

    Lisez aussi

    Littérature

    Mariama Bâ Une si longue lettre 

    Hemley Boum Les Maquisards

    Léonora Miano L'Intérieur de la nuit 

    Léonora Miano Crépuscule du tourment

    Léonora Miano Contours du jour qui vient

    Léonora Miano Tels des astres éteints

    Léonora Miano Les Aubes écarlates 

    Zakiya Dalila Harris Black Girl

    Justine Mintsa Histoire d'Awu

    Toni Morrison Beloved

    Erika Nomeni L'Amour de nous-mêmes

    Essais

    Stéphane Dufoix Décolonial 

    James Baldwin Retour dans l’oeil du cyclone 

    Azélie Fayolle Des femmes et du style. Pour un feminist gaze

    Françoise Héritier Masculin/Féminin 1

    Christelle Murhula Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges

    Irène Zeilinger Non c'est non

    Association Survie Françafrique, la famille recomposée

    Récits

    Maya Angelou Tant que je serai noire

    Rosa Parks Mon histoire 

    Assata Shakur Assata, une autobiographie

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    Enrage contre la mort de la lumière

    Futhi Ntshingila

    Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Estelle Flory

    Illustration de couverture d’Agrippa M Hlophe

    Tropismes éditions

    2021

    208 pages

    19 euros

    (également disponible en poche)

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  • mes trompes mon choix laurene levy bibliolingus

    Mes trompes, mon choix !

    Laurène Levy

    Le passager clandestin

    2023


    Avec Mes trompes, mon choix !, Laurène Levy, journaliste spécialisée en santé,  s’intéresse à la stérilisation volontaire comme méthode de contraception émancipatrice. La stérilisation est légale depuis 2001, pourtant elle reste taboue et difficile à obtenir, surtout pour les femmes. Pourquoi la stérilisation a-t-elle si mauvaise réputation ? Pourquoi le corps médical se montre-t-il réticent et violent ? En quoi peut-elle être au contraire un outil d’émancipation ? Voilà un ouvrage documenté et utile pour s’informer, et qui m’a particulièrement intéressée dans la mesure où j’ai su très jeune que je ne voulais pas être mère.

    « Si une femme de 50 ans est forcément passée à côté de sa vie si elle n’est pas mère, un homme de 50 ans qui n’est pas père a sûrement réussi sa vie autrement1. »

    « Pourquoi tu ne veux pas d’enfant ? »  

    « T’es jeune, tu changeras d’avis ! »

    « Tu vas le regretter, ton horloge biologique tourne ! » 

    « T’as pas encore rencontré la bonne personne pour faire des enfants ! » 

    « T’as un problème à régler avec tes parents : va voir un·e psy ! » 

    « Pense aux femmes qui sont stériles ! » 

    Lorsqu’on dit qu’on ne veut pas d’enfant, les questions, les jugements, l’incompréhension et le mépris fusent. Mais demande-t-on aux personnes qui ont des enfants de justifier leur choix ? Leur demande-t-on si elles le regrettent ? Les ventres des femmes sont-ils interchangeables ? Vu les enjeux de la parentalité, il y aurait pourtant beaucoup de questions à se poser ! Et vu l’impact de la grossesse et de la parentalité sur la vie des femmes, les questions sont tout à fait légitimes !

    Nous serions environ 5 % de personnes en France à ne pas vouloir d’enfant. Les raisons sont multiples et propres à chacune, mais voici les miennes, qui se sont accumulées depuis 20 ans.

    Dans notre société qui a érigé la « famille nucléaire » en modèle et le travail comme valeur centrale, élever un enfant est aussi bien un défi qu’un sacrifice. S’occuper d’un être fragile et dépendant durant de longues années est une énorme charge mentale et physique, et une source incommensurable d’angoisses. Or, ma vie est déjà bien remplie, je ne veux pas sacrifier mon sommeil, mon temps de lecture, d’écriture, de militantisme, de sport, et la vie sociale que j’ai choisie.

    Avoir un·e enfant, c’est me semble-t-il une manière très frontale d’entrer dans le système capitaliste et consumériste. On consomme beaucoup, on dépense beaucoup, on calcule beaucoup (et avec quel argent ??). On se plie à des horaires particulièrement stressants, à des contraintes et des exigences qui relèvent de l’acrobatie. À moins de vivre dans une communauté ou dans une famille élargie, on entre dans le système de garde d’enfant, des rythmes scolaires (la rentrée des classes, les vacances qui justifient la hausse des prix des trains et des locations), du cycle des fêtes (les cadeaux de Noël, les fêtes des mères et des pères, les spectacles de fin d’année…). En fait, le système nous force perpétuellement à jongler entre la vie professionnelle, la vie personnelle et la vie de famille, à gratter de maigres interstices pour passer du temps en famille, les week-ends et les soirs en semaine. Et je ne veux pas de cette vie-là !

    Avoir un·e enfant, c’est donner la vie à un être humain qui sera, malgré tous nos efforts, formaté par la société capitaliste, écocidaire, raciste, spéciste, validiste. Après l’inévitable formatage du système scolaire et de l’entourage, cet·te enfant deviendra un·e adulte précaire et prolétaire qui devra trimer toute sa vie pour survivre, iel devra vendre sa force de travail pour payer son loyer et assurer ses besoins vitaux. C’est un être humain qui, vraisemblablement, manquera d’eau et de nourriture dans les décennies à venir. Et je ne veux pas infliger ça à qui que ce soit.

    Avoir un·e enfant dans un couple hétéro, c’est consolider le sexisme et le patriarcat. Même si l’on est en couple avec une personne éveillée à ces problématiques, la pression sociale, le poids de la charge mentale et de l’éducation genrée sont très fortes. On est irrémédiablement réduites, à un moment ou un autre, à un rôle de mère.

    Il y a 20 ans, je n’avais pas de modèle de personne ayant décidé de ne pas avoir d’enfant. Mais qu’importe si je suis la seule femme âgée et sans enfant de mon entourage. Je serai mon propre modèle ! Et jusqu’à présent, j’ai été bien entourée, car mon choix, qui est l’un des premiers choix conscients de ma vie, le plus profond, le plus sincère, le plus évident, a rarement été mis en cause.

    « La décision de ne pas avoir d’enfant n’est jamais considérée comme définitive dans notre société2. »

    Laurène Levy, qui est aussi « libre d’enfant » par choix, dresse un état des lieux de la stérilisation : en France, la stérilisation volontaire ne concerne que 4,1 % des femmes et des hommes transgenres (stérilisation tubaire) et 0,8 % des hommes et des femmes transgenres non opérées (vasectomie). En fait, la stérilisation est rarement proposée parmi les différents moyens de contraception. L’autrice parle d’une « norme contraceptive » française : au début de la vie sexuelle, on nous conseille plutôt les préservatifs, puis, lorsqu’on se met en couple hétérosexuel monogame, on nous dirige vers la pilule, puis vers le DIU (dispositif intra-utérin) ou l’implant contraceptif. 

    Mais peu d’info sur la stérilisation ! Pourtant, depuis 2001, toute personne majeure peut y avoir recours, même si elle n’a jamais eu d’enfant. Pour les femmes en particulier, obtenir la stérilisation volontaire relève d’un parcours de la combattante ! Car nombreux·ses sont les soignant·es qui se montrent réticent·es à informer les patientes sur ce moyen de contraception et à y procéder. Il s’agit donc de violences gynécologiques, parmi toutes celles qu’on retrouve dans Le Chœur des femmes de Martin Winckler.

    Mais pourquoi la stérilisation volontaire est-elle si mal vue, surtout chez les femmes ?

    « L’utérus n’est pas là par hasard, il n’est pas là pour être vacant, au boulot mesdames3. »

    Ainsi que le dit Françoise Héritier, la maternité a longtemps été notre seule fonction, la seule raison de notre existence. Dans la société française marquée par la misogynie de Napoléon Bonaparte, et plus récemment par les politiques pronatalistes du début du XXe siècle, les femmes doivent en effet devenir mères pour être accomplies. Dans l’entre-deux-guerres et après la seconde guerre mondiale, les familles ont reçu pléthore d’aides financières pour encourager la procréation et repeupler le pays de sa main-d’œuvre et de sa chair à canon.

    Le poids de la religion catholique est aussi très prégnant : tout comme la contraception, la stérilisation volontaire tend à rendre impossible la procréation, ce qui est une violation de la loi morale. Toute entrave à la transmission de la vie a longtemps constitué un crime.

    « Accepter qu’une femme choisisse la stérilisation comme contraception, c’est accepter qu’elle se dissocie volontairement de sa fonction reproductrice. C’est accepter qu’une femme qui a enfanté décide à un moment de sa vie qu’elle ne veut plus porter d’enfant. C’est aussi accepter qu’une femme existe par elle-même, à part entière, avec ou sans enfant. C’est, enfin, mettre au terme au symbolisme qui associe encore et toujours la femme et la mère. Et ne plus condamner celles qui choisissent un autre chemin que celui de la maternité4. »

    « Chaque fois qu’il y a un contrôle de la population, cela conduit à des violences contre le corps des femmes5 » (Kavitha Krishnan, militante féministe)

    À l’échelle mondiale, la stérilisation est plus répandue, mais elle est aussi souvent forcée. À travers l’histoire et les pays, la stérilisation a été un outil de contrôle des populations, en particulier des populations racisées et colonisées. On pense d’emblée à l’eugénisme durant l’Allemagne nazie qui a procédé à la stérilisation forcée des personnes atteintes d’un handicap physique ou mental, des délinquant·es, des homosexuel·les, des tsiganes, des juif·ves… Des campagnes de stérilisation massives ont été mises en place en Inde, au Canada sur les autochtones, ainsi qu’en Chine avec la politique de l’enfant unique et la stérilisation des Ouighour·es (qualifiée de « génocide démographique6 » par Adrian Zenz)… 

    Des politiques malthusiennes ont aussi été mises en place dans les territoires français colonisés : je vous invite à lire Le Ventre des femmes de Françoise Vergès sur la stérilisation forcée des femmes réunionnaises dans les années 1960 et 1970. Et jusqu’en 2016, les personnes transgenres devaient se faire stériliser pour obtenir le changement de leur identité administrative…

    « Que ce soit en Inde, en Chine ou au Pérou, on remarque toujours une dissymétrie entre les stérilisations forcées masculines et féminines. Globalement, les femmes ont payé un plus lourd tribut que les hommes en matière de stérilisations coercitives. Elles sont dans la majorité des cas les principales victimes de ces actes forcés. Pourquoi ? Parce que les femmes sont considérées comme des sujets à risque puisque ce sont elles qui tombent enceintes. Et qu’il était “simple», au détour d’un avortement ou d’un accouchement par césarienne, de ligaturer les trompes le plus souvent à l’insu des principales concernées, souvent pauvres, souvent issues de minorités ethniques7. »

    Mon avis : « Un enfant si je veux, quand je veux ! »

    Mes trompes, mon choix !, écrit par Laurène Levy et édité par les éditions indépendantes le passager clandestin, est un ouvrage important, car le droit à la contraception est sans cesse remis en question, dans le monde entier. Comme toujours, les ouvrages des éditions du passager clandestin sont bien structurés, clairs, pédagogiques, et la maquette est l’une des plus confortables que je connaisse !

    L’objectif de l’autrice est de présenter la stérilisation, son histoire, sa charge symbolique, ses enjeux, les procédures, et d’en revendiquer la portée émancipatrice, comme pour tout autre moyen de contraception. Plusieurs pistes sont soulevées pour simplifier l’accès à la stérilisation, à commencer par la formation du personnel soignant et un meilleur accès à l’information pour celles et ceux qui souhaitent se faire stériliser. 

    Au même titre que la contraception et l’interruption volontaire de grossesse (IVG), la stérilisation relève du droit de chacun et chacune à disposer de son corps. La stérilisation est une façon de se libérer de l’injonction à la parentalité, elle dissocie une bonne fois pour toutes la reproduction et la sexualité, elle permet de vivre librement, sans craindre une grossesse non désirée.

    Les débats autour de la contraception et de la stérilisation sont aussi l’occasion d’interroger la charge reproductive qui repose essentiellement sur les femmes. Il est vital que les femmes gardent le contrôle de leur corps, mais la contraception masculine est un levier fondamental pour sortir la sexualité et la (non-)parentalité de la case « affaires de bonnes femmes8 ». Et dans la mesure où la stérilisation masculine (vasectomie) est une opération plus simple et moins lourde que la stérilisation féminine (tubaire), les hommes pourraient y avoir davantage recours et porter, eux aussi, cette charge reproductive

    Vu mon parcours, je pourrais tout à fait vouloir entamer une procédure de stérilisation, mais cet ouvrage m’a confortée dans le choix de ma contraception : l’implant contraceptif que j’ai adopté depuis dix ans est moins invasif, et surtout, contre toute attente, avec 99,9 % d’infertilité, il est plus efficace que la stérilisation ! En effet, j’ai été très surprise de lire qu’une femme sur 200 ayant eu recours à la stérilisation tombait enceinte dans l’année suivant l’opération chirurgicale, car la ligature des trompes (la méthode la plus employée en France) ne fonctionne pas toujours.

    Et vous, est-ce que vous voulez des enfants ? Est-ce que vous auriez aimé ne pas en avoir ? Est-ce qu’un·e professionnel·le de santé vous a déjà orienté·e vers la stérilisation ?

    Lisez aussi

    Essais

    Françoise Vergès Le Ventre des femmes

    Élise Thiébaut Ceci est mon sang

    Rozenn Le Carboulec Les Humilié·es

    Davy Borde Tirons la langue

    Pauline Harmange Moi les hommes, je les déteste

    Coral Herrera Gomez Révolution amoureuse

    Françoise Héritier Masculin/Féminin 1

    Mathilde Larrère Rage against the machisme

    Pauline Le Gall Utopies féministes sur nos écrans

    Christelle Murhula Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges

    Valérie Rey-Robert Une culture du viol à la française

    Nora Bouazzouni Faiminisme. Quand le spécisme passe à table

    Julia Serano Manifeste d'une femme trans

    Littérature

    Martin Winckler Le Chœur des femmes

    Virginie Despentes Baise-moi

    Erika Nomeni L'Amour de nous-mêmes

    Toni Morrison Beloved

    Dorothy Allison Deux ou trois choses dont je suis sûre

    Emma Goldman Vivre ma vie 

    Illustrés

    Léa Castor Corps à cœur Cœur à corps 

    Cualli Carnago L’Histoire d’une huître 

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    Mes trompes, mon choix !

    Stérilisation contraceptive : de l'oppression à la libération

    Laurène Levy

    Préface de Martin Winckler

    le passager clandestin

    2023

    208 pages

    18 euros

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