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    Des femmes et du style

    Pour un feminist gaze 

    Azélie Fayolle

    Éditions divergences

    2023

     

    Merci aux éditions divergences de m’avoir offert le livre !

     

    Comment écrivent les féministes ? Qu’est-ce qui définit l’écriture féministe ? À travers l’étude de nombreux textes, la chercheuse, enseignante et youtubeuse (Un grain de lettres) Azélie Fayolle tente de définir le feminist gaze (en opposition au male gaze) qui porte un regard féministe et politique sur le monde. Dans cet ouvrage particulièrement dense et riche de références (ma pile à lire a pris de la hauteur !), Azélie Fayolle propose un grand panorama de la littérature féministe. Elle montre que les thèmes explorés sont nombreux, et que tous les genres se prêtent au feminist gaze. Un ouvrage plutôt universitaire que je vois comme une invitation à (re)lire en féministe, à interroger les imaginaires éculés et étroits des hommes blancs, bourgeois, hétéros, individualistes, pour en créer de nouveaux !

    « Inscrites dans les “silences de l’histoire”, les femmes ont été peu nombreuses à avoir eu un rôle historique de premier plan, et elles ont été oubliées1. »

    Écrire, c’est déjà sortir du silence dans lequel les femmes ont longtemps été reléguées, après avoir été considérées comme des possessions pendant des siècles, même sur le plan juridique (merci Napoléon). Et depuis que les femmes s’expriment, toute exposition publique entraîne potentiellement du harcèlement et des violences (il n’y a qu’à voir la manière dont Frédéric Beigbeder a critiqué le livre de Lena Mahfouf !).

    « Privées de modèle, dressées à la vie domestique et à la gentillesse timide, les femmes doivent lutter pour prendre la parole, comme le montre l’hostilité dont elles sont toujours la cible, dans l’arène politique, comme dans le harcèlement, parfois organisé, dont les femmes (en particulier noires) sont victimes en ligne. Leur parole, quand elle n’est pas étouffée, est disqualifiée, inécoutée, déformée, moquée, appropriée, et parfois punie2. »

    « La littérature est, comme le pensait [Monique] Wittig, un cheval de Troie, qui périme les vieilles formes et les imaginaires rances3. »

    Dans la continuité d’Iris Brey et de son female gaze, Azélie Fayolle définit la littérature féministe par son feminist gaze, c’est-à-dire par la manière dont les femmes représentent et politisent le monde. 

    À travers l’étude de nombreux textes (au moins 200 !), l’autrice montre que les thèmes explorés sont nombreux : l’hétéropatriarcat, le mariage, l’amour, les injonctions contradictoires, l’émancipation, la culture du viol ; la sexualité, l’intimité, le lesbianisme ; l’autodéfense, la résistance… Et, au croisement de tous ces thèmes, il y a souvent le corps : le corps objectivé, haï, violenté, violé, racisé. 

    Le corps soumis à des transformations durant différentes étapes de la vie (la puberté, la grossesse, la vieillesse) est particulièrement propice au genre de l’horreur et au body horror, à l’instar de la nouvelle « Ma pathologie » de Lisa Tuttle (dans le recueil Ainsi naissent les fantômes aux éditions Dystopia).

    Comment dire la violence sexuelle ? Comment politiser la souffrance ? Comment parler du viol (un événement « central et fondateur » pour reprendre les mots de Léonore Brassard) ? Certaines choisissent l’ellipse, tandis que d’autres en parlent frontalement, comme Virginie Despentes dans King Kong Théorie et dans Baise-moi (chroniques en préparation). A rebours du male gaze, les représentations féministes du viol évitent toute érotisation, et encourage l’empathie avec la victime plutôt qu’avec le violeur.

    Pour Ursula Le Guin, il s’agit de déjouer l’intrigue linéaire traditionnelle qui met en scène un héros seul, masculin et blanc, dont l’action se résume au conflit. L’écriture féministe fait place au quotidien, habituellement considéré comme un non-événement, en tant que sujet à part entière, à l’instar de l’œuvre d’Annie Ernaux

    L’autrice montre aussi les nombreux procédés utilisés pour porter le feminist gaze : les procédés narratifs, les figures de style, le détournement des stéréotypes, l’inversion des stigmates, le recours à l’humour et au trollage… 

    Littérature blanche, chick-lit, policier, témoignages, science-fiction, poésie, théâtre, manifestes, essais… Finalement, tous les genres se prêtent au feminist gaze. Et, quel que soit le genre choisi, beaucoup de textes ont au moins deux choses en commun : 

    • ils cherchent à ouvrir les possibles, à imaginer des alternatives au système hétéropatriarcal, comme Le Cœur synthétique (2020), de Chloé Delaume, qui explore les différentes formes d’amour hors de l’hétéropatriarcat et la vie en communauté entre femmes ;
    • ils partent du « je » singulier pour lui donner une dimension politique et collective, qui résonne en chacun·e de nous

    « Peut-être faut-il considérer comme “utopiste” toute la littérature féministe, tant elle suppose un optimisme peu adéquat au monde patriarcal. Elle repose en tout cas sur une foi aussi simple qu’évidente : il peut en aller autrement ― et les voix des femmes proposant cet ailleurs, cet autrement, pourraient ne pas tomber dans l’oubli. Cette utopie se fonde d’abord sur le constat d’une réalité qui ne va pas comme elle est dite : en dire et en dénoncer l’injustice, c’est déjà rêver et construire un monde meilleur4. »

    Inventer une langue féministe

    Mais écrire en féministe, ce n’est pas seulement aborder les thèmes qui nous sont chers, c’est aussi inventer une langue féministe, une langue inclusive, « dépatriarcalisée », popularisée par Éliane Viennot en 2017. Plusieurs autrices s’y sont essayé : on pense bien entendu aux Guérillères de Monique Wittig qui fait du « elles » un féminin pluriel neutre, ou encore aux Contes à rebours de Tiphaine D qui utilise la féminine universelle.

    « Tout un vocabulaire féministe de la sexualité s’invente pour dégager les connotations dévalorisantes de la sexualité (baiser/être baisé·e). La pénétration, présupposée active et masculine, peut se dire comme un “enveloppement” ou une “circlusion”, proposée en 2016 par la philosophe Bini Adamczak, et popularisé par Martin Page dans Au-delà de la pénétration (2019)5. »

    Mon avis

    L’écriture féministe m’intéresse beaucoup car j’avais voulu y consacrer un mémoire de master en 2011, mais, face à un sujet aussi casse-gueule, j’ai finalement choisi de traiter la question du prix du livre, et en particulier du format poche qui a permis de rendre le livre accessible au plus grand nombre. 

    Au début de ma lecture, j’étais mitigée : tout d’abord, le sujet est très vaste, le corpus infini, et par conséquent, la structure du livre assez obscure, car tous les genres se prêtent au feminist gaze et les procédés pour le mettre en œuvre sont innombrables. Azélie Fayolle a fourni un impressionnant travail de recherche, les références et les analyses sont très nombreuses. D’autre part, on peut regretter l’absence des thèmes du handicap et de la transidentité, ainsi que de la bande-dessinée et des mangas, mais le sujet du feminist gaze est si vaste que l’autrice n’aurait pas pu tout explorer. Elle a tout de même abordé la question de la chick-lit, un sous-genre populaire et dévalorisé, comme Cinquante nuances de Grey d’E. L. James, ce qui m’a fait bien rire car j’en ai édité pendant un an !

    Et finalement, plus j’avançais, plus la lecture m’intéressait ! En fin de compte, cet ouvrage est une invitation à (re)lire en féministe, à cultiver ce regard féministe, à interroger les imaginaires éculés et étroits des hommes blancs, bourgeois, hétéros, individualistes, pour en créer de nouveaux. D’autant que, de ce que j’ai pu constater, la plupart des textes qu’Azélie Fayolle étudie sont disponibles en librairie ou en bibliothèque. L’écriture ouvre un immense champ des possibles, et cet ouvrage a fait sensiblement augmenter ma pile à lire, pour mon plus grand bonheur !

    Voici quelques-uns des livres qui me font envie après avoir terminé ma lecture (et qui sont dispo dans mes bibliothèques de quartier) :

    • Herland de Charlotte Perkins Gilman ;
    • Les Filles d’Égalie de Gerd Brantenberg ;
    • Les Orageuses de Marcia Burnier ;
    • Contes à rebours de Typhaine D ;
    • La Pensée féministe noire de Patricia Hill Collins.

    Enfin, un dernier mot sur les éditions divergences : cette maison d’édition indépendante et engagée propose une mise en page très agréable à lire qui fait penser aux essais militants des années 1970. J’adore !

    « Lire, relire en féministe, c’est participer à la réévalusation de ce canon, l’élargir à des voix minorées (et pas seulement féminines, ni féministes) et faire entendre celles qui n’ont jamais pu parler, en les devinant derrière le male gaze et dans la ventriloquie masculine, et que nous voulons lire6. »

    Lisez aussi

    Essais

    Simone de Beauvoir Le Deuxième Sexe 1

    Éliane Viennot Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin !

    Davy Borde Tirons la langue

    Pauline Harmange Moi les hommes, je les déteste

    Coral Herrera Gomez Révolution amoureuse

    Françoise Héritier Masculin/Féminin 1

    Mathilde Larrère Rage against the machisme

    Titiou Lecoq Libérées

    Christelle Murhula Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges

    Valérie Rey-Robert Une culture du viol à la française

    Julia Serano Manifeste d'une femme trans

    Françoise Vergès Le Ventre des femmes

    Irène Zeilinger Non c'est non

    Récits

    Dorothy Allison Deux ou trois choses dont je suis sûre

    Anonyme Une femme à Berlin

    Jeanne Cordelier La Dérobade

    Gabrielle Deydier On ne naît pas grosse

    Mika Etchébéhère Ma guerre d'Espagne à moi

    Emma Goldman Vivre ma vie 

    Rosa Parks Mon histoire 

    Assata Shakur Assata, une autobiographie

    Littérature

    Chimamanda Ngozi Adichie Americanah

    Dorothy Allison L'Histoire de Bone

    Dorothy Allison Retour à Cayro (200e chronique)

    Mariama Bâ Une si longue lettre 

    Amanda Eyre Ward Le Ciel tout autour

    Justine Mintsa Histoire d'Awu

    Toni Morrison Beloved

    Erika Nomeni L'Amour de nous-mêmes

    Elsa Osorio La Capitana

    Heloneida Studart Le Bourreau

    Heloneida Studart Le Cantique de Meméia

    Martin Winckler Le Chœur des femmes

    Zakiya Dalila Harris Black Girl 

    Illustrés

    Léa Castor Corps à cœur Cœur à corps 

    Claire Duplan Camel Joe 

     

    1. Page 117. -2. page 44. 3-. Pages 184-185. -4. Page 181. -5. page 131. -6. Page 185.

     

    Des femmes et du style. Pour un feminist gaze

    Azélie Fayolle

    Éditions divergences

    2023

    216 pages

    16 euros

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 26 Mai 2023 à 09:02

    Aujourd'hui mes auteurs préférés sont des autrices parce qu'elles parlent de sujets qui me touchent beaucoup plus que les hommes et parce que je trouve chez les grandes romancières une forme originale et puissante, tout à fait en adéquation avec les sujets traités. Je pense particulièrement à Margaret Atwood, Olga Tokarczuk, Dubravka Ugresic et Herbjorg Wassmo.

      • Mercredi 31 Mai 2023 à 19:18

        Coucou ! Merci pour ces recommandations ! Je ne connais malheureusement que la première (et je ne l'ai pas lue) !! Je vois pourtant qu'elles ont toutes beaucoup écrit, et la dernière a même écrit une série en plusieurs volumes :O

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