• les humilié-es rozenn le carboulec bibliolingusLes Humilié·es

    Rozenn Le Carboulec

    Éditions des Équateurs

    2023



    Merci à Babelio pour son opération Masse critique

     

    Il y a dix ans déjà, le 17 mai 2013, la loi pour le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels était promulguée (mais pas la PMA, qui a été votée… en 2021). Dans cette enquête, Rozenn Le Carboulec, journaliste spécialiste des questions LGBTQIA+, raconte les principaux événements de cette période : l’homophobie de La Manif pour tous, des collectifs d’extrême droite et de l’église catholique, mais aussi la responsabilité du gouvernement PS de François Hollande alors au pouvoir, qui a permis à cette haine de s’exprimer en faisant de ce projet loi un « débat républicain », et celle des médias mainstream qui se sont fait volontiers le relais de ce déferlement de haine. Cet ouvrage est particulièrement instructif, car il retrace l’histoire de cette loi et en tire les conséquences dix ans après pour nos milieux militants et associatifs.

    « Nous n’avons pas le privilège de pouvoir qualifier cette période de “scorie de l’histoire”, parce que cette histoire, c’est la nôtre. Une histoire avec un grand H, comme humiliation, comme homophobie1. »

    Les humilié⋅es, qui donnent le titre à cette enquête, ce sont les personnes homosexuelles (dont l’autrice) qui, pendant presque un an, ont vu leur vie, leur identité, leur intimité, jetées en pâture dans les médias mainstream. Sous couvert de « débat démocratique » et « républicain », il y a eu un déferlement de haine dans les médias mais aussi dans les rues (le nombre d’agressions homophobes ayant explosé en 2013). 

    « Aux personnes LGBT, ces débats auront coûté des nuits d’insomnies, des agressions en tout genre, leur dignité, pour certain-es leur vie. C’est cette humiliation-là, trop longtemps ignorée, dont il me semble important de parler aujourd’hui2. »

    « Hier, le Pacs, aujourd’hui le mariage et l’adoption, demain l’inceste et la pédophilie3. »

    À l’occasion du projet de loi pour le mariage et l’adoption des couples homosexuels, le collectif pour La Manif pour tous, avec à sa tête Frigide Barjot, ainsi que les collectifs d’extrême droite et l’église catholique conservatrice ont déversé leur haine sur les antennes, invoquant un ensemble d’arguments homophobes, patriarcaux et sexistes.

    « En réalité, la majorité des manifestants contre le “mariage pour tous” ne connaissent rien au quotidien des personnes LGBT. Leur entre-soi est tel, et leurs œillères si démesurées, qu’ils n’imaginent aucune “autre” possible. Plutôt que de continuer à défendre un modèle familial unique, impuissant à garantir le bonheur des enfants, si on s’intéressait enfin à la réalité des familles homoparentales4 ? »

    Parmi l’ensemble d’arguments nauséabonds et dénués de toute réalité sociale et de tout fondement scientifique, la préservation de la famille, de la démographie et des enfants sont tout à coup invoqués. Pour les opposant⋅es au « mariage pour toustes », il faut maintenir une société patriarcale et hétéronormée et une hiérarchie des genres, avec à sa tête la figure du père qui serait vitale pour le bien-être de l’enfant (notez l’attaque spécifiquement lesbophobe). C’est tristement ironique et hypocrite quand on sait que l’écrasante majorité des violences conjugales et familiales sont commises par des hommes, des pères, des oncles, et que l’église catholique, deuxième lieu de violences infantiles après la famille, ne sait pas protéger ses propres enfants des prêtres agresseurs et violeurs…

    « [...] il n’existe pas de modèle familial idéal ni de foyer parfait. Pas plus chez les couples LGBT qu’hétéros. En revanche, une chose est sûre : les enfants issus de familles homoparentales sont profondément désirés et aimés, avant même leur naissance. En leur sein, la parentalité n’advient jamais par accident, ou sur un simple coup de tête. Elle représente un tel parcours du combattant que personne ne s’y aventure sans une profonde et longue réflexion, et une préparation à toute épreuve. Il s’agit de mettre de l’argent de côté, de suir, pour les femmes, des examens médicaux invasifs, des questionnaires interminables, de planifier de nombreux allers-retours dans un autre pays, ou de patienter au moins un an si elles choisissent d’être suivies dans le leur, de s’outer, pour certaines, auprès de leur hiérarchie afin de justifier des absences de dernière minute, d’encaisser les échecs, parfois de tout recommencer, puis de réussir à être reconnues comme parents une fois que l’enfant est né·e5. »

    « Ce qui s’est joué dans l’opposition au “mariage pour tous” n’a en réalité rien à voir avec la défense “de l’intérêt de l’enfant”. Il s’agit, dans ce combat-là, comme dans tous ceux l’ayant précédé et suivi, avant tout de protéger un modèle patriarcal qui, s’il venait à s’écrouler, chamboulerait tout autant un idéal familial fantasmé que la structuration symbolique et hiérarchique de l’Église6. »

    « Si j’ai choisi de ne pas retranscrire ici la violence de nombreuses publications de l’époque, il n’en reste pas moins que cette période incarne à mes yeux autant une défaite du journalisme qu’une grande désillusion7. »

    Tous ces propos homophobes n’auraient pu jaillir avec tant de violence sans la complicité des médias mainstream. Comme j’ai pu le montrer dans plusieurs chroniques sur le journalisme, ils ont véritablement créé l’événement de La Manif pour tous en relayant abondamment les images des cortèges de ses manifestations, la figure de Frigide Barjot, et en reprenant ses éléments de langage sans esprit critique. Ils ont par exemple grandement relayé la fameuse « théorie du genre » : ce concept essentialisant et fondamentalement inégalitaire, sorti du champ d’étude scientifique, est une énième panique morale8 visant à dénoncer le genre comme une atteinte à la différenciation et à la complémentarité entre les hommes et les femmes.

    Et, comme toujours, les médias mainstream ont surreprésenté un mouvement minoritaire dans la société et invisibilisé la parole des concerné⋅es, en particulier des lesbiennes

    Mais dans cette médiatisation homophobe, l’autrice pointe en particulier la responsabilité des médias qui se disent de gauche. Car, sous couvert de se montrer neutres, de représenter tous les points de vue, de respecter la liberté d’expression, ces derniers ont aussi largement relayé les propos homophobes. Était-ce nécessaire, dans la mesure où les médias comme BFM, Le Figaro et La Croix le faisaient déjà abondamment ? Les médias dits de gauche auraient pu, au contraire, relayer les paroles des concerné⋅es pour contrebalancer l’ensemble du « débat » (si tant est qu’il y ait un débat sur la liberté de toustes à fonder une famille…). 

    La volonté des médias dits de gauche de créer un « espace de dialogue », de « symétriser » le débat9, est dangereuse, car elle ne prend pas en compte le fait que les médias de droite ont une audience beaucoup plus grande que les médias de gauche. Elle permet à ces médias, Libé et L’Obs en particulier, de ne pas réellement prendre position, et met sur le même plan l’ensemble des opinions et des savoirs, comme s’ils se valaient tous !

    « Cette gauche socialiste a fait beaucoup de mal parce qu’elle nous a fait perdre beaucoup de temps et a donné, à la droite et à La Manif pour tous, des arguments audibles contre le mariage10. » (Daniel Borrillo)

    Mais la responsabilité d’une telle violence incombe avant tout à la « gauche » de François Hollande alors au pouvoir qui, en créant un débat national, a permis à la droite conservatrice d’exprimer sans complexe toute son homophobie, comme si être homophobe était une opinion, pas un délit. Autoriser un débat sur le mariage, l’adoption et la PMA des couples homosexuels, c’est considérer que l’homophobie est une opinion comme une autre…

    Malgré les jolis discours de la ministre de la Justice Christiane Taubira11, la position du PS était très molle, très consensuelle, pour ménager les droitard⋅es. Ce gouvernement n’a cessé de tergiverser sur le contenu de la loi, qui a finalement été votée sans la PMA (procréation médicalement assistée). Il aura fallu attendre la nouvelle loi sur la bioéthique de 2021 pour que celle-ci soit enfin accordée aux femmes lesbiennes et aux femmes célibataires ! Et encore, il y a plus d’un an d’attente pour obtenir une assistance médicale à la procréation avec don de sperme (depuis la première consultation jusqu’à la première tentative)…

    « Humiliées, les femmes lesbiennes et les femmes célibataires forcées à se rendre à l’étranger pour concevoir un enfant. Humiliées, forcées à débourser au minimum 1000 euros par tentative, sans compter le coût des trajets et autres frais. Humiliées, celles qui en sont privées, faute de moyens financiers, ou contraintes d’abandonner. Humiliées, celles ayant renoncé à être mères pour ne pas enfanter dans l’illégalité. Humiliées, celles qui ont repoussé ce projet dans l’espoir de voir la PMA enfin autorisée en France, et pour qui il est désormais trop tard. Humiliées, celles qui se refilaient les contacts de gynécologues français acceptant de suivre les couples de lesbiennes sous le manteau, comme au temps des avortements clandestins. Humiliées, celles victimes de fausses couches, condamnées à tout recommencer. Humiliées, celles qui ont dû subir un curetage seules, sans le soutien de leurs compagnes, tenues à l’écart. Humiliées, enfin, celles qui ont pu devenir maman, le sont au plus profond d’elles-mêmes, mais ne sont pas reconnues comme parents aux yeux de l’État, et, pour certaines, ne le seront jamais, et n’ont pas vu leurs enfants depuis des années12. »

    Mon avis

    Encore une fois, j’ai particulièrement bien choisi mon livre de cette dernière opération Masse critique de Babelio ! L’enquête de Rozenn Le Carboulec, publiée par les Éditions des Équateurs est particulièrement instructive car, d’un côté, elle retrace l’histoire du « mariage pour tous » en 2012-2013 (qui commence en fait dès l’adoption du Pacs en 1999) ; et, de l’autre, elle tire les conséquences dix ans après le vote de la loi pour le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels.

    « Dix années se seront presque écoulées entre le premier projet d’union civile et le vote du Pacs. Quatorze entre le Pacs et le “mariage pour tous”. Il aura fallu attendre quasiment dix ans de plus avant l’ouverture de la PMA à toutes les femmes. Soit trente-quatre ans. Mon âge aujourd’hui13. »

    Pour l’autrice, l’extrême droite s’est organisée et structurée en France lors de la formation de la Manif pour tous en 2012-2013. C’est pourquoi, de notre côté, nous devons aussi nous organiser, consolider nos milieux militants et associatifs, afin de parer les attaques incessantes et les paniques morales en chaîne. Hier le mariage et l’adoption pour les homosexuel·les et la PMA, aujourd’hui encore les personnes trans, les femmes voilées, les habitantes des quartiers ségrégués, exploités et paupérisés, les écolos, les anarchistes…

    « Partout dans le monde, et y compris en Europe, l’arrivée au pouvoir de forces populistes s’accompagne ainsi des mêmes politiques. De manière aléatoire, et dans un ordre qui diffère selon les pays, les gouvernements conservateurs s’en prendront ainsi tour à tour aux immigrés, aux personnes LGBT et aux droits des femmes, le tout étant intrinsèquement lié14. »

    Nous sommes toustes concerné⋅es. Nous, les « wokistes », les « islamogauchistes », les « écoterroristes », devons rester particulièrement vigilant·es, car aucun droit n’est acquis pour toujours, comme on peut le voir aux États-Unis avec la régression du droit à l’avortement. 

    Organisons la riposte !

    « [Le militantisme] reste vraiment un remède très efficace, je pense, contre la tristesse et l’impuissance politiques15. » (Alice Coffin)

    Lisez aussi

    Essais

    Christelle Murhula Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges

    Valérie Rey-Robert Une culture du viol à la française

    Simone de Beauvoir Le Deuxième Sexe 1

    Mona Chollet Beauté fatale

    Azélie Fayolle Des femmes et du style. Pour un feminist gaze

    Pauline Harmange Moi les hommes, je les déteste

    Coral Herrera Gomez Révolution amoureuse

    Mathilde Larrère Rage against the machisme

    Titiou Lecoq Libérées

    Pauline Le Gall Utopies féministes sur nos écrans

    Julia Serano Manifeste d'une femme trans

    Littérature

    Erika Nomeni L'Amour de nous-mêmes

    Martin Winckler Le Chœur des femmes

    Récits

    Dorothy Allison Deux ou trois choses dont je suis sûre

    Illustrés

    Léa Castor Corps à cœur Cœur à corps 

     

    1. Page 182. -2. Page 178. -3. Page 146. -4. Pages 236-237. -5. Page 236. -6. Page 247. -7. Page 46. -8. « Selon le sociologue sud-africain Stanley Cohen, une “panique morale” naît lorsqu’une “condition, un incident, une personne ou un groupe de personnes sont brusquement définis comme une menace pour la société, ses valeurs et ses intérêts”. Son éclosion dépend de trois principaux facteurs : les “entrepreneurs de morale” (“moral entrepreneurs” ou “claim-makers”) qui ciblent des individus ou des comportements qu’ils jugent comme “déviants”, les “boucs émissaires” (“folk devils”), désignés par ces derniers, et enfin, leur mise en avant dans des “médias de masse”, nommés “tabloïd justice” par Cohen. » (page 116) -9. Selon les propos de Marie-Anne Paveau, professeure en sciences du langage. -10. Page 151. Daniel Borrillo est chercheur au Centre de recherche sur les sciences administratives et politiques (CERSA/CNRS) et membre du LEGS (Laboratoire d'études sur le genre et les sexualités) et militant pour les droits LGBT. -11. Selon l’autrice, Christiane Taubira a été érigée en icône LGBT, alors qu’elle ne connaissait rien au sujet, contrairement à Dominique Bertinotti, alors ministre de la Famille, qui a œuvré pour faire aboutir le projet de loi tout en luttant contre un cancer. -12. Pages 215-216. -13. Page 151. - 14. Page 274. -15. Page 213.

     

    Les Humilié·es

    Rozenn Le Carboulec

    Éditions des Équateurs

    2023

    304 pages

    21 euros

     

    Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !

    Suivez-moi sur Instagram !

    Partager via Gmail Pin It

    1 commentaire
  • les dépossédés ursula le guin bibliolingus

    Les Dépossédés

    Ursula Le Guin

    Robert Laffont

    1975

    Avec Les Dépossédés, la grande autrice états-unienne Ursula Le Guin (1929-2018) nous livre un roman de science-fiction magistral et visionnaire. Les Dépossédés est rondement mené, car il est à la fois ramifié par des problématiques fondamentales et contemporaines (l’anarchisme, le féminisme, l’écologie) et porté par une histoire haletante super bien agencée. Un tour de force !

    « Pourquoi nos deux planètes ne collaborent-elles pas1 ? »

    Shevek est un grand physicien sur la planète Anarres. Il embarque sur un vaisseau pour se rendre sur la planète Urras, où son travail est largement plus reconnu que chez lui.

    À travers son voyage dans l’espace, on opère un voyage dans le temps : qui est-il ? Que cherche-t-il vraiment à faire ? Qui sont les Anarresti·es ? Qui sont les Urrasti·es et comment vont-iels l’accueillir ?

    « Anarres l’aride2 »

    Deux siècles plus tôt, une poignée d’Urrasti·es a décidé de coloniser la planète Anarres pour créer une communauté anarchiste : une société dépourvue de classe sociale, d’inégalité, de discrimination et de sexisme.

    « C’était la coutume de commencer une conversation avec un étranger en offrant son nom comme une sorte de poignée qu’il puisse prendre. Il n’y avait pas beaucoup d’autres poignées à offrir. Il n’y avait pas de rang, pas de termes hiérarchiques ni de formes respectueuses conventionnelles pour s’adresser à quelqu’un3. »

    Seulement, Anarres est une terre aride, au climat sec et venteux, si bien que tous les individus, femmes et hommes, doivent contribuer aux tâches quotidiennes de la survie collective : l’énergie, l’agriculture, les transports… Chacun·e apporte sa contribution individuelle pour assurer son bon fonctionnement et se sent responsable du collectif. Tout est collectivisé et mutualisé, il n’y a ni capitalisme, ni pouvoir, ni hiérarchie, ni argent, ni accaparement, ni vol. Dans une économie intimement liée aux faibles ressources naturelles, il n’y a ni excès, ni superflu, ni artifice, ni gaspillage : tout doit être efficace et utile. 

    « L’homme s’était inséré avec précaution et en prenant des risques dans cette écologie très limitée. S’il pêchait, mais sans trop d’avidité, et s’il cultivait la terre en utilisant principalement des déchets organiques pour la fertilisation, il pouvait s’établir. Mais il ne pouvait y insérer personne d’autre. Il n’y avait pas d’herbe pour les herbivores. Il n’y avait pas d’herbivores pour les carnivores. Il n’y avait pas d’insectes pour féconder les plantes à fleurs ; les arbres fruitiers importés étaient tous fertilisés à la main. Aucun animal venant d’Urras n’était introduit sur la planète pour ne pas mettre en péril la délicate balance de la vie. Seuls les Colons étaient venus, et si bien nettoyés intérieurement et extérieurement qu’ils n’avaient apporté avec eux qu’un minimum de leur faune et de leur flore personnelles. Pas même une puce n’avait pu s’installer sur Anarres4. »

    Urras, « l’Ancien Monde5 », le « pays de la propriété6 »

    Quant à Urras, c’est une planète qui ressemble beaucoup à la Terre : la société, gangrénée par le profit et les rapports de force, est divisée en classes sociales ghettoïsées. Tandis que les bourgeois·es vivent confortablement dans des villes à la fois ultra-urbanisées et verdoyantes, et dans des maisons luxueuses, les prolétaires sont privé·es de tout, esclavisé·es, invisibilisé·es.

    « [Shevek] avait déjà rencontré souvent cette anxiété sur les visages des Urrastis, et cela l’intriguait. Était-ce parce que, aussi riches qu’ils fussent, ils devaient toujours s’affairer et gagner encore plus d’argent, de peur de mourir pauvres ? Était-ce la culpabilité, parce que même s’ils avaient très peu d’argent, il existait toujours quelqu’un qui en avait moins qu’eux ? Quelle qu’en fût la cause, elle donnait à tous ces visages une certaine similitude, et il se sentit très seul parmi eux. En échappant à ses guides et ses gardes, il n’avait pas pensé à ce que cela pourrait être de devoir se débrouiller seul dans une société où les hommes n’avaient pas confiance les uns dans les autres, où le principe moral fondamental n’était pas l’aide mutuelle, mais l’agression mutuelle7. »

    Mon avis

    Après avoir refermé Les Dépossédés, je me dis que, décidément, un roman vaut mille essais… Ursula Le Guin (1929-2018), grande autrice états-unienne anarchiste, féministe et écolo, montre que la science-fiction est un outil majeur pour penser des théories et inventer de nouveaux imaginaires, ainsi que l’explique Azélie Fayolle dans son ouvrage Des femmes et du style.

    « Aucun homme ne possède le droit de punir, ou celui de récompenser. Libérez votre esprit de l’idée de mériter, de l’idée de gagner, d’obtenir, et vous pourrez alors commencer à penser8. »

    Le procédé narratif de l’altérité, du personnage extraterrestre qui porte un regard neuf sur une autre planète, est d’une efficacité redoutable, car il permet d’aborder une multitude de thèmes : la misogynie et le sexisme ; l’anarchisme et l’égalité ; le capitalisme, l’accumulation, le pouvoir et l’argent ; l’État, la centralisation, la propriété et le vol ; la loi, la morale, la coercition, la transgression, la punition, la violence psychologique et physique ; la liberté, l’individu, la famille et le collectif ; la coopération, la compétition et l’écosystème ; l’éducation et le formatage ; la division sociale du travail, le mérite et la compétition ; le respect et l’ostracisation ; la souffrance et le handicap…

    « Personne ne possède rien à voler. Si vous désirez quelque chose, vous allez le prendre au dépôt. Quant à la violence, eh bien, je ne sais pas, Oiie : est-ce que vous m’assassineriez, en temps normal ? Et si vous en aviez envie, est-ce qu’une loi vous en empêcherait ? La coercition est le moyen le moins efficace de maintenir l’ordre9. »

    Les Dépossédés n’est pas un roman manichéen. Anarres n’est pas une société idéale : à cause de son aridité, la communauté anarrestie assure sa survie en contraignant les individus qui la composent à faire passer le destin commun avant leur propre liberté.

    « Anarres n’était pas faite pour supporter une civilisation. Si nous nous laissons tomber les uns les autres, si nous n’abandonnons pas nos désirs personnels pour le bien commun, rien, rien sur ce monde aride ne pourra nous sauver. La solidarité humaine est notre seule ressource10. »

    Anarres est une société pragmatique. Elle s’est adaptée à l’aridité de son milieu et à ses « ressources » naturelles très limitées. Elle a adopté un « processus d’équilibre compliqué : cet équilibre de la diversité qui est la caractéristique de la vie, de l’écologie naturelle et sociale11 ». C’est en cela qu’Anarres émet un signal d’alerte particulièrement fort, encore aujourd’hui : cette aridité nous guette si les classes dirigeantes continuent à détruire la planète Terre et les habitant·es qui la peuplent. Seules la « solidarité humaine12 » et la « révolution permanente13 » permettront d’assurer notre avenir, de préserver notre liberté intellectuelle et notre vivacité.

    Un grand coup de cœur !

    « Nous avons fait des lois, des lois de comportement conventionnel, nous avons construit des murs autour de nous-mêmes, et nous ne pouvons pas les voir, parce qu’ils font partie de notre pensée14. »

    Lisez aussi

    Essais

    Normand Baillargeon L’ordre moins le pouvoir 

    Jérôme Baschet La Rébellion zapatiste 

    Simone de Beauvoir Le Deuxième Sexe 1

    Éliane Viennot Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin !

    Davy Borde Tirons la langue

    Coral Herrera Gomez Révolution amoureuse

    Mathilde Larrère Rage against the machisme

    Récits

    Louise Michel La Commune


    1. Page 161. -2. Page 118. -3. Page 125. -4. Page 220. -5. Page 221. -6. Page 245. -7. Page 244. -8. Page 413. 9. Page 178. -10. Page 199. -11. Page 118. -12. Page 398. -13. Page 384. -14. Page 380.

    Les Dépossédés

    (The Dispossessed)

    Roman traduit de l'anglais (États-Unis) par Henry-Luc Planchat

    Ursula Le Guin

    Le Livre de poche

    2006

    448 pages

    8,40 euros

    Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !

    Suivez-moi sur Instagram !

    Partager via Gmail Pin It

    10 commentaires
  • tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le blob sans jamais oser le demander audrey dussutour bibliolingus

    Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le blob sans jamais oser le demander

    Audrey Dussutour

    Éditions Équateurs

    2017

     

    Qu’est-ce que le physarum polycephalum, appelé plus communément le blob ? Audrey Dussutour propose un ouvrage court, facile à lire et drôle, même si, au fil de la lecture, on se rend compte qu’on est face à une découverte très sérieuse ! Mais, outre le blob, l’autrice dresse le panorama du métier de chercheur·se qui se précarise de plus en plus. Il est soumis à une concurrence de plus en plus forte et une vision court-termiste, ce qui va à l’encontre du principe même de la recherche scientifique.

    « Qui sait ? D’un petit blob viendra peut-être un jour le salut de l’humanité1. »

    Qu’est-ce que le blob ? Redécouvert en 2000 par le biophysicien Toshiyaki Nakagaki, le blob ne cesse de surprendre. Ce n’est ni un animal, ni un végétal, ni un champignon, c’est pourquoi il a été classé différemment dans l’arbre de la vie au cours des recherches scientifiques. Et pourtant, cet organisme informe composé d’une seule grande cellule est capable de se déplacer, de se nourrir, de se reproduire et d’apprendre. 

    Le blob se nourrit de champignons, de bactéries, d’autres blobs, mais aussi de flocons d’avoine ! Il sait même se nourrir selon les choix qui lui sont proposés et selon son état de santé.

    Le blob n’a pas de cerveau, et pourtant il est doué d’intelligence. Il est capable d’apprendre et de trouver des solutions, d’anticiper les changements de son environnement, de repérer la nourriture et les autres blobs, de faire circuler l’information entre blobs, de cicatriser lorsqu’il est coupé ou de fusionner avec d’autres blobs, si bien qu’il est quasi immortel…

    Mon avis

    J’avais très envie d’en savoir un peu plus sur le blob, et l’ouvrage d’Audrey Dussutour est très bien fait : l’autrice a su rendre ses recherches très claires, avec des petits dessins qu’elle a elle-même réalisés, organisées en petits chapitres. Cet ouvrage est également drôle : elle raconte par exemple qu’elle a retrouvé son blob au plafond après avoir oublié de le nourrir pendant le weekend ! 

    Mais Audrey Dussutour explique que nous sommes aux balbutiements de la recherche. En effet, les chercheur·ses du monde entier ne travaillent que sur trois espèces, alors qu’il en existerait au moins un millier…  

    Ces premières découvertes ouvrent des perspectives impressionnantes : d’une part, il y a encore tant de choses à découvrir sur le blob et son fonctionnement. D’autre part, la compréhension du blob pourrait faire progresser la science sur les recherches thérapeutiques contre les maladies comme le cancer, le vieillissement, ou sur l’écologie, puisque le blog recycle les nutriments et les bactéries, ou encore sur l’optimisation des réseaux de transports ! Mais comme toute recherche, le blob pourrait malheureusement être l’objet d’une exploitation marchande…

    Mais cet ouvrage ne porte pas seulement sur le blob : Audrey Dussutour raconte aussi sa vie de chercheuse, surtout en tant que femme. Elle explique que la recherche de financement occupe une grande partie du temps, surtout lorsque le domaine de recherche ne semble pas immédiatement applicable, à l’instar du blob. Puisque le métier se précarise, que les places en laboratoire sont très chères et qu’il faut se faire publier dans des revues pour être reconnu·e de ses pairs, la concurrence est très forte. Les chercheur·ses cumulent les CDD et peuvent même falsifier les données et les processus d’expérimentation pour obtenir des résultats plus rapidement et plus « satisfaisants ».

    Audrey Dussutour explique aussi que le Crédit impôt recherche accordé aux entreprises afin qu’elles développent leur secteur recherche et développement (R&D) n’est pas efficace. Ce CIR est en réalité une sorte de niche fiscale : non seulement il ne fait pas progresser la recherche dans les entreprises privées, mais en plus il prive les recherches publiques de financement qui, elles, investissent dans les projets à haut risque. Tout ce système pose un vrai problème dans la recherche : cela entraîne la précarisation des chercheur·ses et nuit à la progression des connaissances à long terme.

    Voilà donc un ouvrage passionnant, instructif à plusieurs égards, et facile à lire !

     1. Page 13.

    Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le blob sans jamais oser le demander

    Audrey Dussutour

    J’ai lu

    2019

    190 pages

    6,50 euros

    Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !

    Suivez-moi sur Instagram !

    Partager via Gmail Pin It

    2 commentaires