• Coucou !

    Dans cet article, j’ai envie de revenir aux fondamentaux : pourquoi chroniquer des livres sur les réseaux ?

    Comment expliquer que nous puissions consacrer plusieurs heures par semaine à cette activité, avec une constance et une assiduité qui défient l’entendement, et de manière tout à fait bénévole ? Qu’en retire-t-on ? Fait-on ça pour soi-même, pour les autres ?

    Voici les 5 raisons qui me motivent chaque jour à publier des chroniques... depuis 2012 !

    1- Garder un souvenir de mes lectures

    Rédiger une chronique, c’est avant tout formaliser ce que j’ai en tête, mettre mes idées en ordre, et ancrer un savoir nouvellement acquis pour l’agencer avec ceux que je possède déjà.

    Avant de créer Bibliolingus.fr en 2012, je ne prenais pas forcément de notes, si bien que j’oubliais ce que je lisais. Même si, aujourd’hui, je ne suis plus d’accord avec ce que j’ai écrit dans certaines chroniques, j’ai tout de même une trace de chaque livre et de ce que j’en ai pensé à l’époque.

    2- Écrire ! 

    Écrire toutes les semaines est un exercice difficile mais essentiel, surtout dans mon métier d’éditrice et de correctrice. Ça permet de mieux maîtriser la langue, de s’exercer à différents styles, et de trouver le sien !

    3- Défendre les maisons d’édition indépendantes

    Rédiger des chroniques, c’est aussi le moyen de mettre en avant la bibliodiversité et les éditions indépendantes qui s’efforcent de publier des auteurices peu plébiscité·es par les médias mainstream et les institutions, et de mobiliser des savoirs précieux pour nos luttes.

    4- Donner envie de lutter

    Lire et militer, pour moi ça va ensemble ! Loin de se substituer à l’action politique, la lecture vient la soutenir et la comprendre. J’ai toujours à cœur de proposer des livres en lien avec les événements que nous vivons, de nourrir nos réflexions et de nous encourager à prendre position dans l’espace public. J’espère que mes chroniques apportent beaucoup de questions, et quelquefois des réponses.

    5- Nouer des relations

    Depuis 2012, Bibliolingus me permet d’aller à la rencontre d’autres lecteurices et créateurices de contenu, des maisons d’édition, des auteurices, des militant·es… de vous !

    Le partage est précieux : ensemble, nous construisons des savoirs collectifs pour nos luttes. Tout ce que je ne peux pas lire (car les journées ne font que 24 heures), je le lis à travers vos contenus et vos chroniques, et inversement. 

    Le système craque de toutes parts, les lois liberticides et le fascisme nous guettent, le vivant est en danger à cause des classes dominantes du monde entier. Créons des réseaux de résistance, organisons-nous, ici et maintenant, avant que l’on ne nous en empêche et qu’il ne soit trop tard.

    Ce sont nos liens, notre cohésion, notre solidarité qui nous sauveront. Vivent l’anarchisme et le communisme !

     

    Et toi, pourquoi tu crées du contenu ? Pourquoi tu lis des chroniques de livres ?

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  • king kong theorie virginie despentes bibliolingus

    King Kong Théorie

    Virginie Despentes

    Grasset

    2006

     

    Traumavertissement : violences sexuelles, viol, prostitution, pornographie

     

    Quinze ans après tout le monde, j’ai dévoré (deux fois) King Kong Théorie, un ouvrage fondamental dans la pensée féministe. Alors, je vous le demande : comment peut-on écrire un livre si petit, et pourtant si dense, intense et profond ? Virginie Despentes n’y va pas par quatre chemins : viol, prostitution, pornographie, harcèlement… Il faut avoir le ventre bien accroché, mais ce livre est accessible et fondamental, percutant et nuancé, violent et beau, tout à la fois.

    « La féminité, c’est la putasserie. L’art de la servilité1. »

    Virginie Despentes appelle à la révolution féministe qui nous assigne toustes, hommes et femmes, à notre rôle de genre. 

    Pour s’assurer une place dans la société hétéropatriarcale hypernormée et une sécurité toute relative, les femmes se coupent de leur puissance, elles s’empêchent d’être elles-mêmes, elles se diminuent spontanément et acceptent l’infériorité qu’on leur inculque. 

    La seule place qui nous est accordée, c’est celle de la bonne épouse, de la jeune fille modèle, de la femme hétéro qui gagne honnêtement son argent, qui se sacrifie pour son mari et ses enfants. Même si nous avons acquis une certaine indépendance au cours du XXe siècle, nous cherchons toujours à montrer aux hommes qu’ils n’ont rien à craindre de nous, que nous sommes toujours soumises aux injonctions patriarcales. Les normes féminines sont pleines d’injonctions paradoxales, contraignantes et finalement inatteignables. Et Virginie Despentes de conclure : « l’idéal de la femme blanche heureuse2 » n’existe pas.

    Toute transgression est punie. Chaque fois qu’une femme s’exprime, c’est le backlash assuré (voir les travaux de Susan Faludi), et Virginie Despentes peut en témoigner, car elle a essuyé des critiques très dures de la part d’hommes qui n’auraient pas osé agir de la même manière face à un homme. Nous devons nous taire et rester courtoises, car ce sont les hommes qui savent mieux que nous ce que nous sommes et ce que nous devons faire. Seules celles qui jouent le plus le jeu de la femme docile, douce et agréable pourront accéder aux sphères du pouvoir.

    « Les filles qui touchent au sexe tarifé, qui tirent en restant autonomes un avantage concret de leur position de femmes, doivent être publiquement punies3. »

    Nous devons vivre coupées de notre propre sexualité, et la vivre par le biais de l’homme. La masturbation féminine est totalement absente dans les films porno, largement empreints du male gaze

    Pour Virginie Despentes, le premier problème du porno, ce sont les conditions de travail des actrices, car ce sont toujours les hommes qui tirent profit de cette industrie. Mais pourquoi sont-elles autant victimisées, alors qu’elles sont littéralement au centre de l’écran, et qu’elles manifestent une « sexualité d’homme4 », à vouloir du sexe par tous les moyens, par tous les trous, comme un homme ? Pourquoi sont-elles toujours renvoyées à leur carrière d’actrices porno, même quand elles font autre chose, si ce n’est pour les punir d’avoir transgressé leur rôle de bonne épouse et de fille modèle ?

    « Nous voulons être des femmes convenables. Si le fantasme apparaît comme trouble, impur ou méprisable, nous le refoulons. Petites filles modèles, anges du foyer et bonnes mères, construites pour le bien-être d’autrui, pas pour sonder nos profondeurs. Nous sommes formatées pour éviter le contact avec nos propres sauvageries. D’abord convenir, d’abord penser à la satisfaction de l’autre. Tant pis pour tout ce qu’il faut faire taire de nous. Nos sexualités nous mettent en danger, les reconnaître, c’est peut-être en faire l’expérience, et toute expérience sexuelle pour une femme conduit à son exclusion du groupe5. »

    « Celles qu’on baise gratuitement doivent continuer de s’entendre dire qu’elles font le seul choix possible, sinon comment les tenir6 ? »

    Quant à la prostitution, Virginie Despentes ne l’enjolive pas du tout, mais son expérience personnelle l’a amenée à constater que la réalité était très diverse. Les profils des femmes prostituées sont très variés, elles ne sont pas toujours les victimes soumises, contraintes et droguées qu’on voit dans les médias, et la plupart d’entre elles ne font cela qu’un temps avant de passer à autre chose. 

    « Quand on est une pute, on sait ce qu’on est venue faire, pour combien, et tant mieux si par ailleurs on prend son pied ou on satisfait de la curiosité. Quand on est une femme libre de son choix, c’est beaucoup plus compliqué à gérer, moins léger, finalement7. »

    Pour elle, la prostitution a été une étape essentielle dans sa reconstruction après le viol qu’elle a subi à 17 ans par trois hommes armés. C’était une manière de se réapproprier le corps qu’on lui a pris de force, « une entreprise de dédommagement, billet après billet, de ce qui [lui] avait été pris par la brutalité8 ».

    En fait, Virginie Despentes voit en la prostitution une fonction repoussoir pour les femmes : nous ne devons pas gagner notre argent en vendant notre sexe, ce même sexe qui est l’objet de notre oppression. Selon elle, la bourgeoisie veut abolir la prostitution parce que, si elle était légalisée et exercée comme n’importe quel métier, dans des conditions confortables, elle constituerait une menace pour l’épouse bourgeoise qui acquiert sa sécurité financière et sociale en donnant ses services sexuels gratuitement. Or, pour certaines femmes, la vie de prostituée semble plus enviable qu’être caissière au supermarché, un boulot légal, difficile, chiant, hiérarchique et très mal rémunéré. Elle parle du « désert théorique9 » qui entoure la prostitution en France pour la maintenir dans la honte et l’obscurité et protéger la cellule familiale classique.

    « Mais le monde économique aujourd’hui étant ce qu’il est, c’est-à-dire une guerre froide et impitoyable, interdire l’exercice de la prostitution dans un cadre légal adéquat, c’est interdire spécifiquement à la classe féminine de s’enrichir, de tirer profit de sa propre stigmatisation10. »

    « Aucune femme ne doit tirer bénéfice de ses services sexuels hors le mariage. En aucun cas elle n’est assez adulte pour décider de faire commerce de ses charmes. Elle préfère forcément faire un métier honnête. Qui est jugé honnête par les instances morales. Et non dégradant. Puisque le sexe pour les femmes, hors l’amour, c’est toujours dégradant11. »

    « [Le viol] est fondateur. [...] C’est en même temps ce qui me défigure, et ce qui me constitue12. »

    À travers le viol qu’elle a subi en 1986, Virginie Despentes décrit les mécanismes et la construction sociale de la culture du viol (sans poser le terme puisqu’il a été popularisé en France par Noémie Renard en 2013) : l’apprentissage de notre impuissance et du silence, le désir masculin indomptable, le viol représenté comme un acte exceptionnel et violent, les victimes représentées comme, au mieux consentantes, au pire responsables de leur viol…

    Pourtant, depuis la parution de son premier roman Baise-moi, l’autrice a compris à quel point il était banal et « au centre, au cœur, socle de nos sexualités13 », ainsi que l’explique Valérie Rey-Robert. Quels que soient l’âge, la classe sociale ou le capital beauté qu’on nous attribue. Elle explique également que le viol est un acte de virilisation et une arme de soumission des autres hommes par l’intermédiaire des femmes.

    Virginie Despentes raconte que, lorsqu’elle a été violée, elle n’a pas trouvé dans la littérature de quoi panser ses plaies. Baise-moi est peut-être le livre qu’elle n’a pas eu à portée de main. Depuis la parution de ce premier roman en 1999, d’autres autrices et écrivaines ont pris la plume pour s’exprimer sur ce sujet, comme le montre Azélie Fayolle dans son grand ouvrage Des femmes et du style.

    « Les femmes donnent les enfants pour la guerre, et que les hommes acceptent d’aller se faire tuer pour sauver les intérêts de trois ou quatre crétins à courte vue14. »

    Virginie Despentes parle aussi du coût de la masculinité pour les hommes. Tout comme les femmes, ils sont pris dans des injonctions qui les maintiennent dans une « sévère restriction des émotions15 », un « festival de limitations imbéciles et stériles16 ». Un homme doit se montrer fort et agressif, et le montrer par tous les moyens : baiser beaucoup de femmes (surtout pas des hommes !) sans leur demander le mode d’emploi pour les faire jouir, gagner beaucoup d’argent, avoir une grosse voiture, adopter des comportements dangereux… 

    Elle livre un magnifique passage sur ces hommes qui n’entrent pas dans les cases : ceux qui montrent leur vulnérabilité et leur sensualité, qui sont timides et ne savent pas faire le premier pas, qui veulent s’occuper de leurs enfants, de leur foyer, qui ne veulent ni se battre, ni faire carrière, ni s’habiller avec des vêtements moches et tristes… 

    « On dirait qu’ils ont peur de s’avouer que ce dont ils ont vraiment envie, c’est de baiser les uns avec les autres. Les hommes aiment les hommes. Ils nous expliquent tout le temps combien ils aiment les femmes, mais on sait toutes qu’ils nous bobardent. Ils s’aiment, entre eux. ils se baisent à travers les femmes, beaucoup d’entre eux pensent déjà aux potes quand ils sont dans une chatte. Ils se regardent au cinéma, se donnent de beaux rôles, ils se trouvent puissants, fanfaronnent, n’en reviennent pas d’être aussi forts, beaux et courageux. Ils écrivent les uns pour les autres, ils se congratulent, ils se soutiennent17. »

    Finalement, la virilité est très fragile, elle semble reposer sur les mensonges qu’ils se racontent à eux-mêmes et que les femmes leur racontent pour ne pas froisser leur ego. Et ceux qui manquent le plus de confiance en eux sont ceux qui en font des caisses avec leur virilité !

    « Les femmes donnent les enfants pour la guerre, et [...] les hommes acceptent d’aller se faire tuer pour sauver les intérêts de trois ou quatre crétins à courte vue18. »

    Et la question qu’effleure Virginie Despentes est au fond : à qui profite la binarité des genres, si ce n’est à la classe bourgeoise et blanche ? Car nous ne sommes pas seulement assujetti·es à des catégories de genre, mais aussi à l’État capitaliste qui nous infantilise et nous maintient dans une insécurité permanente, en tant que consommateurices, mais aussi en tant que femmes et hommes. Que chacun·e reste à sa place : les femmes reproductrices de petits soldats qui seront appelés à la guerre quand il le faudra, au profit des grand·es capitalistes et dirigeant·es… Et le sujet est particulièrement d’actualité avec la guerre en Ukraine et en Palestine.

    « [Les hommes] oublient que cet avantage politique qui leur était donné a toujours eu un coût : les corps des femmes n’appartiennent aux hommes qu’en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l’État, en temps de guerre. La confiscation du corps des femmes se produit en même temps que la confiscation du corps des hommes. Il n’y a de gagnants dans cette affaire que quelques dirigeants19. »

    Mon avis

    Dans cet ouvrage percutant, acéré, accessible et très court (140 pages), Virginie Despentes mêle son expérience personnelle et son analyse nuancée de la société, qui embrasse d’un même regard la catégorie de genre, la classe sociale et la classe raciale.

    Il faut beaucoup de courage et de force pour s’exprimer publiquement. Une femme qui raconte les circonstances de son viol, ses années de prostitution, ses addictions, son harcèlement à la parution de chacun de ses livres, c’est une femme qui transgresse le silence qu’on lui a imposé, et qui se prend à coup sûr un gros backlash !

    Pourtant, le message qu’elle veut faire passer n’est pas si radical, il est même conciliant avec les hommes. De mon côté, je poursuis volontiers ma découverte de cette personnalité touchante, solide sur ses appuis et talentueuse ! Et je voudrais en particulier lire davantage de textes sur la prostitution pour mieux en comprendre les mécanismes, mais il n’y a pas beaucoup de livres sur le sujet. Si vous avez des ouvrages à me conseiller, je suis preneuse !

    Avez-vous lu King Kong Théorie ?

    De la même autrice

    Baise-moi

    Lisez aussi

    Essais

    Simone de Beauvoir Le Deuxième Sexe 1

    Éliane Viennot Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin !

    Davy Borde Tirons la langue

    Pauline Harmange Moi les hommes, je les déteste

    Coral Herrera Gomez Révolution amoureuse

    Françoise Héritier Masculin/Féminin 1

    Mathilde Larrère Rage against the machisme

    Titiou Lecoq Libérées

    Valérie Rey-Robert Une culture du viol à la française

    Julia Serano Manifeste d'une femme trans

    Françoise Vergès Le Ventre des femmes

    Irène Zeilinger Non c'est non

    Christelle Murhula Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges

    Valérie Rey-Robert Une culture du viol à la française

    Simone de Beauvoir Le Deuxième Sexe 1

    Mona Chollet Beauté fatale

    Rozenn Le Carboulec Les Humilié·es

    Louise Morel Comment devenir lesbienne en dix étapes

    Azélie Fayolle Des femmes et du style. Pour un feminist gaze

    Mathilde Larrère Rage against the machisme

    Titiou Lecoq Libérées

    Pauline Le Gall Utopies féministes sur nos écrans

    Julia Serano Manifeste d'une femme trans

    Littérature

    Dorothy Allison L'Histoire de Bone

    Dorothy Allison Retour à Cayro (200e chronique)

    Amanda Eyre Ward Le Ciel tout autour

    Heloneida Studart Le Bourreau

    Heloneida Studart Le Cantique de Meméia

    Erika Nomeni L'Amour de nous-mêmes

    Martin Winckler Le Chœur des femmes

    Récits

    Jeanne Cordelier La Dérobade

    Dorothy Allison Deux ou trois choses dont je suis sûre

    Anonyme Une femme à Berlin

    Gabrielle Deydier On ne naît pas grosse

    Mika Etchébéhère Ma guerre d'Espagne à moi

    Emma Goldman Vivre ma vie 

    Rosa Parks Mon histoire 

    Assata Shakur Assata, une autobiographie

    Illustrés

    Léa Castor Corps à cœur Cœur à corps 

    Cualli Carnago L’Histoire d’une huître 

    Claire Duplan Camel Joe 

     

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    King Kong Théorie

    Virginie Despentes

    Le Livre de poche

    2022

    160 pages

    6,90 euros

     

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  • une page d'amour émile zola bibliolingus

    Une page d’amour

    (tome 8 des Rougon-Macquart)

    Émile Zola

    Georges Charpentier

    1879

     

    Une fois de plus, je replonge dans l’univers de Zola ! Et quel plaisir de retrouver tout ce que j’aime chez lui. Une page d’amour, le tome 8 de la série des Rougon-Macquart, est probablement l’un des moins connus. Il met en scène Hélène Grandjean, une jeune veuve qui vit à Passy avec sa fille Jeanne âgée de 11 ans. En apparence, ce roman semble simple, moins violent que les autres, mais en fin de compte je l’ai trouvé très réussi et bien cruel. 

    « Une vraie sainte, un ange de paradis, et belle, si belle qu’on se mettrait à genoux dans les rues pour la voir passer1 »

    Hélène Grandjean vit à Passy avec sa fille Jeanne âgée de 11 ans. Depuis la mort de son mari, à leur arrivée à Paris, un an et demi plus tôt, Hélène vit recluse avec sa fille dans un bel appartement aménagé et décoré par son ami l’abbé Jouve. 

    Le luxe de cette vie bourgeoise citadine la heurte un peu, car Hélène est de la lignée des Macquart, la branche pauvre de la famille Rougon-Macquart. Elle est la fille d’Ursule Macquart et du chapelier Mouret, et la sœur de Sylvère (tome 1, La Fortune des Rougon) et de François Mouret (tome 4, La Conquête de Plassans).

    À cette époque, Passy n’est pas encore rattachée à Paris, mais la ville semble déjà, d’après le texte de Zola, très bourgeoise et aristocratique. L’opposition est nette avec l’immense succès qu’est L’Assommoir, le tome 7 paru quelques années avant, et qui se déroule dans les quartiers pauvres de La Chapelle dans le 18e arrondissement. Pour Zola, il s’agissait de montrer qu’il excellait aussi bien dans l’art de décrire le prolétariat que la bourgeoisie.

    De Paris, Hélène ne connaît rien du tout, elle ne sort que très rarement de chez elle. Mais Paris est un personnage à part entière du roman, car chaque jour, Hélène s’installe à sa fenêtre qui lui offre une vue plongeante de la ville. Ainsi, chaque description d’une saison à Paris fait écho à la vie intérieure d’Hélène.

    « Il faut me guérir, monsieur, n’est-ce pas ? Pour que maman soit contente… Je boirai tout ce que vous me donnerez, bien sûr2. »

    Une nuit, alors que sa fille Jeanne souffre d’une nouvelle crise de chloro-anémie, Hélène va à la rencontre de son voisin, le docteur Deberle. Cet épisode marque un tournant dans sa vie : peu à peu, elle visite les Deberle et entre dans leur intimité. Henri le médecin, son épouse Juliette, décrite comme une « jeune femme écervelée3 », bavarde, mondaine et versatile, « tourmentée du besoin de faire ce que tout le monde faisait4 », et le petit Lucien, aussi bien portant que Jeanne est malade.

    Jeanne, qui entre dans l’adolescence, semble souffrir de la même faiblesse héritée de son arrière-grand-mère, Adélaïde Fouque (tome 1, La Fortune des Rougon). La chloro-anémie, dans la littérature romanesque, touche les jeunes femmes vierges ; et, chez Zola, c’est l’une des manifestations des tares familiales héréditaires.

    Hélène semble se contenter de cette vie sage et solitaire, pleine de l’amour possessif, jaloux, exclusif de sa fille Jeanne. Depuis le décès de son mari, Hélène vit dans une paix tranquille et vertueuse, dans une honnêteté, une fermeté dénuées de toute passion. Elle occupe ses journées en compagnie des Deberle, elle se rend à leurs réceptions futiles, elle fait des visites de charité à la vieille Mme Fétu, elle se rend à la messe… Toutes les activités propres aux dames honorables, de « bonne éducation ».

    Mais son ami l’abbé Jouve l’enjoint à se remarier.

    « Aimer, aimer ! certes, elle aimait son enfant. N’était-ce point assez, ce grand amour qui avait empli sa vie jusque-là ? Cet amour devait lui suffire, avec sa douceur et son calme, son éternité qu’aucune lassitude ne pouvait rompre5. »

    Une page d’amour, un roman moralisateur ?

    J’ai beaucoup aimé lire Une page d’amour. Pour tout dire, j’ai littéralement fondu en larmes. L’intrigue, resserrée sur une poignée de personnages, est simple en apparence (et assez prévisible quand on connaît le goût terrible de Zola pour le tragique). Elle est organisée autour d’une armature faite de parties et de chapitres, à la fois très solide, très mathématique, et invisible si l’on n’y prend pas garde.

    J’aime le fait que Zola mette en avant beaucoup de femmes dans ses romans (Renée dans La Curée, Gervaise dans L’Assommoir, Nana, Denise dans Au Bonheur des Dames…), mais il leur réserve presque toujours des destins tragiques. Sur le thème de la passion impossible et conflictuelle, Zola soulève plusieurs interrogations. Qu’est-ce que l’amour ? Faut-il choisir entre le devoir d’élever son enfant et une relation amoureuse ? Comment « réagencer » sa famille après la perte d’un de ses membres ? 

    Une page d’amour est effectivement un roman bien cruel ! Est-il moralisateur ? Ou bien ne dénonce-t-il pas justement la moralisation ? Car, dans Une page d’amour, le désir d’Hélène est écrasé par la culpabilité, la résignation, les codes et les lois d’une bourgeoisie rigide, d’une Église qui codifie et aseptise toutes les relations. Je penche plutôt pour la deuxième option, car Zola écrit en réaction avec son époque : les années 1870-1880 et le retour à l’ordre moral, postérieur à la Commune de Paris. 

    Dans Une page d’amour, j’ai savouré la description critique du milieu bourgeois et aristocratique : les grandes réceptions pour parader et cancaner, les cérémonies à la messe qui ne sont finalement que des rendez-vous pour se donner bonne conscience et papoter, les visites aux pauvres qui sont des occasions de faire une « bonne action »… Ce milieu hypocrite, factice, vide, décrit à travers l’attitude et la physionomie des personnages, n’attire pas Hélène. 

    Dans ce roman, on n’échappe pas à l’habituelle scène orgiaque : lors du bal, les enfants, imitant à la perfection les « bonnes manières » de leurs parents, se goinfrent de choux à la crème (à l’instar des aristos dans La Curée, des pauvres lors du mariage de Gervaise dans L’Assommoir). Zola montre définitivement qu’il est aussi à l’aise avec les portraits des prolétaires que des bourgeois·es…

    Une page d’amour marque aussi par l’omniprésence de Paris. Paris n’est presque vu que depuis la fenêtre d’Hélène, mais il habite entièrement le roman, comme un compagnon qui est à la fois tranquillisant et indifférent — car, quoi qu’il arrive, il reste dans sa vie, là, immuable et changeant à la fois.

    Du même auteur

    La Fortune des Rougon, tome 1 des Rougon-Macquart

    La Curée, tome 2

    Le Ventre de Paris, tome 3

    La Conquête de Plassans, tome 4

    La Faute de l'abbé Mouret, tome 5

    Son excellence Eugène Rougon, tome 6

    L’Assommoir, tome 7

    La Terre, tome 15

    1. Page 61. -2. Page 181. -3. Page 170. -4. Page 172. -5. Page 92.

    Une page d’amour

    (tome 8 des Rougon-Macquart)

    Émile Zola

    Édition d’Henri Mitterrand

    Éditions Gallimard

    Collection Folio classique

    2021 (2018 pour la première parution dans la collection)

    414 pages

    9,20 euros

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