• Le Bourreau Heloneida StudartSalon du livre de Paris 2015

     

    Le Bourreau

    Heloneida Studart

    Éditions Les Allusifs

    2007

    En 1975, pendant la dictature brésilienne, Carmélio a pour mission d’arrêter et de torturer les subversifs, jusqu’au jour où il est envoyé dans le Nordeste pour liquider un poète révolutionnaire.

    « Personne ne nous jugera, Carmélio, même pendant le deuxième millénaire1. »

    Entrez dans la peau de Carmélio, un militaire tortionnaire sans cœur qui aime davantage les animaux que les humains. Sadique, misogyne, homophobe, Carmélio est un anti-héros qui nous fait entrer dans les cellules de torture des militaires pendant la dictature brésilienne.

    En toute impunité, ils brûlent la peau, ils cassent les os, ils arrachent les yeux, ils tuent la rébellion. Personne ne résiste aux militaires, ils sont au-dessus de la police et des lois. Même ceux qui n’ont jamais comploté contre la dictature avouent des crimes. Leur impunité est si totale que les assassinats sont à peine déguisés en suicides.

    « Nous serons toujours choyés, adulés, médaillés, primés. Pour nous, il n’y aura jamais de tribunaux, d’accusations, de sentences. Aucun homme intrépide en toge n’osera lever le doigt dans notre direction2. »

    « Ne t’embarque pas dans des histoires de femmes3

    Carmélio est envoyé dans le Nordeste du Brésil pour une nouvelle mission : tuer Célio, un poète militant. Dans le sertão du Nordeste, la foi en Dieu est inébranlable. Celle du peuple opprimé, guidé par Cícero, le faiseur de miracles renié par l'Église du Vatican, mais aussi celle des grandes familles bourgeoises, propriétaires de champs de coton et d’immeubles en ville, qui exploitent avec charité la misère des Noirs et des métisses.

    « Les choses sont ainsi depuis que le monde est monde. Les patrons s’amusent et les Noirs travaillent comme des bêtes de somme4. »

    Carmélio se glisse dans la population de Fortaleza à la recherche de Célio. Son enquête lui fait rencontrer Dorinha, une bibliothécaire, qui ébranle son monde sans amour. L’homme, qui a connu toute sa vie la violence et la haine, croit retrouver le visage tant recherché de sa mère.

    « “Je viens de tuer un homme”, eus-je envie de lui répondre. Mais cela ne voulait rien dire, car j’avais tué beaucoup d’hommes. J’avais déjà tué en infligeant la plus grande douleur possible. Peut-être étais-je perturbé parce que c’était la première fois que je pensais à ma propre mort5

    Pour finir

    Le Bourreau met à nu la barbarie des militaires (même s’il manque aux lecteurs non brésiliens la contextualisation de la dictature de 1964-1985), mais il montre aussi combien la foi des Brésiliens, des pauvres et des Noirs en majorité, faite de superstitions et de rites, diffère de celle de l'Église du Vatican.

    Dans Le Bourreau, on retrouve aussi le racisme latent envers les Noirs après l’abolition tardive de l’esclavage dans un pays pourtant très métissé, ainsi que les inégalités sociales et les rapports de force entre les propriétaires des terres et les travailleurs exploités.

    Heloneida Studart dénonce aussi comment le fanatisme a contribué à enfermer les femmes dans l’ignorance en prônant la chasteté, la servitude et l’inculture.

    Certes violent et habité par le deuil, l’amour désespéré et obsessionnel, le désir de vengeance, l’impuissance, Le Bourreau, publié par Les Allusifs, est un excellent roman sur l’âme humaine, sur l’image de la mère dans la construction psychique, sur l’ivresse du pouvoir et la culpabilité. Et la fin n’est pas moraliste, car Carmélio n’est qu’un rouage dans la machine infernale de la violence.

    « Cela ne sert à rien de découper un homme en morceaux si les livres qu’il écrit subsistent et contaminent tout6. »

    De la même autrice

    Le Cantique de Meméia  

    Lisez aussi

    Bahia de tous les saints Jorge Amado

    Wakolda Lucía Puenzo (littérature argentine)

    O matador Patrícia Melo

    Manuel pratique de la haine Ferréz

    Enfer Patrícia Melo 

    Ma guerre d'Espagne à moi Mika Etchébéhère 

    Littérature d'Amérique du Sud

     

    1. Page 116. -2. Page 175. -3. Page 62. -4. Page 293. -5. Page 131. -6. Page 99.

    Le Bourreau
    (O torturador em romaria, titre original)
    Traduit du portugais (Brésil) par Paula Salnot et Inô Riou
    Heloneida Studart
    Éditions Les Allusifs
    2007 (1986 pour l’écriture)
    364 pages
    22,40 euros

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  • Bahia de tous les saints Jorge Amado

    Salon du livre de Paris 2015

    Bahia de tous les saints

    Jorge Amado

    Éditions Gallimard

    1938

     

    Bahia de tous les saints raconte les aventures d’Antonio Balduino, un jeune noir sans le sou, dans le Nordeste du Brésil des années 1930.

    « Baldo, le géant noir, champion mondial de boxe, lutte libre et savate1»

    Sur le morne de Châtre-Nègre, à deux pas du port de la ville de Bahia, les « nègres » et les « mulâtres » sont avilis par un travail acharné. Au port, dans les usines, dans les marchés, la vie y est pénible.

    Mais le peuple opprimé se libère lors des veillées autour de Jubiaba le sorcier, qui est capable d’envoûter l’être désiré ou de vous ôter une malédiction. Ces soirs-là, le peuple du morne fait aussi des macumbas, des cérémonies religieuses venues d’Afrique pendant lesquelles les dieux prennent possession des corps. Puis on se raconte autour du feu des histoires effrayantes de loup-garou et des faits divers atroces.

    Le rire joyeux et insolent d’Antonio Balduino dévale les pentes du morne de Châtre-Nègre. Il est le maître des rues de Bahia, avec sa bande de copains, ses exploits sur le ring et les filles qu’il fréquente au coucher du soleil.

    « Pénible existence, celle qu’on menait sur le morne de Châtre-Nègre. Tous ces hommes travaillaient dur, les uns au port, chargeant et déchargeant les navires, ou coltinant les malles, d’autres dans des usines lointaines ou à de petits métiers sans grand profit : cordonnier, tailleur, barbier. les négresses vendaient des gâteaux de riz, du mungunsa, du sarapatel, de l’acarajé, dans les rues tortueuses de la ville, ou bien elles lavaient du linge, ou bien elles étaient cuisinières chez les riches des faubourgs chics. La plupart des enfants travaillaient eux aussi. Ils étaient cireurs, garçons de courses, crieurs de journaux. Certains allaient dans de belles maisons où ils étaient élevés par des familles riches. Le reste se répandait sur les pentes du morne en jeux, en courses et en batailles. Ceux-là, c’étaient les plus jeunes. Ils savaient de bonne heure quel serait leur destin : grandir, pour aller au port où ils courberaient le dos sous le poids des sacs de cacao, ou bien pour gagner leur vie dans les usines énormes. Et ils ne se révoltaient pas, parce que depuis longtemps c’était comme ça. Les enfants des belles rues plantées d’arbres seraient médecins, avocats, ingénieurs, commerçants, riches, et eux, ils seraient les esclaves de ces hommes. C’est pour cela qu’il existait un morne avec ses habitants. Voilà ce que le petit nègre Antonio Balduino apprit de bonne heure par l’exemple de ses aînés2. »

    « La mer est toujours présente, amie et hostile3»

    Mais Balduino le mauvais garçon a soif de voir le monde et de prendre sa revanche sur une société qu’il pressent, depuis son plus jeune âge, comme injuste et raciste. Destiné à travailler dur toute sa vie comme ses ancêtres esclaves, il est pourtant nourri de l’héroïsme et du courage des célèbres bandits dont on chante les exploits dans les sambas. Prompt à retrousser les jupes des femmes, il sent obscurément que sa couleur de peau rend les filles des « gringos » inaccessibles.

    Adieu la plage, les menus larcins et les combats de boxe ! Antonio Balduino prendra le large et verra ses exploits racontés en chansons.

    Pour finir

    Antonio Balduino, le gamin des rues devenu boxeur professionnel, veut en découdre avec la vie. Jeune homme fougueux et invincible, Balduino est un personnage attachant qui cherche à échapper à sa condition sociale. 

    En brigand joyeux et libre, il traverse le sertão du Nordeste, sa culture populaire et son histoire. Bahia de tous les saints est avant tout un roman social du Brésil des années 1930. Il traite du racisme à l’époque où l’esclavage n’est pas si lointain, mais aussi de l’exploitation de tous les hommes, noirs, métisses ou blancs, et de toutes les femmes, bonnes à enfanter ou à se prostituer.

    Bahia de tous les saints est un roman plein de personnages, de destins cruels ou ironiques, de croyances, dont le style, fait de répétitions, colle tout à fait la manière de scander les paroles d’une samba ou d’une macumba.

    Lisez aussi

    Le Bourreau Heloneida Studart

    Le Cantique de Meméia Heloneida Studart

    O matador Patrícia Melo

    Manuel pratique de la haine Ferréz

    Enfer Patrícia Melo

    Littérature d'Amérique du Sud

     

    1. Page 251. -2. Page 33. -3. Page 274.

     

    Bahia de tous les saints

    (Jubiabá, titre original)

    Jorge Amado

    Traduit du brésilien par Michel Berveiller et Pierre Hourcade

    Éditions Gallimard

    Collection Folio n°1299

    2010

    382 pages

    7,90 euros

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  • Dandy Richar Krawiec

     Dandy

    Richard Krawiec

    Éditions Tusitala

    2013

     

    Merci à Libfly et aux éditions Tusitala !

     

    La rencontre de Jolene et Artie, deux paumés qui cherchent à s'en sortir, dans les années 1980 aux États-Unis.

    « Quand on est une fille, y a pas beaucoup de moyens respectables de se faire de l’argent1. »

    Jolene, même pas vingt ans, se retrouve sur le ring d’une boxe d’un genre spécial. C’est plus exactement une fosse dans un bar, recouverte de gélatine, où des femmes se battent. Mais le public, essentiellement masculin, ne cherche pas tant les coups que les nichons dégoulinants de gélatine.

    Avec ce combat misogyne et dégradant, elle gagnera vingt dollars. C’est que Jolene a un gamin sur les bras, le petit Dandy, alors qu’elle n’a pas un rond. Comment pourra-t-elle le nourrir une fois qu’il n’y aura plus de lait ni de coca à mettre dans son biberon ? Elle est prête à tout pour gagner de l’argent, mais son passé difficile lui revient toujours à la gueule comme un boomerang.

    « Tout le monde connaît Artie2

    Dans le public, Artie regarde ce combat avec autant de plaisir que les autres hommes, même s’il dira le contraire à Jolene lorsqu’il l’abordera. Artie, le mec marrant mais paumé, toujours à monter des petites arnaques pour gagner quelques dollars aussitôt dépensés en gnôle, vit dans un taudis et voudrait bien en sortir. Sa vie est merdique, il est seul et pauvre et aspire, comme tout le monde, à avoir sa part de bonheur consumériste et d’amour.

    Pour finir

    Jolene et Artie sont des laissés-pour-compte du libéralisme sauvage des années 1980, où, plus que jamais, tout s’achète, tout se vend, même la vie humaine. Nés dans la merde, sans amour et sans reconnaissance, ils sont sans cesse à la dérive, enlisés dans une reproduction sociale dont il est presque physiquement et mentalement impossible de sortir.

    Tandis que Jolene, désespérée, semble s’excuser d’exister aux yeux méprisants, Artie est plein de rage de prouver au monde sa valeur. Qui a fait d’Artie un délinquant ? Lui-même ? Sa famille ? La société ? Ne méritent-ils pas eux aussi le bonheur matérialiste que vend le capitalisme ? Combien vaut la vie humaine ? Jusqu’où peut-on aller pour survivre ?

    Cette rage qu’Artie porte en lui, c’est la rage de tous les pauvres, de tous ces adultes qui n’ont jamais vu la couleur du rêve, qui n’ont eu que des illusions et des déceptions.

    Dandy incarne la violence du capitalisme exacerbé des années 1980 et qui ne cesse aujourd’hui de faire des ravages dans le monde entier. Il incarne le rêve matérialiste où il faut consommer pour ne pas être considéré comme un raté, où il faut posséder à l’excès jusqu’à ne même plus désirer posséder. Un texte à la fois beau et violent, perturbant, dont la portée dépasse les quelques personnages de ce roman, publié par une toute jeune et prometteuse maison, les éditions Tusitala, dont les livres sont si jolis !

    « Ils pourraient toujours acheter une télé si l’argent continuait à rentrer. Une télé et une radio avec de véritables haut-parleurs. Et des vêtements et des chaussures. Des cigarettes. Et des rideaux. Des couvertures, un canapé, quelques petits soldats pour Dandy. Elle songea à toutes les choses qu’ils pourraient acheter, mais ça ne l’aida pas. Elle ne se sentit pas mieux3. »

    Lisez aussi

    Retour à Cayro et L'Histoire de Bone de Dorothy Allison

    La Route de Los Angeles et Bandini de John Fante

    En crachant du haut des buildings, Dan Fante 

    La Tête hors de l'eau, Dan Fante

    L'Œil le plus bleu, Toni Morrison

    Frankie Addams, Carson McCullers

    Trois hommes, deux chiens et une langouste, Iain Levison

    Un petit boulot, Iain Levison 

    Un job pour tous, Christophe Deltombe

    Demande, et tu recevras, Sam Lipsyte

    La Proie et Le Maître des âmes d'Irène Némirovsky

    Macadam Butterfly, Tara Lennart

    La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie, Selim Derkaoui et Nicolas Framont

    1. Page 33. -2. Page 11. -3. Pages 232-233. 

    Dandy
    (Time sharing, titre original)
    Richard Krawiec
    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé
    Éditions Tusitala
    2013
    238 pages
    18,50 euros

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