•  Loving Frank Nancy Horan Bibliolingus

     

    Loving Frank

    Nancy Horan

    Éditions Buchet Chastel

    2009

     

     

     

    Un hommage à Mamah

    Loving Frank a un goût d’éternité : ce roman parle d’architecture visionnaire, d’émancipation féminine et d’amour. Mamah Borthwick Cheney, une intellectuelle qui œuvre depuis plusieurs années pour la liberté des femmes, est tombée amoureuse de Frank Lloyd Wright, l’architecte inventeur des « maisons prairies » au début du XXe siècle. Mais l’un et l’autre sont déjà mariés et la société n’accepte pas la liaison hors mariage. À une époque où la notion de « couple » n’a pas encore supplanté celle du « foyer », une femme telle que Mamah, qui quitte son mari et ses enfants pour vivre en Europe avec celui qu’elle a choisi, celui qu’elle aime et qui l’aime, est rejetée par son entourage. Cette femme, en avance sur son temps, qui plaçait l’amour au-delà du mariage de raison, qui voulait que la femme soit l’égale de l’homme, a été la cible des journaux qui créeront le scandale à Chicago pendant plusieurs années.

    L’histoire d’amour, à contre-courant de toute une époque, n’est pas racontée d’une manière fade ni niaise comme on peut le lire dans d’autres romans. L’amour, au cœur de Loving Frank, occupe une place sensible, mêlant confiance, séduction, ambition, découvertes, mais aussi compromis et doutes. Un amour contemporain, raconté sans maladresse, sans platitudes, à la fois idéaliste et réaliste.

    Mon avis

    Nancy Horan signe ici un premier roman unique. Elle a fait revivre le charme désuet d’une époque où le temps paraissait s’écouler plus lentement, sans la frénésie qui nous paralyse aujourd’hui, et retranscrit à la fois l’esprit d’une société bridée par les interdits moraux et les communautés d’avant-gardistes. Mais elle est aussi parvenue à rendre Mamah vivante et aimante, pleine d’ambition et d’incertitudes, terriblement contemporaine et crédible. Car cette Mamah-là, ce Frank-là et leur entourage ont bel et bien existé. Toute cette histoire est vraie, aussi belle et tragique soit-elle. La réalité réunissait tous les éléments pour créer un roman spectaculaire et passionnant, et Nancy Horan l’a fait avec brio, jouant avec les parts de vérité et les zones d’ombre pour recréer leur amour et leur vie. Un conseil : ne faites aucune recherche sur leur histoire avant d’avoir refermé ce livre. Le plaisir et le souvenir n’en seront que plus indélébiles.

    Littérature d'Amérique du Nord

     

    Loving Frank (titre original)

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Virginie Buhl

    Le Livre de poche

    2011

    576 pages

    7,5 euros

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  • tribulations-dun-precaire-iain-levison-bibliolingus

     

    Tribulations d’un précaire

    Iain Levison

    Éditions Liana Levi

    2007

     

    « J’ai trouvé le travail le plus merdique du monde1 »

    Iain Levison, l’émule contemporain de Jean Meckert, s’est lancé dans le récit des nombreux postes occupés dans sa vie : doté d’une licence de lettres dont personne ne veut, il a exercé tous les métiers qui ne nécessitaient pas de diplôme, en particulier en Alaska où des hordes d’hommes désespérés travaillent de leurs mains trois mois, six mois, un an, en espérant gagner assez et retourner dans la vraie vie. Serveur, plongeur, cuisinier, poissonnier, pêcheur, déménageur, chauffeur…

    Avec cette succession de travaux pénibles, Iain Levison montre comment l’être humain devient une main d’œuvre remplaçable dans un système où l’idéologie du marché supplante les valeurs du partage, de la confiance et de la cohésion.

    De cette idéologie découle une précarité sans demi-mesure : les salariés des États-Unis, embauchés et licenciés à la chaîne, sont les victimes d’un ensemble de lois en faveur de l’employeur. Sans assurance maladie dans la plupart des cas, ils subissent de fortes contraintes : la cadence et le stress sont élevés parce que le sous-effectif est endémique. À cela s’ajoute l’absence de formation et de sécurité, comme le mauvais équipement ou le contrôle de la qualité par l’ouvrier lui-même.

    Au salarié interchangeable, l’entreprise exige le sourire, la mobilité, la rapidité, l’efficacité, l’endurance, l’expérience, et par-dessus tout, l’obéissance. Si vous croyez vraiment en ce que vous vendez, même si c’est de la merde en boîte, c’est encore mieux. Si l’on parle des États-Unis précisément, la situation des salariés s’est exportée dans le monde entier. À ce titre, le documentaire Attention danger travail, réalisé par des Français, est particulièrement frappant.

    Alors, faut-il prôner l’indépendance ? Ne la plaçons pas trop vite sur un piédestal, car elle a aussi un prix : elle revient souvent à se rendre l’esclave, non du patronat, mais du marché tout entier.

    « Un type s’approche et me demande quelques pièces. Je me demande s’il s’en tire mieux que moi, financièrement. À Philadelphie, je me rappelle avoir travaillé un vendredi soir dans un restaurant où un sans-abri mendiait dehors auprès de nos clients. À la fin de la soirée, j’avais gagné soixante-cinq dollars, et lui, soixante-dix. Combien on peut se faire en mendiant ? Je n’ai jamais essayé, je devrais peut-être. Vous choisissez les horaires, vous êtes votre propre patron. N’est-ce pas cela, le rêve américain2 ? »

    « Il faut se tuer à survivre3 »

    Sous-payés, les salariés doivent pourtant porter l’uniforme qu’ils auront payé, se nourrir et voyager jusqu’en Alaska à leurs frais. Au final, encagés par les impératifs, les ordres et contre-ordres, les salariés sont amenés à faire des actes qui ne sont pas des choix : pour payer mon loyer je dois travailler ; pour travailler je dois porter un costume cravate, pour acheter un costume cravate je dois travailler…

    Par nécessité, les travailleurs américains exercent souvent deux métiers, voire trois. Pourquoi gagner de l’argent si l’on n’a plus le temps d’en profiter après dix heures de travail par jour ?

    Le travail, quel qu’il soit, est une forme de prostitution inévitable à celui qui n’est pas rentier.

    « Plus je voyage et plus je cherche du travail, plus je me rends compte que je ne suis pas seul. Il y a des milliers de travailleurs itinérants en circulation, dont beaucoup en costume cravate, beaucoup dans la construction, beaucoup qui servent ou cuisinent dans vos restaurants préférés. Ils ont été licenciés par des entreprises qui leur avaient promis une vie entière de sécurité et qui ont changé d’avis, ils sont sortis de l’université armés d’une tapette à mouches de quarante mille dollars, se sont vu refuser vingt emplois à la suite, et ont abandonné. Ils pensaient : Je vais prendre ce boulot temporaire de barman / gardien de parking / livreur de pizza jusqu’à ce que quelque chose de mieux se présente, mais ce quelque chose n’arrive jamais, et c’est tous les jours une corvée de se traîner au travail en attendant une paie qui suffit à peine pour survivre. Alors vous guettez anxieusement un craquement dans votre genou, ce qui représente cinq milles dollars de frais médicaux, ou un bruit dans votre moteur (deux mille dollars de réparations), et vous savez que tout est fini, vous avez perdu. Pas question de nouveau crédit pour une voiture, d’assurance-maladie, de prêt hypothécaire. Impensable d’avoir une femme et des enfants. Il s’agit de survivre. Encore y a-t-il de la grandeur dans la survie, et cette vie manque de grandeur. En fait, il s’agit seulement de s’en tirer4. »

    Mon avis

    Quand bien même la frontière entre la fiction et le récit serait ténue, Tribulations d’un précaire est révélateur d’un fait mondial : l’être humain est dévalorisé au profit d’une entité virtuelle, l’argent.

    Toutefois, lorsque Iain Levison se fait « balader » de jobs en jobs, il rencontre une multitude d’autres travailleurs itinérants qui témoignent de leurs propres expériences. Il raconte ces péripéties qui apparaissent tantôt cocasses, tantôt cyniques, mais il parvient à faire passer son message sans être dramatique, dans un langage courant, familier et fidèle à la réalité de chacun.

    Tribulations d’un précaire, c’est un autre versant de L’Homme au marteau de Jean Meckert, lequel attaque la condition du fonctionnaire dont l’horizon est bouché par un travail répétitif et aliénant. Iain Levison est la version moderne du travailleur, qui s’épuise en CDD et en intérimaire, dont l’horizon est hanté par la quête perpétuelle d’un nouveau poste à pourvoir.

    « Contrairement à ce qu’on voudrait vous faire croire, s’approprier le câble est un acte de désobéissance civile dont Martin Luther King et le Mahatma Gandhi seraient fiers. On y associe souvent le terme de “piratage”, utilisé par les médias, qui appartiennent pour la plupart à ceux qui possèdent aussi les réseaux câblés. Ils essaient nous persuader que les voleurs de câble érodent la moralité américaine. Fermer des usines rentables, licencier des centaines de travailleurs et rouvrir ces usines au Mexique avec une main-d’œuvre meilleur marché n’est pas un signe d’érosion de la moralité. Payer des ramasseurs de champignons quatre dollars de l’heure n’est pas illégal. Regarder Pop-up Video gratis, ça c’est un crime5. »

    Du même auteur

    Trois hommes, deux chiens et une langouste

    Ils savent tout de vous

    Lisez aussi

    L’Homme au marteau Jean Meckert

     

    Éloge de la démotivation Guillaume Paoli

    La Tête hors de l'eau Dan Fante

    En crachant du haut des buildings Dan Fante

    Retour aux mots sauvages Thierry Beinstingel

     

    Un job pour tous Christophe Deltombe

    Dandy Richard Krawiec

     

    Demande, et tu recevrasSam Lipsyte

     

     

     

    Je vous écris de l'usine Jean-Pierre Levaray

    Boulots de merde ! Enquête sur l'utilité et la nuisance sociales des métiers Julien Brygo et Olivier Cyran

     

    La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie Selim Derkaoui et Nicolas Framont

     

     

     

    Littérature d'Amérique du Nord

    Regardez aussi

    docu attention danger travail

    Attention danger travail

    Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe

       

     

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    Tribulations d’un précaire

    A Working Stiff’s Manifesto (titre original)

    Traduit de l’américain par Fanchita Gonzalez Batlle

    Iain Levison

    Éditions Liana Levi

    2007

    192 pages

    16 €

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  •  Du-domaine-des-murmures-martinez-bibliolingus

    Du domaine des Murmures

    Carole Martinez

    Éditions Gallimard

    2011

     

    « Ce lieu est tissé de murmures, de filets de voix entrelacées et si vieilles qu’il faut tendre l’oreille pour les percevoir. De mots jamais inscrits, mais noués les uns aux autres et qui s’étirent en un chuintement doux1. »

    « Souviens-toi que tu es poussière2 ! »

    Le roman français n’est pas mort : Carole Martinez prouve que les écrivains contemporains ont encore des histoires à raconter. Du haut de ses impressionnantes falaises, le domaine des Murmures voit couler la Loue où se nouent les destins des seigneurs, vassaux et serfs. Les légendes disent qu’autrefois une sainte a vécu sur ses terres.

    En 1187, Esclarmonde, quinze ans et fille du seigneur des Murmures, a choisi d’épouser sa foi plutôt que l’homme qu’on lui désigne. Elle sera enterrée vivante, recluse dans une tombe de quelques pas de long, nourrie par une brèche, et elle recueillera les confessions des pèlerins jusqu’à sa mort. Mais avant qu’elle ne quitte le monde une deuxième fois, elle sera prophétesse…

    Mon avis

    Carole Martinez a réussi à recréer le Moyen Âge par le don de la langue, davantage que par une accumulation de détails sur la manière de vivre. Ce n’est pas un roman historique, c’est le regard d’une sainte sur une époque où les croyances, les craintes, l’ignorance portent le peuple grossier.

    « Et tandis qu’il dormait, la rumeur s’enflait, grondait, s’étalait sur le fief des Murmures, la rumeur dépassait le grand calvaire, elle courait sur l’horizon, rebondissait de famille en famille, de bourgade en bourgade, empruntait la grand-route, coupait à travers champs, une bouche touchait vingt oreilles qui devenaient aussitôt autant de langues, et chacun se hâtait de répéter, de raconter, d’inventer ce miracle à sa façon, avec ses mots, ajoutant des détails, des trous aux pieds, une couronne d’épines, une auréole dorée sur mes cheveux […], et une étoile nouvelle au ciel, un astre bleuté si brillant que certains affirmaient l’avoir vu en plein midi et en avoir été aveuglés le temps de réciter vingt dizaines d’Ave3. » 

    À l’époque des saints sacrements et des renoncements, des honneurs et des croisades, des toujours et des jamais, la voix d’Esclarmonde surgit grâce à une écriture toute en circonvolutions, poétique par les sonorités, le rythme, l’intensité dramatique, les tournures anciennes. Un moment de lecture passionnant !

    « Elle se moquait de la légèreté de ce sexe, dit fort, qu’un seul de ses regards suffisait à soulever, et elle riait de tant de vanité. Elle-même ne se lassait pas de son corps, dont elle découvrait les charmes dans les yeux de Martin, elle laissait enfin transparaître la grâce naturelle de ses gestes, grâce qu’elle avait contrainte jusque-là davantage sans doute par prudence plus que par pudeur. Elle avait brisé les invisibles chaînes qui l’entravaient depuis l’enfance, cette tenue qu’on lui avait imposée, et la géante s’offrait désormais aux frôlements du vent, à la fraîcheur des sous-bois, aux langues de soleil. Il lui arrivait de jouir du paysage ou même d’une petite brise égarée sous ses jupes — voluptés solitaires —, de s’accoupler avec le monde le temps d’un courant d’air. Ses mouvements déliés agitaient ses rondeurs et incitaient à l’amour, tout comme cette joie que le désir des fâcheux ne parvenait pas à étouffer, cette joie qu’il lui était difficile de contenir et qui, la débordant, fusait le jour en rires, la nuit en cris dont les merveilleux éclats embrasaient les Murmures et se fichaient dans le cœur des hommes comme des traits4. »

     

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    Du domaine des Murmures

    Carole Martinez

    Éditions Gallimard

    Collection Blanche

    2011

    208 pages

    17,15 euros

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