-
Par Lybertaire le 31 Octobre 2016 à 11:47
Histoire d’Awu
Justine Mintsa
Éditions Gallimard
2000
Lecture commune du groupe Facebook Lire le monde
Roman fulgurant, impressionnant, brut, Histoire d’Awu raconte la condition sociale et familiale des femmes dans un petit village du Gabon. Un texte très court, au style épuré, qui nous confronte aux différences culturelles et nous plonge au cœur des coutumes gabonaises.
« Le sort d’une parcelle aride n’était-il pas d’être abandonnée au profit d’une terre productive1 ? »
Au village Eboman au Gabon, Obame est instituteur à l’école des Blancs. Il a épousé Awu en secondes noces, suite au décès de sa femme qui n’a pas pu lui donner d’enfant, ce qui est un déshonneur pour elle-même et son mari. Obame n’a jamais cessé d’aimer sa première épouse, tandis qu’Awu, qui voue à Obame un amour et une admiration inconditionnelles, tente d’exister dans les yeux de son mari.
À la veille de sa retraite, Obame se rend pour la première fois en ville pour monter le dossier et recevoir sa pension.
Rencontre avec le livre
Le roman de Justine Mintsa est fulgurant, impressionnant, pétri tout autant d’amour que d’une violence inouïe.
« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. » Le texte de Justine Minsta illustre tout à fait cette phrase de Montaigne : il évoque les coutumes et croyances traditionnelles très éloignées des lecteurs occidentaux, les relations très codifiées au sein du clan, la conception particulière de la solidarité et le rapport à l’argent, et surtout le statut social et familial des femmes considérées comme des faire-valoir, voire des objets, qui doivent se dévouer à leur clan. Il y a la défunte épouse qui n’a su donner d’enfant à son mari ; et bien sûr Awu qui ne doit pas subvenir aux besoins de sa famille, car c’est à son mari de le faire. Il y a la jeune Ada, devenue mère à 12 ans, qui a déçu les espoirs de sa mère en arrêtant l’école, et Ntsema qui a choisi de s’affranchir des codes sociaux.
Qui aurait dit qu’un roman de 100 pages puisse créer un tel effet ? Sa force tient au style fait de phrases courtes et épurées, de monologues sentencieux, solennels. Je crois aussi qu’il doit sa force au fait que l’auteure ne cherche pas à combler la distance culturelle entre le roman et le lecteur occidental, elle ne cherche pas à justifier ou expliciter les événements tragiques : les choses se passent ainsi et c’est au lecteur d’entrer dans la société gabonaise et de mettre de côté ses propres valeurs. Ça ne rend le roman que plus originel, brut. Nous ne pouvons toutefois penser que ce roman traite de la « barbarie », car si la femme gabonaise n’est pas libre, la femme occidentale a ses propres entraves. Voilà une lecture que je recommande, tout comme la collection Continents Noirs chez Gallimard.
D'autres avis de la lecture commune
Lisez aussi
Littérature
L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni
Crépuscule du tourment Léonora Miano (Cameroun)
Les Maquisards Hemley Boum (Cameroun)
Petit pays Gaël Faye (Burundi et Rwanda)
Tels des astres éteints Léonora Miano
L'Intérieur de la nuit Léonora Miano (Cameroun)
Beloved Toni Morrison
Le Chœur des femmes Martin Winckler
Essais
Moi les hommes, je les déteste Pauline Harmange
Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert
Françafrique, la famille recomposée Association Survie
Le Ventre des femmes Françoise Vergès
Masculin/Féminin 1 Françoise Héritier
Rage against the machisme Mathilde Larrère
Beauté fatale Mona Chollet
Ceci est mon sang Elise Thiébaut
Libérées Titiou Lecoq
Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert
Non c'est non Irène Zeilinger
Tirons la langue Davy Borde
Nous sommes tous des féministes Chimamanda Ngozi Adichie
Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)
Bandes dessinées
Léa Castor Corps à coeur Coeur à corps
Claire Duplan Camel Joe
1. Page 11.
Histoire d’Awu
Justine Mintsa
Postface de Jean-Noël Schifano
Éditions Gallimard
Collection Continents noirs
2000
120 pages
12,04 euros
13 commentaires -
Par Lybertaire le 19 Octobre 2016 à 12:50
Crépuscule du tourment
Léonora Miano
Éditions Grasset
2016
Un jour d’orage, probablement au Cameroun, quatre femmes intimement liées s’adressent à un seul homme. Ce roman a un procédé narratif puissant, des thèmes intimes, nécessaires, politiques et dérangeants autour de l’Afrique post-coloniale, mais si j’ai moins aimé son côté métaphysique et spirituel, il m’a fait découvrir l’œuvre passionnante de Léonora Miano.
« À qui réclamer l’héritage que nos parents prirent soin de ne pas nous transmettre1 ? »
Quelque part en Afrique subsaharienne, probablement au Cameroun, le temps d’une nuit orageuse, quatre femmes intimement liées s’adressent à un seul homme, Dio. Il y a sa mère, obsédée par l’honneur de la famille, qui dissimule ses souffrances sous une rigidité terrifiante ; sa sœur, qui face au couple improbable que forment ses parents, cherche sa propre voie ; son ex qui s’empare du passé de son peuple spolié par la colonisation ; sa fiancée, qui s’est enfermée dans la solitude.
Mais Dio ne les entend pas ; il étouffe de fureur, de rancœur, de honte. Il rejette en bloc ses origines familiales bourgeoises, à commencer par son grand-père qui a collaboré pendant la colonisation, et par sa mère qui n’a pas quitté son père violent.
« Tu cultives la rancœur. Tu fais partie de ces personnes qui viennent au monde munies de deux sacs : un pour les bienfaits de la vie, l’autre pour toutes les saloperies. Le premier étant troué, il ne contient rien, au bout de quelque temps. Le second, au contraire, a un fond renforcé, des coutures à toute épreuve. C’est celui-là que tu emportes, où que tu ailles2. »
Mon avis
Crépuscule du tourment aborde les thèmes propres à Léonora Miano, lesquels me plaisent beaucoup même s’ils sont dérangeants : la construction de son identité, de sa sexualité, à la fois à travers celle de ses parents, de ses origines, et celle de son peuple dépossédé par le colonialisme.
Les personnages tout en contrastes de Léonora Miano, qui apparaissent des années plus tôt dans Tels des astres éteints, tentent de vivre malgré leurs blessures et celles de leurs parents. C’est Dio, brillamment dessiné en creux à travers les quatre récits des femmes, qui m’a intimement interpelée, et de nombreux passages ont raisonné en moi. La plupart d’entre nous porte les secrets familiaux que les parents s’évertuent à cacher, mais les enfants sentent beaucoup de choses, deviennent adultes et souffrent de ce qui leur est caché.
Le colonialisme, la spoliation et l’humiliation séculaires, le rapport au Nord (essentiellement la France) sont aussi évoqués sans complaisance. Pour une Européenne comme moi, ça dérange, mais c’est important d’être face à son histoire coloniale. Avec Léonora Miano, je comprends combien nos contemporains africains peuvent encore souffrir des siècles d’exhérédation, que ce soit aux niveaux culturel, linguistique, spirituel et historique, et combien il peut être difficile de se construire avec des origines aussi troublées.
Le procédé narratif est très bien amené. Chaque femme est incarnée par un style littéraire et des histoires qui s’entrecroisent, et brosse en profondeur le portrait de Dio. Mais si le procédé est intéressant, il a été choisi pour laisser la place à la métaphysique et à la spiritualité, ce qui n’est pas ma tasse de thé. J’ai trouvé le style pesant, dramatique, et j’ai été autant déstabilisée qu’intriguée par la manière dont elle se réapproprie les noms et les lieux : ainsi on parle du Continent pour l’Afrique, du Nord pour la France, de Per-Isis pour Paris, des Kémites pour le peuple africain, des leucodermes et des Babyloniens pour les Blancs…
La lecture m’a plu, les problématiques autour de l’histoire de l’Afrique et de ses contemporains me paraissent essentiels, notamment par le point de vue, le combat, de Léonora Miano ; mais elle a été laborieuse, déstabilisante et pesante émotionnellement. Malgré la nécessité du combat que mène l’autrice, j’ai trouvé le tout trop métaphysique pour moi et le ton très dramatique. Mais ce livre marque pour moi le début d’une grande rencontre avec une auteure formidable : je suis en train de lire le reste de son œuvre et mon ressenti est vertigineux.
De la même autrice
Lisez aussi
Littérature
L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni
Black Girl Zakiya Dalila Harris
Histoire d'Awu Justine Mintsa (Gabon)
Petit pays Gaël Faye (Burundi et Rwanda)
Americanah Chimamanda Ngozi Adichie (Nigeria)
Beloved Toni Morrison
Notre case est à Saint-Denis 93 Bouba Touré (Mali, Sénégal)
Les Maquisards Hemley Boum (Cameroun)
Voici venir les rêveurs Imbolo Mbue
Une si longue lettre Mariama Bâ (Sénégal)
Essais
Nous sommes tous des féministes Chimamanda Ngozi Adichie
Le Ventre des femmes Françoise Vergès
Françafrique, la famille recomposée Association Survie
Heineken en Afrique Olivier Van Beemen
1. Page 258. -2. Page 71.
Crépuscule du tourment
1. Melancholy
Léonora Miano
Éditions Grasset
2016
288 pages
19 euros
Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !
5 commentaires -
Par Lybertaire le 10 Octobre 2016 à 13:27
Les Maquisards
Hemley Boum
Éditions La Cheminante
2016
Entre saga familiale et histoire vraie, Les maquisards raconte la lutte pour l’indépendance du mouvement politique pacifiste l’Union des populations du Cameroun, porté par Ruben Um Nyobé, dans les années 1950. Un roman précieux pour sa valeur historique, son humanité et pour la voix qu’il donne à une femme africaine.
« Pas une minute de ma vie je n’oublie
ma responsabilité dans la mort des hommes
et des femmes qui luttent pour libérer ce pays1. »Depuis plusieurs décennies, le Cameroun est sous la tutelle de la France et de la Grande-Bretagne, par mandat de la Société des nations, qui se sont engagés à amener le pays à l’indépendance. Mais il n’en est rien, les exactions des colons sont nombreuses : la spoliation des richesses, l’exploitation des enfants, les travaux forcés, les violences sexuelles…
Au Cameroun dans les années 1950, l’Union des populations du Cameroun (UPC) conquiert l’adhésion du peuple colonisé. Le mouvement démocratique est porté par Ruben Um Nyobé, « Mpodol » (porte-parole) et son sens aigu de l’histoire, qui a su convaincre les populations, de village en village, de l’importance de la lutte pour la réunification des régions « françaises » et « britanniques » et pour l’indépendance. Le mouvement visait à conquérir le pouvoir par le vote, à se défendre sur le terrain de la législation de manière pacifique. Interdit par la France, le parti de l’UPC prend le maquis pour continuer la lutte, et c’est cette histoire, entre fiction et réalité, que raconte Hemley Boum.
Mon avis
Les Maquisards, roman de mémoire, s’essaie au délicat équilibre entre l’histoire de l’indépendance du Cameroun et une saga familiale sur plusieurs générations. J’aurais aimé que les faits politiques et militants aient davantage de place, mais l’humanité est racontée avec tant de passion que je me suis laissée emporter facilement.
Chez Hemley Boum, les femmes ont une place essentielle : elles sont l’âme des villages. Partagées entre la tradition et leur émancipation, elles sont aussi victimes des abus des colons mais aussi des coutumes de leur propre peuple. Il y est aussi question d’amour impossible, de la complexité des relations familiales, de l’engagement politique, du « vivre ensemble », notamment autour de croyances différentes mais complémentaires (les croyances africaines et le christianisme), du colonialisme bâti pour des raisons économiques et légitimé par des prétextes racistes. J’ai toutefois ressenti un peu de manichéisme, entre le courage sans faille des militants (est-il idéalisé ?) et le personnage de Pierre Le Gall qui m’a semblé caricatural, cumulant tous les travers des colons (étaient-ils nombreux à être aussi affreux ?), mais je me trompe peut-être.
Si j’ai trouvé que la chronologie était difficile à suivre et que l’usage des virgules était grammaticalement faux, il n’en reste pas moins que ce roman, publié par les très belles éditions indé La Cheminante, vaut carrément le détour, pour sa valeur historique qui m’a permis de mieux connaître ce pays, sa vitalité indéniable, et plus simplement parce qu’il a été écrit par une écrivaine africaine.
J’ai aimé le format des éditions La Cheminante, la couverture, la mise en page et les compléments biographiques et lexicaux apportés à l’œuvre. Voilà aussi une maison d’édition qui suscite l’intérêt !
Lisez aussi
Littérature
L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni
L'Intérieur de la nuit Léonora Miano (Cameroun)
L'Autre moitié du soleil Chimamanda Nogzi Adichie (guerre du Biafra, Nigéria)
Histoire d'Awu Justine Mintsa (Gabon)
Petit pays Gaël Faye (Burundi et Rwanda)
Americanah Chimamanda Ngozi Adichie (Nigeria)
Beloved Toni Morrison
Notre case est à Saint-Denis 93 Bouba Touré (Mali, Sénégal)
Voici venir les rêveurs Imbolo Mbue
Une si longue lettre Mariama Bâ (Sénégal)
Essais
Le Ventre des femmes Françoise Vergès
Françafrique, la famille recomposée Association Survie
Heineken en Afrique Olivier Van Beemen
Le rapport Brazza Mission Pierre Savorgnan de Brazza, Commission Lanessan
Décolonial Stéphane Dufoix
Récits
Tant que je serai noire Maya Angelou
1. Page 61.
Les Maquisards
Hemley Boum
Éditions La Cheminante
2016 (2015 pour la première édition)
392 pages
22 euros
Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !
4 commentaires
Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique