• son excellence eugène rougon zola bibliolingus

    Son excellence Eugène Rougon

    (tome 6 des Rougon-Macquart)

    Émile Zola

    Éditions Georges Charpentier

    1876

     

    On connaît surtout Zola pour ses chefs-d’œuvres sur la classe ouvrière : Germinal, L’Assommoir, Nana (chroniques à venir). On le connaît moins pour ses portraits de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie vénales. Dans ce 6e tome, Zola s’attache à dépeindre les institutions du Second Empire à travers des personnages proches de Napoléon III, inspirés de personnalités historiques. Je me suis régalée !

    « Gouverner, mettre son pied sur la nuque de la foule, c’était là son ambition immédiate1. »

    Eugène Rougon, l’un des bras droits de Napoléon III durant le Second Empire (1852-1870), est prêt à tout pour conquérir le pouvoir et « mener les hommes à coups de fouet, comme un troupeau2 ». Inspiré d’Eugène Rouher, l’homme de confiance de Napoléon III, cet homme brutal, dominateur, ambitieux et calculateur a patiemment tissé son réseau d’alliances pour parvenir à ses fins. Il incarne la tendance autoritariste et liberticide qui caractérise la première partie du Second Empire.

    Le personnage d’Eugène Rougon charrie avec lui toute la classe politique dans ce qu’elle a de plus cynique et d’exécrable. Ce qui frappe dès la scène d’ouverture, c’est une classe politique qui fait bloc : les membres du gouvernement et les industriels sont les mêmes. Ils se tiennent tous par les coudes, conscients d’avoir des intérêts communs. 

    Zola montre brillamment que, derrière l’institution parlementaire et les discours éloquents pour la patrie et le peuple, les bourgeois passent leur temps à fomenter des intrigues en soum-soum pour gagner davantage de pouvoir, négocier des affaires commerciales ou briguer un poste pour un neveu ou un cousin… Tant et si bien que leurs convictions politiques changent chaque fois que leurs propres intérêts sont en jeu, ce que Zola ne manque pas de tourner en dérision.

    Le peuple est perçu comme une abstraction, un monstre inculte et indéterminé, qu’il faut divertir avec, par exemple, les défilés de l’empereur à travers Paris. Les membres du gouvernements et les industriels montrent une absence totale de considération de l’intérêt général, dépensant sans compter l’argent public pour des choses qui ne serviront pas au peuple ; à l’instar de la grande orgie à Compiègne, durant laquelle l’empereur et son épouse se baffrent de cadavres d’animaux, ce qui n’est pas sans rappeler la scène de la chasse à courre à la fin de La Curée (tome 2), et celles, moins fastes, des pauvres dans les tomes suivants (notamment durant la noce dans L’Assommoir, tome 7). 

    Le gouvernement tente de sacraliser, de justifier sa fonction, sa légitimité, son existence aux yeux du peuple. Au fond, hélas ! rien de nouveau. Qu’importe le nom du régime, qu’on le dise républicain, empire, ou démocratique : il y a toujours une classe de bourgeois qui mangent sur notre dos, sur notre force de travail.

    « Méfiez-vous des femmes3 »

    Les rares femmes qui gravitent dans cet univers très masculin sont des faire-valoir, des monnaies d’échange entre les hommes politiques pour que ces derniers puissent gagner du pouvoir et accéder à un statut social supérieur. 

    Il y a bien Clorinde (notez l’usage du prénom seul alors que tous les autres personnages sont appelés par leur nom de famille) qui se distingue par son orgueil, sa volonté inébranlable, sa soif de pouvoir (en un mot, son caractère masculin), et qui souffre de ne pas être née homme, afin de mener ses affaires comme elle l’entend. Mais Clorinde, ne pouvant conquérir une position sociale par elle-même, se fait stratège et séductrice pour trouver le mari à travers lequel elle pourra manigancer.

    Clorinde gagnant en influence, elle s’impose à Rougon comme une adversaire au sein de l’échiquier politique. S’instaure alors un duel de puissance entre les deux personnages, d’autant plus que Rougon, même s’il s’est juré de ne jamais se marier parce que « ça tient trop de place4 », n’est pas insensible à ses charmes. Est-ce parce que Clorinde lui rappelle sa propre mère, Félicité Rougon (La Fortune des Rougon, tome 1), qui fomentait des plans pour s’établir socialement ?

    Cependant, le personnage de Clorinde m’interroge. Les violences sexuelles dont elle est victime ne semblent pas provoquer de traumatisme : est-ce parce qu’elle est de la même trempe que Rougon, vénale, froide et prête à tout pour conquérir le pouvoir ? ou parce que Zola n’avait pas conscience que les violences puissent entraîner des séquelles psychologiques ? Les percevait-il seulement comme des violences ?

    « Elle se gardait comme un argument irrésistible. Pour elle, se donner ne tirait pas à conséquence. Elle y mettait si peu de plaisir, que cela devenait une affaire pareille aux autres, un peu plus ennuyeuse peut-être5. »

    Mon avis

    J’ai beaucoup aimé lire Son excellence Eugène Rougon. Au premier abord, l’idée d’un roman hautement politique durant le Second Empire, s’immisçant dans les bruissements des cabinets de ministres et des salons des industriels, pourrait paraître ennuyeuse. 

    Mais, comme toujours, Zola parvient à créer une intrigue et des tensions en mêlant habilement la fiction et les faits historiques. Fidèle à lui-même, il n’est pas tendre avec ses personnages : leurs ambitions, leurs cruautés, leurs petitesses sont décrites tantôt avec sévérité, tantôt avec dérision.

    En fin de compte, le parlementarisme apparaît vérolé, stérile. C’est une mascarade qu’il s’applique à désacraliser. Selon lui, le mouvement naturaliste dont il se réclame ne fait que décrire les choses sans servir de cause, et pas celle de l’anarchisme qu’il considérait, encore dans les années 1870, avec beaucoup de préjugés. Pourtant, en creux, ce roman semble fustiger la légitimité de toute organisation politique passant par la représentation et la délégation de pouvoir. Aurait-il flirté avec l’autogestion et l’anarchisme, même s’il s’en défendait, même s’il n’a pas défendu la Commune de Paris et des autres villes de France ?

    Du même écrivain

    La Fortune des Rougon, tome 1 des Rougon-Macquart

    La Curée, tome 2

    Le Ventre de Paris, tome 3

    La Conquête de Plassans, tome 4

    La Faute de l'abbé Mouret, tome 5

    La Terre, tome 15

    Lisez aussi

    La Proie, Irène Némirovsky

    Le Maître des âmes, Irène Némirovsky

    Au-revoir là-haut, Pierre Lemaitre

    Les Célibataires, Henry de Montherlant

    La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie, Selim Derkaoui et Nicolas Framont

    1. Page 343. -2. Ibid. -3. Pages 68 et 102. -4. Page 183. -5. Page 300.

     

    Son excellence Eugène Rougon

    (tome 6 des Rougon-Macquart)

    Émile Zola

    Édition d’Henri Mitterrand

    Éditions Gallimard

    Collection Folio classique (format poche)

    2017 (2009 pour la première parution dans la collection)

    624 pages

    6,50 euros

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  • la conquête de plassans émile zola bibliolingus

    La Conquête de Plassans

    (tome 4 des Rougon-Macquart)

    Émile Zola

    Georges Charpentier

    1874

    Le tome 4, qui raconte l’arrivée de l’abbé Faujas à Plassans chez les Mouret, est un roman à la fois psychologique, politique et antireligieux. S’il commence sur une note comique avec un François Mouret espionnant son locataire, il bascule finalement dans le roman noir avec une fin superbe et terrible. Chronique garantie sans (trop de) spoilers.

    « Ce curé-là n’est pas venu pour rien de Besançon à Plassans. Il y a quelque manigance là-dessous1. »

    La Conquête de Plassans, la suite directe du tome 1, met en scène le couple François et Marthe Mouret quelques années après le coup d’État de 1852 qui a fait la gloire de Félicité et Pierre Rougon. François et Marthe sont cousin et cousine, François est le fils d’Ursule Macquart, la branche illégitime, tandis que Marthe est la fille de Félicité et Pierre Rougon. Plassans, après le coup d’État bonapartiste, est aux mains des légitimistes et des orléanistes (qui veulent un roi à la tête du pays), mais la ville reste divisée par les clans des bonapartistes et des républicain·es.

    Les Mouret ont fait fortune à Marseille grâce au commerce des amandes et, tout juste quadragénaires, iels profitent de leur richesse tranquillement sans se mêler à la société. Iels ne participent pas aux soirées de leur voisin légitimiste, M. Rastoil, ni à celles de la sous-préfecture bonapartiste. François Mouret, considéré comme républicain, sans qu’on sache bien si ses convictions sont véritables ou intéressées, n’est pas très aimé des Rougon qui jalousent son succès dans les affaires.

    Le roman débute lorsque François Mouret trouve en l’abbé Faujas et sa mère des locataires pour le second étage de leur grande maison. L’abbé Faujas, qui vient de Besançon, est précédé d’une mauvaise réputation ; les notables se méfient de lui. François Mouret, pourtant peu enclin à la religion, est pris d’une grande curiosité. Comme il n’entend rien à l’étage et ne croise ni l’abbé ni sa mère, qui se font très discret·rètes dans leur chambre, il finit par envoyer ses fils espionner Faujas. L’abbé, habillé de sa soutane noire rapiécée, vit chastement et sans distraction. Peu à peu, son portrait se dessine : il semble implacable, dominateur, ambitieux et comme on va s’en rendre compte bien vite, machiavélique et redoutable. Que peut donc faire Faujas pendant ses longues soirées silencieuses ? Et surtout, que fait un abbé dans une petite ville du Sud de la France ?

    Mon avis

    Quel plaisir de retrouver l’atmosphère et les personnages du tome 1 ! La Conquête de Plassans est avant tout un roman psychologique et intimiste. J’ai beaucoup aimé le fait que Zola se concentre sur les portraits des trois personnages principaux : Marthe, François et l’abbé Faujas. Fidèle à sa démarche, Zola alterne les points de vue, met en lumière les changements progressifs des comportements et de la gestuelle qui trahissent l’état d’esprit des personnages. Avec des transitions et des paliers successifs dans la noirceur et la déchéance, la situation au premier abord comique et vaudevillesque évolue jusqu’au dénouement violent et dramatique.

    Parmi les personnages marquants, il y a la mère Faujas, qui est discrète, disciplinée, énergique et entièrement dévouée à la réussite de son fils, endossant le rôle de femme soumise. Par ailleurs, le personnage de François Mouret est saisissant, car si le roman s’ouvre sur le portrait d’un homme maniaque, autoritaire et patriarcal envers son épouse et leurs trois enfants, l’arrivée des Faujas va bouleverser l’ordre familial. Au sein de la maison, l’homme devra laisser davantage de place au personnage le plus troublant : son épouse Marthe qui, par l’influence de l’abbé Faujas, est gagnée par une dévotion fiévreuse et aliénante dont on ne sait pas bien si elle est dirigée vers Dieu ou vers Faujas. Bien que Marthe ne veuille plus être la bonne de François, comme le souhaite sa mère Félicité Rougon : « une femme ne doit pas trembler devant son mari2 », elle n’atteint pas vraiment l’émancipation féminine puisqu’elle se retrouve soumise à l’abbé Faujas.

    C’est aussi le roman de la folie, thème qui traverse l’ensemble de l’œuvre, puisque, selon la théorie de l’hérédité zolienne, la fragilité mentale et physique d’Adélaïde Fouque, la mère de Pierre Rougon, se transmet sur plusieurs générations. Ainsi, cette fragilité s’est retrouvée chez Ursule, née Macquart, la mère de François, puis chez plusieurs membres des Mouret, déclenchant des psychoses.

    Enfin, La Conquête de Plassans est un roman antireligieux. Il constitue une attaque contre l’Église qui, en tant qu’institution, est complice du pouvoir politique. L’abbé Faujas utilise la ferveur des fidèles, et plus précisément celle des femmes (ce qui, durant des siècles, a été un des piliers en matière d’exploitation féminine), pour mener à bien sa mission politique. L’ouvrage a effectivement été écrit pendant la période de l’Ordre moral, entre 1873 et 1876, durant laquelle la construction de la basilique du Sacré Cœur fut construite, prétendument pour expier la Commune dont l’expérience émancipatrice inspirante a été horriblement réprimée.

    J’ai beaucoup aimé lire ce tome, particulièrement pour son aspect psychologique, et pour la manière dont l’histoire, qui commence sur une note comique avec un François Mouret espionnant son locataire, bascule finalement dans le roman noir. Le roman débute et prend fin dans la demeure des Mouret, laquelle semble, sous la plume de Zola, prendre vie et palpiter au contact des événements. La galerie de notables, avec en tête l’inoubliable et la détestable Félicité, montre une fois encore la bassesse, la méchanceté et l’orgueil démesuré dont certaines personnes font preuve. Les dernières scènes sont marquantes et superbes, pleines de cruauté et de vérité, et la dernière phrase introduit le tome suivant, La Faute de l'abbé Mouret. J’ai hâte !

    Du même écrivain

    La Fortune des Rougon, tome 1 des Rougon-Macquart

    La Curée, tome 2

    Le Ventre de Paris, tome 3

    La Faute de l'abbé Mouret, tome 5

    Son excellence Eugène Rougon, tome 6

    La Terre, tome 15

     

    1. Page 78. -2. Page 140.

    La Conquête de Plassans

    (tome 4 des Rougon-Macquart)

    Émile Zola

    Préface de Marc B. de Launay

    Édition d’Henri Mitterand

    Éditions Gallimard

    Folio classique

    2015

    478 pages

    6,60 euros

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