• black girl zakiya dalila harris bibliolingus

    Black Girl

    Zakiya Dalila Harris

    Éditions Calmann-Lévy

    2022

    Black Girl, le premier roman de Zakiya Dalila Harris, est dévorant et surprenant. Il opère un vrai tour de force en utilisant les ressorts de deux genres littéraires populaires, habituellement dévalorisés par les péteux·ses de l’édition, pour en faire quelque chose de subversive. Laissez-vous embarquer dans l’histoire de Nella Rogers, une jeune assistante d’édition états-unienne…

    « Je veux être éditrice. Combien y a-t-il de jeunes éditrices noires ? Aucune1. »

    Nella Rogers, 26 ans, est assistante d’édition chez Wagner Books, à Manhattan (New-York). Depuis son embauche deux ans auparavant, elle est la seule salariée noire du service éditorial : les seules autres personnes racisées travaillent à l’accueil et au courrier. 

    Nella se sent bien seule et subit au quotidien des micro-agressions en tant que personne noire, mais elle ne les dénonce pas toujours car elle veut absolument travailler dans l’édition et devenir elle-même éditrice, c’est-à-dire choisir les textes qui seront publiés et lus, et même ceux qui seront écrits.

    Nella sait qu’elle doit travailler deux fois plus dur que les personnes blanches pour espérer accéder aux postes de pouvoir. Chaque jour, elle doit composer avec des collègues blanc·hes qui peuvent se montrer au mieux maladroit·es, au pire racistes. 

    « Ce métier a besoin de plus d’éditeurs noirs, de plus de mentors noirs… cette société a besoin de plus de Noirs partout2. »

    Nella a tout de même initié un mouvement autour de la question raciale au sein de l’équipe : grâce à elle, le service des « ressources humaines » a organisé un cycle de réunions sur la « diversité ». Mais très vite, Nella a déchanté : pour ses collègues blanc·hes, la question raciale est visiblement un tabou, et la « diversité » a vite bifurqué sur des questions plus triviales. Iels ont parlé de l’âgisme, des gaucher·ères, des dyslexiques, et même des hypermétropes ! 

    Seulement, la diversité concerne aussi les auteurices et les livres eux-mêmes. Les auteurices sont majoritairement des hommes blancs bourgeois d’un certain âge : leur point de vue situé, leur vécu, sont loin d’être neutres et représentatifs d’une majorité de la population. Quant aux personnages, il ne suffit pas d’y faire figurer une personne racisée pour créer une œuvre inclusive. Tout personnage, quel qu’il soit, doit avoir son propre arc narratif, sa singularité, hors des clichés. La diversité n’est pas juste une case à cocher ! C’est pour cette raison que les maisons d’édition états-uniennes font de plus en plus appel à des sensitivity readers : ce sont des lecteurices qui accompagnent des auteurices pour élaborer des personnages ayant un point de vue différent (celui d’une personne racisée, de l’autochtone, de la personne handicapée, etc.) et pour éliminer les propos racistes, sexistes, LGBT-phobes.

    « Tu as habitué ces Blancs chez Wagner. Pendant deux années entières, tu les as préparés à ne pas dire de conneries dans les réunions3. »

    La situation de Nella est amenée à changer lorsqu’elle découvre que Hazel, une deuxième assistante d’édition noire, a été recrutée. Malgré son manque de confiance en elle et sa peur d’être taxée de communautarisme, Nella voit en Hazel son alliée, avec qui elle pourra partager le fardeau de la charge raciale au sein d’une équipe exclusivement blanche. Entre femmes noires, on doit être sororales et se serrer les coudes !

    Seulement, Hazel, qui brille par son assurance, son look vestimentaire incroyable, ses dreadlocks magnifiques, commence à adopter un comportement étrange…

    Mon avis

    J’ai lu ce roman dans le cadre de la lecture commune proposée par la youtubeuse Jeannot se livre en mai. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que je l’ai dévoré !

    D’abord, il parle de mon milieu professionnel. J’ai savouré les échanges autour des manuscrits, les rencontres avec les auteurices qu’il faut ménager, ainsi que les réunions sur les choix des couvertures, même si l’édition anglophone est un marché beaucoup plus grand que celui de la francophonie. Les tirages sont beaucoup plus importants, et les enjeux commerciaux et intellectuels tout autant ! 

    Cependant, l’édition française rencontre les mêmes problématiques, elle est blanche, sexiste et bourgeoise : les postes de direction et de représentation sont majoritairement occupés par des hommes, tandis que les travaux invisibles, ingrats et précaires (coucou les correcteurices !) reviennent aux femmes. 

    On gagnerait en France à interroger nos pratiques, car notre pouvoir est énorme : qui décide des livres que vous allez acheter, emprunter, aimer ou détester ? Les maisons d’édition, les librairies, les bibliothèques, les diffuseurs-distributeurs, les journalistes et les blogueur·ses/bookstagrameur·ses agissent sur les opinions, les modes de pensée et les luttes. Les livres ont le pouvoir d’infuser des idées dans la société. Depuis 2012, ces questions innervent Bibliolingus, et j’avais même consacré un article à la bibliodiversité.

    Ensuite, Black Girl est un vrai tour de force, car il utilise les ressorts classiques de la chick-lit et du thriller (deux genres populaires, accessibles et communément dévalorisés par les péteux·ses de l’édition), au profit d’une lecture profonde et subversive. Tu pensais lire l’histoire classique d’une jeune working girl qui raconte son ascension professionnelle et ses déboires autour de sa vie sentimentale et de ses cheveux afro avec humour ? Te voilà embarqué·e malgré toi dans des enjeux qui vont bien au-delà de ce que tu imaginais au départ…

    Lisez aussi

    Americanah Chimamanda Ngozi Adichie (cheveux afro, racisme afro-états-uniens et africain)

    Utopies féministes sur nos écrans Pauline Le Gall (représentations de la diversité et pouvoir de l’amitié entre femmes)

    L’Amour de nous-mêmes Erika Nomeni (black love et point de vue situé d’une femme noire, grosse et lesbienne)

    Amours silenciées. Repenser la révolution amoureuse depuis les marges Christelle Murhula (les femmes noires sur « le marché de l’amour »)

    Beloved et L’Œil le plus bleu Toni Morrison (esclavage)

    Retour dans l’œil du cyclone James Baldwin (racisme et LGBT)

    Correcteurs et correctrices. Entre prestige et précarité Guillaume Goutte (mon métier)

    Des femmes et du style Azélie Fayolle (feminist gaze et écriture féministe)

    Tirons la langue Davy Borde (le pouvoir des mots sur la représentation du monde)

    Décolonial Stéphane Dufoix (universalisme et point de vue situé dans la recherche)

    « Arrête-toi ! » Makan Kebe (témoignage de violences policières racistes)

    La Domination policière Mathieu Rigouste (panorama des violences policières racistes)

    Et aussi

    Voici venir les rêveurs Imbolo Mbue

    Mon histoire Rosa Parks

    Assata, une autobiographie Assata Shakur

    L'Intérieur de la nuit Léonora Miano

    Tels des astres éteints Léonora Miano

    Crépuscule du tourment Léonora Miano

    Les Aubes écarlates Léonora Miano

    Le Ventre des femmes Françoise Vergès

    À jeter aux chiens Dorothy B. Hughes  

    Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur Harper Lee

    La Force de l’ordre Didier Fassin

    1. Page 204. -2. Page 59. -3. Page 123.

    Black Girl

    (The Other Black Girl)

     traduit de l’anglais (États-Unis) par Maureen Douabou

    Zakiya Dalila Harris

    Editions Calmann-Lévy

    2022

    384 pages

    21,50 euros

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  • des femmes et du style azelie fayolle divergences bibliolingus

    Des femmes et du style

    Pour un feminist gaze 

    Azélie Fayolle

    Éditions divergences

    2023

     

    Merci aux éditions divergences de m’avoir offert le livre !

     

    Comment écrivent les féministes ? Qu’est-ce qui définit l’écriture féministe ? À travers l’étude de nombreux textes, la chercheuse, enseignante et youtubeuse (Un grain de lettres) Azélie Fayolle tente de définir le feminist gaze (en opposition au male gaze) qui porte un regard féministe et politique sur le monde. Dans cet ouvrage particulièrement dense et riche de références (ma pile à lire a pris de la hauteur !), Azélie Fayolle propose un grand panorama de la littérature féministe. Elle montre que les thèmes explorés sont nombreux, et que tous les genres se prêtent au feminist gaze. Un ouvrage plutôt universitaire que je vois comme une invitation à (re)lire en féministe, à interroger les imaginaires éculés et étroits des hommes blancs, bourgeois, hétéros, individualistes, pour en créer de nouveaux !

    « Inscrites dans les “silences de l’histoire”, les femmes ont été peu nombreuses à avoir eu un rôle historique de premier plan, et elles ont été oubliées1. »

    Écrire, c’est déjà sortir du silence dans lequel les femmes ont longtemps été reléguées, après avoir été considérées comme des possessions pendant des siècles, même sur le plan juridique (merci Napoléon). Et depuis que les femmes s’expriment, toute exposition publique entraîne potentiellement du harcèlement et des violences (il n’y a qu’à voir la manière dont Frédéric Beigbeder a critiqué le livre de Lena Mahfouf !).

    « Privées de modèle, dressées à la vie domestique et à la gentillesse timide, les femmes doivent lutter pour prendre la parole, comme le montre l’hostilité dont elles sont toujours la cible, dans l’arène politique, comme dans le harcèlement, parfois organisé, dont les femmes (en particulier noires) sont victimes en ligne. Leur parole, quand elle n’est pas étouffée, est disqualifiée, inécoutée, déformée, moquée, appropriée, et parfois punie2. »

    « La littérature est, comme le pensait [Monique] Wittig, un cheval de Troie, qui périme les vieilles formes et les imaginaires rances3. »

    Dans la continuité d’Iris Brey et de son female gaze, Azélie Fayolle définit la littérature féministe par son feminist gaze, c’est-à-dire par la manière dont les femmes représentent et politisent le monde. 

    À travers l’étude de nombreux textes (au moins 200 !), l’autrice montre que les thèmes explorés sont nombreux : l’hétéropatriarcat, le mariage, l’amour, les injonctions contradictoires, l’émancipation, la culture du viol ; la sexualité, l’intimité, le lesbianisme ; l’autodéfense, la résistance… Et, au croisement de tous ces thèmes, il y a souvent le corps : le corps objectivé, haï, violenté, violé, racisé. 

    Le corps soumis à des transformations durant différentes étapes de la vie (la puberté, la grossesse, la vieillesse) est particulièrement propice au genre de l’horreur et au body horror, à l’instar de la nouvelle « Ma pathologie » de Lisa Tuttle (dans le recueil Ainsi naissent les fantômes aux éditions Dystopia).

    Comment dire la violence sexuelle ? Comment politiser la souffrance ? Comment parler du viol (un événement « central et fondateur » pour reprendre les mots de Léonore Brassard) ? Certaines choisissent l’ellipse, tandis que d’autres en parlent frontalement, comme Virginie Despentes dans King Kong Théorie et dans Baise-moi (chroniques en préparation). A rebours du male gaze, les représentations féministes du viol évitent toute érotisation, et encourage l’empathie avec la victime plutôt qu’avec le violeur.

    Pour Ursula Le Guin, il s’agit de déjouer l’intrigue linéaire traditionnelle qui met en scène un héros seul, masculin et blanc, dont l’action se résume au conflit. L’écriture féministe fait place au quotidien, habituellement considéré comme un non-événement, en tant que sujet à part entière, à l’instar de l’œuvre d’Annie Ernaux

    L’autrice montre aussi les nombreux procédés utilisés pour porter le feminist gaze : les procédés narratifs, les figures de style, le détournement des stéréotypes, l’inversion des stigmates, le recours à l’humour et au trollage… 

    Littérature blanche, chick-lit, policier, témoignages, science-fiction, poésie, théâtre, manifestes, essais… Finalement, tous les genres se prêtent au feminist gaze. Et, quel que soit le genre choisi, beaucoup de textes ont au moins deux choses en commun : 

    • ils cherchent à ouvrir les possibles, à imaginer des alternatives au système hétéropatriarcal, comme Le Cœur synthétique (2020), de Chloé Delaume, qui explore les différentes formes d’amour hors de l’hétéropatriarcat et la vie en communauté entre femmes ;
    • ils partent du « je » singulier pour lui donner une dimension politique et collective, qui résonne en chacun·e de nous

    « Peut-être faut-il considérer comme “utopiste” toute la littérature féministe, tant elle suppose un optimisme peu adéquat au monde patriarcal. Elle repose en tout cas sur une foi aussi simple qu’évidente : il peut en aller autrement ― et les voix des femmes proposant cet ailleurs, cet autrement, pourraient ne pas tomber dans l’oubli. Cette utopie se fonde d’abord sur le constat d’une réalité qui ne va pas comme elle est dite : en dire et en dénoncer l’injustice, c’est déjà rêver et construire un monde meilleur4. »

    Inventer une langue féministe

    Mais écrire en féministe, ce n’est pas seulement aborder les thèmes qui nous sont chers, c’est aussi inventer une langue féministe, une langue inclusive, « dépatriarcalisée », popularisée par Éliane Viennot en 2017. Plusieurs autrices s’y sont essayé : on pense bien entendu aux Guérillères de Monique Wittig qui fait du « elles » un féminin pluriel neutre, ou encore aux Contes à rebours de Tiphaine D qui utilise la féminine universelle.

    « Tout un vocabulaire féministe de la sexualité s’invente pour dégager les connotations dévalorisantes de la sexualité (baiser/être baisé·e). La pénétration, présupposée active et masculine, peut se dire comme un “enveloppement” ou une “circlusion”, proposée en 2016 par la philosophe Bini Adamczak, et popularisé par Martin Page dans Au-delà de la pénétration (2019)5. »

    Mon avis

    L’écriture féministe m’intéresse beaucoup car j’avais voulu y consacrer un mémoire de master en 2011, mais, face à un sujet aussi casse-gueule, j’ai finalement choisi de traiter la question du prix du livre, et en particulier du format poche qui a permis de rendre le livre accessible au plus grand nombre. 

    Au début de ma lecture, j’étais mitigée : tout d’abord, le sujet est très vaste, le corpus infini, et par conséquent, la structure du livre assez obscure, car tous les genres se prêtent au feminist gaze et les procédés pour le mettre en œuvre sont innombrables. Azélie Fayolle a fourni un impressionnant travail de recherche, les références et les analyses sont très nombreuses. D’autre part, on peut regretter l’absence des thèmes du handicap et de la transidentité, ainsi que de la bande-dessinée et des mangas, mais le sujet du feminist gaze est si vaste que l’autrice n’aurait pas pu tout explorer. Elle a tout de même abordé la question de la chick-lit, un sous-genre populaire et dévalorisé, comme Cinquante nuances de Grey d’E. L. James, ce qui m’a fait bien rire car j’en ai édité pendant un an !

    Et finalement, plus j’avançais, plus la lecture m’intéressait ! En fin de compte, cet ouvrage est une invitation à (re)lire en féministe, à cultiver ce regard féministe, à interroger les imaginaires éculés et étroits des hommes blancs, bourgeois, hétéros, individualistes, pour en créer de nouveaux. D’autant que, de ce que j’ai pu constater, la plupart des textes qu’Azélie Fayolle étudie sont disponibles en librairie ou en bibliothèque. L’écriture ouvre un immense champ des possibles, et cet ouvrage a fait sensiblement augmenter ma pile à lire, pour mon plus grand bonheur !

    Voici quelques-uns des livres qui me font envie après avoir terminé ma lecture (et qui sont dispo dans mes bibliothèques de quartier) :

    • Herland de Charlotte Perkins Gilman ;
    • Les Filles d’Égalie de Gerd Brantenberg ;
    • Les Orageuses de Marcia Burnier ;
    • Contes à rebours de Typhaine D ;
    • La Pensée féministe noire de Patricia Hill Collins.

    Enfin, un dernier mot sur les éditions divergences : cette maison d’édition indépendante et engagée propose une mise en page très agréable à lire qui fait penser aux essais militants des années 1970. J’adore !

    « Lire, relire en féministe, c’est participer à la réévalusation de ce canon, l’élargir à des voix minorées (et pas seulement féminines, ni féministes) et faire entendre celles qui n’ont jamais pu parler, en les devinant derrière le male gaze et dans la ventriloquie masculine, et que nous voulons lire6. »

    Lisez aussi

    Essais

    Simone de Beauvoir Le Deuxième Sexe 1

    Éliane Viennot Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin !

    Davy Borde Tirons la langue

    Pauline Harmange Moi les hommes, je les déteste

    Coral Herrera Gomez Révolution amoureuse

    Françoise Héritier Masculin/Féminin 1

    Mathilde Larrère Rage against the machisme

    Titiou Lecoq Libérées

    Christelle Murhula Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges

    Valérie Rey-Robert Une culture du viol à la française

    Julia Serano Manifeste d'une femme trans

    Françoise Vergès Le Ventre des femmes

    Irène Zeilinger Non c'est non

    Récits

    Dorothy Allison Deux ou trois choses dont je suis sûre

    Anonyme Une femme à Berlin

    Jeanne Cordelier La Dérobade

    Gabrielle Deydier On ne naît pas grosse

    Mika Etchébéhère Ma guerre d'Espagne à moi

    Emma Goldman Vivre ma vie 

    Rosa Parks Mon histoire 

    Assata Shakur Assata, une autobiographie

    Littérature

    Chimamanda Ngozi Adichie Americanah

    Dorothy Allison L'Histoire de Bone

    Dorothy Allison Retour à Cayro (200e chronique)

    Mariama Bâ Une si longue lettre 

    Amanda Eyre Ward Le Ciel tout autour

    Justine Mintsa Histoire d'Awu

    Toni Morrison Beloved

    Erika Nomeni L'Amour de nous-mêmes

    Elsa Osorio La Capitana

    Heloneida Studart Le Bourreau

    Heloneida Studart Le Cantique de Meméia

    Martin Winckler Le Chœur des femmes

    Zakiya Dalila Harris Black Girl 

    Illustrés

    Léa Castor Corps à cœur Cœur à corps 

    Claire Duplan Camel Joe 

     

    1. Page 117. -2. page 44. 3-. Pages 184-185. -4. Page 181. -5. page 131. -6. Page 185.

     

    Des femmes et du style. Pour un feminist gaze

    Azélie Fayolle

    Éditions divergences

    2023

    216 pages

    16 euros

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  • martin eden jack london bibliolingus

    Martin Eden

    Jack London

    L’édition française Illustrée

    1921 (pour la première traduction française)

     

    Comment écrire une chronique à la hauteur de Martin Eden de Jack London ? J’ai tellement adoré que je dois me résigner à ne pas pouvoir tout vous dire, mais comme toujours, ma chronique est garantie sans spoil ! Cette œuvre d’une grande envergure et terriblement puissante m’a profondément touchée, mais elle m’a laissé aussi un sentiment de colère mêlé à de la frustration, car je souhaitais à Martin une fin différente. J’ai eu un tel sentiment de possessivité à l’idée de penser que cela fait déjà un siècle que des milliers de lecteurs et lectrices avant moi ont partagé l’histoire et le destin de Martin Eden… 

    « Ta place est avec les légions qui besognent, avec tout ce qui est vil, vulgaire et laid1. »

    Début du XXe siècle en Californie. Martin Eden est un marin âgé de 20 ans qui, entre deux voyages en mer, vit à Oakland chez sa sœur et son mari. Sa vie est faite d’aventures, de voyages, de bagarres, d’alcool, de femmes. 

    Lors d’une rixe, il sauve Arthur, un jeune homme de la haute société. Celui-ci l’invite à dîner chez sa famille. C’est ainsi que Martin Eden, ce « sauvage fort intéressant2 », entre dans la grande demeure des Morse. C’est un tout nouveau monde qui s’ouvre à lui. Intimidé, maladroit, impressionné, Martin essaie de se comporter comme ses hôtes : comment parler, comment se tenir, comment se servir de ses multiples couverts… Il découvre des personnes brillantes, cultivées, aimantes, soignées.

    Mais très vite, Martin cesse de chercher à imiter leurs bonnes manières. Il est ouvrier, pauvre, ignorant et sale. Il n’est rien, il n’a rien en lui, il ne fait pas partie des dieux de l’Olympe. Il n’arrive pas à la cheville de la sœur d’Arthur, Ruth, cette « divinité3 », cette « sylphide» qui « n’avait rien de commun avec un être de chair».

    « Je veux arriver à ce genre de vie que vous avez dans cette maison. Y a autre chose dans la vie que la gnôle, le turbin et le coup de poing6. »

    Par amour pour Ruth, pour être digne d’elle, il décide de devenir un jeune homme bourgeois. Tel un animal devenant homme, tel un désert devenant prairie, Martin Eden évolue et se cultive. Pour la première fois de sa vie, il prend soin de son corps. Enfermé entre les quatre murs de sa chambre vingt heures par jour, il lit, écrit et se rend pour la première fois à la bibliothèque. Acharné, passionné, Martin se tue à la tâche.

    « Les nombreux livres qu’il laissait ne faisaient qu’accroître sa fébrilité. Chaque page lue lui ouvrait un judas sur le monde du savoir. Sa faim se nourrissait de ses lectures, sans jamais s’apaiser. En outre, il ne savait pas par où commencer et souffrait continuellement de son manque de préparation. Les références les plus banales, que tout lecteur ‒ il le voyait bien ‒ était censé connaître, lui échappaient. Il en allait de même avec la poésie, qui le rendait ivre de bonheur7. »

    Il y a alors ce moment que j’ai trouvé absolument magique, lorsque Martin entre pour la première fois dans une bibliothèque…

    Mon avis

    Quand on aime lire, on a l’assurance de découvrir des œuvres de cette envergure tout au long de la vie. La lecture est une source de bonheur infinie. Je suis tellement heureuse quand je découvre des œuvres si intenses, si bien écrites, si complètes ! 

    En fait, j’ai tellement aimé Martin Eden de Jack London (1876-1916) que j’ai même développé un sentiment de possessivité : finalement, je ne suis que la dernière des milliers de lecteurs et lectrices depuis un siècle à être tombée sous le charme de ce personnage très vrai, attachant, honnête, obstiné, droit dans ses bottes et imaginatif.

    Je me reconnais tellement dans ce personnage ! Je partage cette soif d’apprendre en autodidacte et cette autodiscipline. Cet amour des livres, de l’écriture et des débats ! 

    C’est aussi un personnage très zolien. Comme Gervaise et Nana, Martin Eden connaît l’ascension et la déchéance. Et, comme le jeune Sylvère dans La Fortune des Rougon (tome 1 des Rougon-Macquart), Martin Eden est autodidacte, il s’instruit à tout-va, sans discernement, en piochant dans les livres. Comme moi.

    Si vous avez aimé Martin Eden, je vous invite à lire La Proie et Le Maître des âmes de l’écrivaine Irène Némirovsky, ainsi que Les Coups de Jean Meckert chroniqués sur Bibliolingus. J’aime précisément ces romans parce que leurs personnages ont tous en commun la rage de vivre, l’urgence de réussir, l’ambition de sortir de leur classe sociale, comme Martin Eden. bref, il rejoint mon panthéon de personnages préférés !

    Martin Eden fournit aussi une critique acerbe de la bourgeoisie, notamment à travers le personnage de Ruth qui, par deux fois et en éclatant de rire, oublie que Martin ne peut pas entrer à l’université par manque d’argent. L’argent, on l’oublie vite quand on n’en a jamais manqué ! Comme tous les gens de sa classe, Ruth n’a rien vécu, elle a traversé la vie à travers les livres. Les bourgeois·es ne sont pas meilleur·es que les prolos, iels ne sont ni plus talentueux·ses ni plus intelligent·es, iels sont simplement né·es au bon endroit.

    « Ils étudiaient la vie dans les livres, tandis que lui s’occupait à la vivre. Son cerveau était aussi riche de connaissances que le leur, mais c’étaient des connaissances d’une autre sorte. Combien d’entre eux étaient capables de faire un nœud de sifflet de bosco, de tenir une barre, d’assurer une vigie8 ? »

    Ruth est préservée de la pauvreté : elle est belle, jeune, fraîche, en bonne santé, cultivée, tandis que les femmes côtoyées par Martin sont enlaidies et harassées par le labeur, le travail domestique, le mari et les enfants… Les prolos sont réduit·es à une vie de misère et de souffrances, à un travail abrutissant, aliénant, qui contraint à devenir une machine et à adopter des conduites addictives pour tenir les cadences infernales et le désespoir d’un quotidien éternellement précaire.

    La fin m’a pourtant mis en colère. Et cette colère est à la hauteur de mon sentiment de possessivité. Je ne crois pas avoir déjà éprouvé un tel sentiment en lisant la fin d’un roman ! Je désirais tellement d’autres choses pour Martin ! Cette fin va à l’encontre de tout ce à quoi j’aspire : l’individualisme et la loi du plus fort prônés par la bourgeoisie sont une impasse, ce sont au contraire la solidarité et notre conscience de classe qui sont nos armes pour lutter pour la justice. La fin que nous propose Jack London est très belle, romanesque et absolue, mais si on ne connaît pas les positions socialistes de Jack London, on pourrait l’interpréter différemment. Alors, cette fin est-elle efficace ? Celles et ceux qui l’ont lu, qu’en pensez-vous ?

    Lisez aussi

    Irène Némirovsky La Proie

    Irène Némirovsky Le Bal

    Irène Némirovsky Le Maître des âmes

    Jean Meckert Les Coups

    Upton Sinclair La Jungle

    Upton Sinclair Pétrole !

    François Szabowski Il faut croire en ses chances

    1. Page 162. -2. Page 50. -3. Page 36. -4. Ibid. -5. Page 76. -6. Page 107. -7. Pages 87-88. -8. Page 66.

    Martin Eden

    (présenté, traduit et annoté par Philippe Jaworski)

    Jack London

    Editions Gallimard

    Collection Folio classique

    592 pages

    8,10 euros

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