• L’Art de perdre ≡ Alice Zeniter

    L'art de perdre Alice Zeniter Bibliolingus

    L’Art de perdre

    Alice Zeniter

    Flammarion

    2017

    (Prix Goncourt des lycéen·nes)

    Cinq ans après tout le monde, je découvre enfin L’Art de perdre, prix Goncourt 2017 des lycéen·nes. Et quel bonheur ! L’Art de perdre est un roman puissant, magistral, émouvant, qui mêle la « petite » histoire à la « grande » histoire. Depuis Ali, le paysan patriarche dans les montagnes kabyles à Naïma, une jeune parisienne métisse qui travaille à Paris dans une galerie d’art, on retrace la guerre d’indépendance d’Algérie (1954-1962) jusqu’à l’immigration française parquée dans les HLM.

    « On va être bien ici. On va vivre comme les Français. Il n’y aura plus de différences entre eux et nous1. »

    L’Art de perdre, c’est l’histoire de trois générations.

    Ali, le paysan patriarche qui, jusqu’à la guerre d’Algérie, domine de sa haute stature le village kabyle où il possède des champs d’oliviers. Ali, devenu ouvrier à l’usine en Normandie, le corps brisé, qui meurt en silence dans une HLM, dans la honte et la pauvreté. Ali, qui s’efface devant ses enfants qui s’emparent de la vie et de la culture françaises.

    « Voilà, c’est ça qu’ils ont eu jusqu’ici : une vie de miettes. Il n’a pas réussi à offrir mieux à sa famille2. »

    Son fils Hamid, qui se mure dans le silence ; lui qui dans son enfance a pourtant dévoré le dictionnaire français pour bien s’exprimer et se trouver une place en France, sommé par son père d’être le meilleur à l’école. Lui qui a pourtant été l’écrivain public de son père et des voisins qui ne savent pas parler français.

    Hamid, qui ne comprend pas les choix de son père : pourquoi leur famille s’est-elle retrouvée en France ? Qu’a fait Ali pendant la guerre d’Algérie qui les a obligé·es à partir ? Etait-il un harki ? C’est quoi, réellement, un harki ? C’est facile de juger les choix de ses parents a postériori, quand tout paraît plus simple.

    « Le silence n’est pas un espace neutre, c’est un écran sur lequel chacun est libre de projeter ses fantasmes3. »

    Sa petite-fille Naïma, en quête de son identité personnelle et familiale ; Naïma qui n’est jamais allée en Algérie et qui ne parle pas le kabyle. Comment peut-elle apprivoiser l’histoire de sa famille, à cheval entre la France et l’Algérie, séparées par une immense mer de silences et de souvenirs épars ? 

    Naïma, qui ne comprend pas les silences de son père. Pourquoi Hamid ne parle-t-il jamais de son enfance en Kabylie ? Pourquoi fait-il comme si sa vie avait débuté à 20 ans, lorsqu’il est arrivé à Paris et qu’il a rencontré Clarisse ?

    Naïma, qui ne peut pas communiquer avec sa grand-mère Yema, qui ne parle pas le français et qui a toujours été cantonnée à son rôle de mère au foyer. Que reste-t-il de l’histoire d’Ali dans la mémoire de Naïma et de ses sœurs ?

    L’histoire de l’Algérie

    L’Art de perdre, c’est l'histoire de l’Algérie qui a été colonisée par la France en 1830. L’Algérie, ou plutôt un ensemble de régions qui ont été unifiées sous le nom d’Algérie, soumises au système français, pillées de leurs richesses et de leurs traditions sous couvert de « l’œuvre civilisatrice ».

    C’est l’histoire d’un pays déchiré par la guerre (1954-1962) durant laquelle l’indépendance a été arrachée au prix d’effroyables souffrances longtemps censurées et tues. Une indépendance vite matée par la mainmise de l’administration française post-colonialiste.

    L’histoire de la France

    L’Art de perdre, c’est aussi l’histoire de la France, celle de chacun·e d’entre nous, car nous sommes un peuple tissé de mélanges, de vécus croisés. C’est l’histoire sombre d’une « politique migratoire » inhumaine et raciste qui a parqué des hommes, des femmes et des enfants dans des camps insalubres et des HLM construites à la va-vite, en marge de la société.

    C’est l’histoire d’une génération d’hommes et de femmes qui ont été sommé·es d’effacer leur histoire, leurs cultures, leurs traditions, leur religion, qui ont été sommé·es de devenir « français·es » et patriotes. Des hommes et des femmes déraciné·es, dispatché·es aux quatre coins de la France pour étouffer toute mobilisation algérienne. Une injonction au patriotisme qui, plus d’un demi-siècle plus tard, est toujours aussi prégnante, injuste et injustifiable pour les enfants et les petits-enfants.

    L’Art de perdre, ou comment l’histoire collective façonne notre histoire familiale et intime

    L’Art de perdre est un roman puissant, magistral, émouvant, qui en impose par son envergure, son souffle, sa construction narrative, ses images saillantes.

    Dans L’Art de perdre, il y a tellement de détails historiques et familiaux que tout m’a semblé absolument vrai. J’ai noté plein de citations que je vous partagerai sur Instagram, car c’est impossible de toutes les mettre dans ma chronique.

    J’adore les romans qui mêlent la « petite » histoire (l’histoire familiale) à la « grande » histoire (l’histoire collective), à l’instar de Des rêves d’or et d’acier d’Émilie Ton chroniqué récemment. L’histoire de l’Algérie et de la France est tout à fait intolérable, mais c’est celle de nos ancêtres, et nous devons la connaître pour les comprendre, pour comprendre leurs ressorts intimes, leur vision des choses, leur identité et leurs valeurs ; même lorsqu’elles sont loin des nôtres. L’Art de perdre est un pont entre nous, contemporain·es, et nos ancêtres, comme peut le faire Svetlana Alexievitch dans un autre registre narratif.

    On devrait tous et toutes avoir notre propre L’Art de perdre pour comprendre notre famille et comment elle a traversé l’histoire collective. J’aurais aimé qu’on me raconte l’histoire (aussi détaillée) de mon grand-père qui, comme tant d’autres de sa génération, a quitté l’Espagne sous Franco pour s’installer dans le Sud de la France.

    Bref, j’ai adoré. Je comprends qu’il ait reçu le prix Goncourt. Et vous, l’avez-vous lu ?

    Lisez aussi

    Des rêves d'or et d'acier Émilie Ton

    Ce que le jour doit à la nuit Yasmina Khadra

    L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni 

    Décolonial Stéphane Dufoix

     

    1. Page 217. -2. Page 289. -3. Page 311.

    L’Art de perdre

    Alice Zeniter

    Flammarion

    2017

    512 pages

    22 euros

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 22 Janvier 2023 à 17:24

    Oui, je l'ai lu et aimé jusqu'au coup de coeur. Merci de ton passage sur mon blog.

     

      • Mardi 24 Janvier 2023 à 11:53

        Je compte lire d'autres romans de cette autrice, seulement ils sont très demandés à la bibliothèque, la liste d'attente est longue ! Merci à toi !!

    2
    Lundi 23 Janvier 2023 à 11:43
    Alex-Mot-à-Mots

    Une lecture forte sur ces "événements".

      • Mardi 24 Janvier 2023 à 11:54

        Coucou Alex ! Je trouve que la psychologie des personnages est bien retranscrite. J'ai envie de lire d'autres ouvrages (fictionnels ou pas) autour de la guerre d'Algérie !

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