• L’Assommoir ≡ Émile Zola

    l'assommoir zola bibliolingus

    L’Assommoir

    (tome 7 des Rougon-Macquart)

    Émile Zola

    1876

     

    C’est avec beaucoup de joie que je vous parle aujourd’hui de L’Assommoir, mon Zola préféré à ce jour ! Mais ce n’est pas parce que c’est un classique, et probablement l’un des plus grands romans ouvriers, que je vais me permettre de spoiler celles et ceux qui ne l’ont pas (encore) lu !

    « Les gens du quartier ne se montraient guère justes, quand ils lui reprochaient les vilaines façons [que Gervaise] prenait, car son malheur ne venait pas d’elle1. »

    Gervaise Macquart, âgée de 22 ans, vient d’arriver à Paris avec son compagnon Lantier, 26 ans. Gervaise, c’est la petite fille boiteuse qu’on voit dans La Fortune des Rougon (tome 1), née d’Antoine, un fainéant alcoolique, et de Joséphine (dite Fine), un peu alcoolique aussi mais très travailleuse et sensible.

    Lorsque Gervaise et Lantier s’installent à Paris, sur le boulevard de la Chapelle, juste en face de l’hôpital Lariboisière alors en construction, dans le quartier de la Goutte-d’Or, iels ont déjà deux enfants2  : Claude, âgé de 8 ans (qu’on a vu dans Le Ventre de Paris, le tome 3, et qu’on reverra dans L’Œuvre, le tome 14) et Étienne, 4 ans (qu’on reverra dans Germinal, le tome 13). 

    Seulement quelques semaines après leur arrivée, Lantier part avec une voisine, et leur relation se termine dans un grand fracas. En femme courageuse et résolue, Gervaise ne veut plus d’homme dans sa vie, elle veut sérieusement assurer ses finances avec ses deux enfants à nourrir. Elle devient alors blanchisseuse chez Mme Fauconnier, caressant le rêve d’une vie simple, et pourquoi pas un jour de s’établir comme une vraie petite bourgeoise et devenir patronne de sa propre blanchisserie. Une jeune mère seule et indépendante à cette époque, ce n’est pas commun.

    Mais voilà que le voisin du dessus, l’ouvrier zingueur, commence à lui tourner autour…

    Mon avis

    J’ai adoré relire L’Assommoir, que j’avais lu une première fois en 2004, lorsque j’avais 16 ans. C’est, pour le moment, le Zola que je préfère. J’ai savouré, encore plus que dans les autres romans, la puissance de ses descriptions, la finesse psychologique, les lents glissements des états d’esprit et des relations entre les personnes, le langage populaire délicieux, l’intimité et la proximité que procure le discours indirect libre.

    L’un des talents de Zola, c’est de bâtir une structure, une armature très forte, mathématique (jusqu’à l’obsession), faite de parallèles, de miroirs, sans que cette armature ne soit visible et écrasante, et sans rien enlever à la puissance des sentiments, des émotions, et à la simplicité de cette histoire.

    Mais cette relecture a été très tout à la fois délicieuse, parce que j’adore l’univers, la démarche, et le style de Zola, et douloureuse, parce que l’histoire de Gervaise est absolument terrible. Son histoire me pousse à m’interroger sur ma propre vie : où serai-je dans dix ans, dans vingt ans ? Serai-je contente de ma vie, quand je regarderai tout ce que j’ai été et ce que j’ai fait ?

    La condition ouvrière

    L’Assommoir est le premier roman sur la condition ouvrière des Rougon-Macquart. C’est un véritable roman de mœurs, préparé à partir de 1869, c’est-à-dire pendant les grandes grèves ouvrières et durant la Commune de Paris.

    L’Assommoir met en scène le Paris ouvrier des années 1850-1870, au moment où la mécanisation commence à menacer l’existence des petit·es ouvrier·ères. Iels travaillent dans des petits ateliers disséminés dans tout Paris (à l’instar de la forge de Goujet) ou de chez elleux pour le compte de patrons (comme les Lorilleux qui fabriquent des chaînes dans leur mansarde).

    C’est tout un peuple qui vit dans la misère, se tuant à la tâche pour quelques sous, 6 jours sur 7, avec des journées de 10 à 12 heures, dès l’âge de 10 ou 12 ans. Pas de sécurité sociale, pas d’assurance chômage, pas de retraite, pas de congés payés. Arrêter de travailler revient à mourir dans le dénuement absolu, comme le père Bru qui ne peut compter que sur la mendicité et la générosité de Gervaise pour subvenir à ses besoins, car ses enfants sont morts à la guerre. C’est dire l’importance des grandes luttes de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle !

    Le roman est très noir, quitte à forcer un peu le trait, car, chez Zola, il s’agit toujours d’utiliser l’intrigue et les personnages pour illustrer une classe sociale et le déterminisme social. Pour lui, les causes de la pauvreté, ses rudesses et ses « vices », sont à chercher dans la société, pas dans les individus. Zola est certes un bourgeois, mais il a vécu plusieurs années dans des quartiers pauvres, peuplés d’artisan·es et d’ouvrier·ères, et, comme pour tous ses romans, il s’est beaucoup documenté. Il a connu la pauvreté, jusqu’au succès de L’Assommoir justement, qui est le premier best-seller du XIXe siècle, malgré les attaques de la bourgeoisie puritaine.  

    On a coutume de dire que ses personnages principaux vivent une ascension suivie d’une descente aux enfers, et Gervaise en est l’un des exemples les plus frappants de la série. Tous ses romans sont habilement construits dans ce sens, chapitre par chapitre, mais, honnêtement, dans L’Assommoir, tout semble mal barré dès le début !

    L’Assommoir a pour objet central l’alcoolisme, présenté comme le seul exutoire accessible et quasi fatal pour la classe miséreuse, et il l’illustre terriblement dans le personnage de Coupeau, mais il ne faut pas oublier que l’alcoolisme est présent dans ses autres romans qui mettent en scène l’aristocratie, la bourgeoisie ou la petite bourgeoisie (par exemple Bachelard dans Pot-Bouille).

    Mais il y a aussi le plaisir de la nourriture, cet autre vice qui traverse toutes les classes sociales : dans La Curée aussi, on assiste à une véritable orgie chez l’empereur Napoléon III. Dans L’Assommoir, les pauvres aussi font leur banquet, jusqu’à la nausée, du moins tant qu’il y a de l’argent à dépenser…

    La condition féminine

    De tous les Rougon-Macquart que j’ai lus jusqu’à présent (il m’en reste encore quelques-uns à découvrir), le personnage de Gervaise est l’un des plus attachants. Elle le dit, son seul défaut est d’être sensible et généreuse, et c’est ce qui la perdra. Elle pardonne tout à son mari, quitte à mettre son ménage dans la galère. Elle donne à manger aux pauvres qui passent devant chez elle, à l’instar du père Bru ; elle recueille sa belle-mère abandonnée par ses propres enfants ; elle rend visite à sa voisine, âgée de 8 ans, qui s’occupe comme une petite mère de ses frère et sœur et subit les violences de son père. Enfin, elle se laisse dévorer par les gens les plus cupides et les plus paresseux de son entourage. C’est finalement très féminin de se plier aux désirs des autres mais jamais aux siens.

    L’Assommoir illustre comment la pauvreté peut mener aux violences conjugales et familiales, et comment une femme galère à trouver son autonomie financière (je pense à la scène où les femmes attendent leur mari à la sortie de l’atelier pour récupérer leur paie avant qu’elle ne soit dépensée en alcool). Mais je pense tout de même que le roman aurait pu être encore plus fort s’il avait pris davantage en compte les problématiques féminines, à une époque où l’avortement était illégal et où la contraception n’existait pas. Vu que Zola prend soin de raconter avec minutie les métiers ouvriers, on aurait pu aussi y voir comment les blanchisseuses lavaient les linges en période de règles ! 

    La vie à Paris, 150 ans avant que j’y vive

    J’ai éprouvé d’autant plus de plaisir à relire L’Assommoir que ça fait dix ans que je vis à Paris, à 1 km de la Goutte-d’Or, le quartier de Gervaise ! Grâce à l’exploration et à l’observation minutieuse de Zola, on peut suivre précisément le parcours de Gervaise et retrouver des rues, des lieux, des enseignes qui existent encore de nos jours. À l’époque, avant que Zola ne découvre l’appareil photo, il passait des heures à faire du repérage, dessinant des plans et rédigeant les descriptions des bâtiments et des gens pour alimenter son œuvre. 

    Mais, au-delà de la puissance picturale, cinématographique, L’Assommoir est aussi une source passionnante de la vie quotidienne. On est au début des grands travaux du baron Haussmann, le préfet de la Seine de 1853 à 1870. Vers la fin du roman, Gervaise se désole des travaux incessants, transformant son quartier au point qu’elle ne le reconnaît plus.

    Haussmann démolira nombre de bâtiments et de rues pour organiser la ville autour des grands boulevards que l’on connaît aujourd’hui, avec l’objectif affiché de pouvoir faire entrer la garde nationale dans les larges rues de Paris en cas de révolution ouvrière, et ainsi mieux contrôler la population. Il démolira aussi les abattoirs parisiens et le mur des fermiers généraux (mur de l’octroi) que Gervaise a côtoyé toute sa vie. Ces destructions et constructions feront le bonheur des spéculateurs, à l’instar d’Aristide Saccard, dans La Curée (tome 2).

    En parallèle, les travaux d’Haussmann incluent la construction des égouts, car la ville commence à être ensevelie par les excréments des humain·es et des chevaux (le métro est alors en projet). D’ailleurs, dans L’Assommoir, les odeurs de la ville semblent bien plus fortes qu’elles ne le sont aujourd’hui, où tout est beaucoup plus aseptisé. Tout cela m’évoque Le Ventre des villes, le livre passionnant de Carolyn Steel.

    Aux côtés de Gervaise, on a également une idée du coût de la vie, des horaires de travail, du contenu des repas, des rituels de la vie de la classe ouvrière parisienne. Et l’écart est saisissant avec les grand·es bourgeois·es des tomes 1, 2, 6 ou 18, qui peuvent claquer des milliers de francs par mois, tandis que Gervaise dépense tout juste quelques sous par jour pour acheter du pain. Décidément, il y a des choses qui n’ont pas changé.

    l'assommoir zola édition de 1969 bibliolingusL'édition de mes parents (1969)

    Du même auteur

    Tome 1, La Fortune des Rougon

    Tome 2, La Curée

    Tome 3, Le Ventre de Paris

    Tome 4, La Conquête de Plassans

    Tome 5, La Faute de l'abbé Mouret

    Tome 6, Son excellence Eugène Rougon

    Tome 15, La Terre

    Lisez aussi

    Littérature

    ♥ Dorothy Allison L'Histoire de Bone

    ♥ Dorothy Allison Retour à Cayro (200e chronique)

    Virginie Despentes Baise-moi

    Anna Dubosc La Fille derrière le comptoir

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    Iain Levison Tribulations d'un précaire  

    Thierry Maricourt Le Cœur au ventre

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    Essais

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    ♥ Selim Derkaoui et Nicolas Framont La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie

    Récits

    Daniel Schreiber Le Dernier Verre

    Florence Aubenas Le Quai de Ouistreham

    Jean-Pierre Levaray Je vous écris de l'usine

     

    1. Page 301. -2. En fait 3, Jacques ayant été ajouté dans la généalogie après coup, et qui sera le personnage central dans La Bête humaine, tome 17.

     

    L’Assommoir

    (tome 7 des Rougon-Macquart)

    Émile Zola

    Introduction de Jacques Dubois

    1876

    Garnier-Flammarion

    1969

    448 pages

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  • Commentaires

    1
    Mardi 3 Octobre 2023 à 13:16
    Alex-Mot-à-Mots

    Lu quand j'étais ado, comme toi, je l'avais abandonné en cours de route : tant de malheurs pour la pauvre Gervaise m'avait déprimé.

      • Mercredi 4 Octobre 2023 à 11:26

        Coucou Alex ! Oui, c'est super dur, Zola a tendance à forcer le trait, mais j'aime son côté dramatique !!

    2
    Lundi 9 Octobre 2023 à 17:54

    Je l'avais lu à l'adolescence. La fin m'avait beaucoup fait pleurer.

      • Lundi 9 Octobre 2023 à 22:43

        Coucou ! Tellement !! Et quand je l'ai relu, là, comme je me souvenais de la fin, j'appréhendais vachement ma relecture. J'étais tellement triste !

    3
    L'ourse bibliophile
    Mercredi 20 Décembre 2023 à 20:19

    Elle est très bien, cette chronique ! Elle est bien plus détaillée que la mienne et très juste ! On sent parfaitement le plaisir que tu as eu à la lecture et c'était passionnant de te lire !

      • Samedi 23 Décembre 2023 à 23:07

        Coucou ! Merci beaucoup <3 Je prends généralement au moins une dizaine de pages de notes pour les Zola, souvent plus !

        En fait, je pars du principe que tout le monde n'a pas lu les classiques, donc je m'attache à décrire la situation initiale, mais la tienne est beaucoup plus fine dans l'analyse !

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