• 10 titres de la rentrée littéraire sont critiqués ici :

    Idiopathie de Sam Byers, une petite comédie anglaise ;

    Mobiles de Sandra Lucbert, un premier roman trop intellectualisé ;

    Au-revoir là-haut de Pierre Lemaitre, qui a reçu le prix Goncourt et qui l'a bien mérité : une histoire passionnante et de grande envergure !

    - Instinct primaire, de Pia Petersen, est un texte courageux sur les femmes qui ne veulent ni être épouses ni mères (lu grâce au Masse critique de Babelio) ;

    - Arrête, arrête de Serge Bramly, un prisonnier en liberté conditionnelle qui s'enfuit (lu pour les Matchs de la rentrée littéraire de Price Minister) ;

    - Les Fuyants d'Arnaud Dudek, une tranche de vie de quatre hommes un peu caricaturale ;

    - Monde sans oiseaux de Karin Serres : un roman étrange, fascinant ;

    - Les Renards pâles de Yannick Haenel : la révolution à Paris ! De beaux passages sur le capitalisme, mais simpliste, trop lyrique et pas très crédible !

    - Siamoises, publié par les éditions Naïve, m'a été offert par Libfly dans le cadre de l'opération La Voie des Indés ;

    - Esprit d'hiver de Laura Kasischke, un roman fascinant qui démontre combien l'auteur maîtrise à fond son écriture et sait nous emmener exactement là où elle veut ;

    challenge albumLe Challenge 1 % est dépassé !                   10/6

     

      

     

    Vous trouverez également d'autres romans, comme La Sauvage de Jenni Fagan, Rêve général de Nathalie Peyrebonne et Quelques ombres, un recueil de nouvelles de Pierre Charras, sensibles et troublantes.

    Bonne lecture !   

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  • La Sauvage Jenni Fagan

     

    La Sauvage

    Jenni Fagan

    Éditions Métailié

    2013

     

    Anais est une adolescente de l'assistance publique qui échoue dans le Panopticon, un énième centre pour adolescents à problèmes. Elle nous raconte les violences du dedans et du dehors, mais aussi ses rêves et ses espoirs.

    « Je suis juste une fille avec un cœur de requin1. »

    Il y a Anais la dure à cuire. Quinze à peine, mais plus d’une centaine de délits à son compte lors des six derniers mois seulement. La liste est longue : atteintes à l’ordre publique, fugues (48 fois), vols à l’étalage, conduite sans permis, vandalisme, détention d’armes offensives, de drogues (herbe, amphètes, kétamine, acides, exctas, LSD)... La voici maintenant entre les mains des flics pour une accusation grave : agression envers un officier de police.

    « J’ai été placée à la naissance, je suis passée par vingt-quatre familles d’accueil avant l’âge de sept ans, j’ai été adoptée, je suis partie à onze ans, et j’ai changé encore vingt-sept fois au cours des quatre dernières années2. »

    Placée dans des familles d’accueil et des foyers depuis sa naissance, Anais a déménagé plus de cinquante fois, avec pour seuls effets personnels trois sacs poubelle : des vêtements, des livres, des petits souvenirs de sa mère adoptive. Anais n’est qu’une statistique, un numéro pioché dans une longue liste d’enfants abandonnés. Peu considérée, ou alors observée à la loupe à la moindre incartade, tant de fois humiliée, Anais n’a jamais appris à s’aimer. Elle a juste appris à se battre pour se faire respecter, même si elle se fait souvent avoir, entre les adultes qui abusent de leur pouvoir, les enfants tyranniques, les souffre-douleur et les paumés.

    « L’obscurité me paraît plus sûre que le jour. Combien de fois le noir a-t-il été mon refuge ? Je me mets à compter tous les endroits où j’ai dormi : abribus, cimetières, vieux cottages, caravanes de vacances en hiver quand le camping est fermé, dans les bois, bâtiments désaffectés, une voiture brûlée, sous un pont, sur la plage, le viaduc. Une fois, j’ai dormi sur un terre-plein au milieu d’une autoroute. J’ai regardé les voitures toute la nuit ‒ c’était l’hiver, alors j’avais mis mes genoux sous mon pull et des journaux froissés dessous pour l’isolation, et je respirais ‒ la tête dans mon pull pour ne pas perdre de chaleur corporelle. Vous savez comment on appelle ça ? Débrouillard. Stupide. Complètement con. Je ne dormirai plus dehors, pour personne, c’est hyper dangereux et c’est hyper pas drôle3. »

    « Je suis pas censée être ici4

    Et il y a l’autre Anais, celle que les flics et les éducs ne voient pas. Celle qui est tendre et généreuse avec les enfants et avec les animaux et qui ne juge pas les autres. Celle qui n’a eu ni mère ni père, et qui a vu le cadavre de sa mère adoptive et ses copines faire le tapin.

    Anais ne s’est construite qu’à travers ce qu’on lui a donné toute sa vie, c’est-à-dire rien. Elle s’offre à celui qui lui donnera un moment de défonce, parce qu’elle croit que c’est de cette manière qu’on aime. L’amour d’une mère, c’est l’amour à partir duquel l’identité naît, à partir duquel on fonde les bases de toutes les relations à venir.

    Elle ne possède presque rien, sauf ses souvenirs et le « jeu de l’anniversaire ». Quand elle y joue, elle s’invente une vie, des parents. Cette gamine, si violente au-dehors, est une rêveuse, mais on ne la laisse pas rêver. Elle n’est pas faite pour cette vie de délinquante et de toxico.

    Sans repère depuis une éternité, Anais vogue de connerie en connerie, elle sombre dans une paranoïa destructrice. Parce qu’au fond, elle n’est qu’une expérience sociale : les deux tiers des enfants issus de l’assistance publique finissent en prison à leur majorité, sombrent dans la prostitution ou la folie, ou sont retrouvés morts. Et Anais ?

    Mon avis

    Quand les enfants de l’assistance publique disparaissent, il n’y a personne pour les rechercher. Quand ils meurent, il n’y a personne pour les enterrer. La Sauvage fait vivre un personnage attachant qu’on aime suivre dans les sommets comme dans les vides. Anais est magnifique, mais elle n’est pas la seule ; tous les personnages ont quelque chose à faire sentir, quelque chose à raconter de ces endroits dont on ne parle pas. L’écriture à la première personne et au présent reprend les états d’esprit d’Anais : lors de ses épisodes psychotiques, de ses trips, ou quand elle découvre qu’elle mérite mieux que cette vie là.  L’ambiance des foyers, les relations entre les éducateurs souvent désemparés et maladroits face à tant de violences et d’errances et les autres enfants d’infortune sont décrites avec justesse. La traduction, en reprenant les subtilités du langage, semble très bonne.

    Dans ce premier roman publié par les éditions Métailié, les thèmes de l’abandon, de l’identité, et surtout de l’amour des parents, si évident qu’on l’oublierait, sont abordés avec une grande sensibilité. Parce qu’il faut savoir d’où l’on vient pour apprendre à s’aimer et à se vouloir du bien. Ces enfants ne manquent pas d’amour à donner, c’est juste qu’on ne leur a pas montré comment et à qui le montrer.

    La Sauvage est un roman sur l’adolescence très sombre, qui mêle avec autant d’intensité les souffrances indélébiles, les espoirs et les illusions d’une jeunesse perdue, mais les romans les plus intenses sont les plus sombres. Une belle lecture.

    Lisez aussi

    L'Histoire de Bone Dorothy Allison

    Retour à Cayro Dorothy Allison

    Rêves de garçons Laura Kasischke

    Le Ciel tout autour Amanda Eyre Ward

     

    1. Page 142. -2. Page 66. -3. Page 272. 4. Page 120.

     
     

    La Sauvage

    (The Panopticon, traduit de l’anglais, Écosse, par Céline Schwaller)

    Éditions Métailié

    Collection Bibliothèque écossaise

    Mars 2013

    320 pages

    19 euros

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  • Rentrée littéraire 2013

    Mobiles Sandra Lucbert Bibliolingus

     

    Mobiles

    Sandra Lucbert

    Éditions Flammarion

    2013


     

    « Tu crois que je suis en train de rater ma vie1 ? »

    Dans Mobiles, les personnages, qui ont entre 25 et 30 ans, sont des étudiants thésards ou tout juste entrés dans la vie active. Artistes et/ou intellectuels, ils se confrontent difficilement à la réalité. Ils doivent être flexibles et précaires pour répondre aux injonctions de la société, comme Méta, prof de français des banlieues et qui galère sur sa thèse sur le surréalisme, Marianne qui ne parvient pas à décrocher un poste de psychanalyste alors que, socialement, c’est une privilégiée qui a tout pour réussir dans la vie.

    Il y a aussi Mathias, le frère de Méta, qui tente de construire sa vie après avoir cherché une alternative au capitalisme en créant un squat communautaire ; mais celui-ci a fermé, ce qui remet sa perception du monde en question ; Assia qui ne parvient pas à vivre du métier de comédienne et fait des petits boulots du Pôle emploi, ce qu’elle appelle à juste titre la « prostitution minimale d’instertion2 » ; Raphaël, lui, voudrait faire du cinéma mais il se sent bloqué par sa condition sociale, et en attendant il est magasinier à la Bibliothèque nationale de France.

    Comment ont-ils choisi leur voie ? Et est-ce vraiment un choix, ou une destinée sociale ? Peut-on parler de méritocratie quand certains ont autant de privilèges et parviennent facilement à se réaliser sans se compromettre ?

    « Tu n’as pas peur d’être un raté, quelque part dans ton for intérieur3 ? »

    Dans Mobiles, il y a le style. D’abord, de courts chapitres qui précisent chaque fois la rue ou le bâtiment (à Paris ou en banlieue bien entendu) où se passe l’action, comme s’il fallait sans cesse injecter des repères spatiaux pour masquer l’absence d’évocation de l’écriture et des personnages.

    Ensuite, les références culturelles saupoudrent le roman ; même si elles s’accordent avec le caractère des personnages, c’est terriblement agaçant. Lorsque les personnages pensent, parlent, ou envoient des textos, ils font des citations. Ainsi, l’un rétorque à l’autre par une citation visiblement connue par cœur (tantôt André Breton4, tantôt Jung5). Lautréamont, Balzac, Flaubert, Deleuze, Sartre, sont conviés toutes les trois pages. Les références sont légitimes dans le cas de Méta qui fait une thèse de littérature, mais plus de la moitié des personnages en est imprégnée. Même une figurante, une fille dans un café, lit Critique de la faculté de juger de Kant6 : était-ce nécessaire ? Et quand il y a de la musique, c’est du classique, évidemment.

    Dans ce bouillon de culture, on suit les personnages en train de travailler à la bibliothèque, au Louvre pour une exposition, à une conférence (« interroger la place de l’énoncé théorique dans l’art contemporain7 »). Ou bien dans un café parigo-parisien. Ou encore en promenade à vélo. L’impression de passer d’un événement culturel à l’autre est renforcée par le fait que les péripéties en elles-mêmes ne sont pas racontées : les personnages les racontent lorsqu’ils voient les autres personnages, ce qui laisse une impression de vide.

    Le style, ce sont aussi des phrases courtes souvent bizarres, pas claires et peu évocatrices, ainsi qu’une incursion souvent maladroite des dialogues dans la narration. Comme s’il fallait enjamber certains mots pour créer un style (histoire que le lecteur se heurte à chaque phrase étrange). Ajoutons l’effet (probablement) réaliste des textos, lesquels permettent de rompre la narration linéaire (ou de suivre des conversations peu intéressantes). Par exemple, cette promenade en vélo de Méta et Raphaël.

    « Elle a toujours détesté le vélo. [...] Aucun déluge de klaxons n’accompagne ses manœuvres, à lui [Raphaël], tandis qu’elle s’enlise dans l’opprobre automobile. Elle le suit pourtant. Stridence des freins à ses oreilles. Évidemment les feux sont décalés, mais elle ne peut pas prendre en compte toute cette circulation, sans quoi elle se retrouverait larguée derrière. Il remonte le courant humain du Marais avec la même aisance exaspérante. Elle se scinde au point de côté, sur le marché de l’Hôtel de Ville. Elle emboutit l’octogénaire Caddie devant le stand poissonnerie, renverse les olives sur le présentoir “Dégustation d’Italie”. Il sillonne sans efforts l’espace devant elle. La Seine. Elle évite de peu la ponctuation finale en forme de rétroviseur de bus. Ses cils de paupières en ont vibré, de ce frôlement. Elle perçoit dans une buée l’immobilisation du morceau de laine bleu pétrole qui tournoie autour du cou de Raphaël. Elle n’ose y croire ; de la sueur en nappes entre les paupières, elle ne voit plus, elle a le nez bouché et la langue gonflée. Complètement décavée, dégoulinante et les cheveux en motifs d’Alhambra, elle pose pied à terre devant lui, assis sur une borne au carrefour avec son écharpe éclatante. Il considère le trou au genou de son jean, qui s’agrandit irrémédiablement.

    Elle, soufflerie en haut-parleur. Il porte ses yeux ailleurs. Elle voit ce qui arrive quand elle quitte son caveau de nicotine ? Il déteste ce quartier, il précise. Non ? Vraiment8 ? »

    Mon avis

    Attention, roman français dans son archétype le plus ennuyeux ! Dans Mobiles, l’histoire est sans relief, les sept personnages sont insignifiants comme des squelettes sans chair, sans chaleur. L’ensemble est trop intellectualisé et métaphorique ; les trajectoires mentales, les émotions des personnages ne sont pas assez explicites. Les séquences ennuyeuses se succèdent, dans lesquelles il ne se passe rien de significatif jusqu’à la fin ; le mot « fin » aurait pu être posé plus tôt ou plus tard, qu’importe. L’histoire est habillée d’un arrière-plan de crise et de révolution sociale, comme pour faire écho aux malheurs des personnages (et puis la révolution sociale, c’est à la mode). Et pourtant, les thèmes de l’effondrement des rêves, confrontés à la réalité, de l’inadaptation et de la précarité, étaient un bon point de départ.

    Lisez aussi

    Les Renards pâles Yannick Haenel


    9/6  challenge album

     

     

     

    1. Page. -2. Page. -3. Page 178. -4. Page 40. -5. Page 272. -6. Page 257. -7. Page 84. -8. Pages 102-103.

    Mobiles

    Sandra Lucbert

    Éditions Flammarion

    août 2013

    288 pages

    18 euros

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