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    Frankie Addams

    Carson McCullers

    Éditions Stock

    1946

    « L’univers est vraiment quelque chose de brusque»

    « L’été vert et fou2 », c’est celui de mes douze ans en Géorgie. La neige, c’est Winter Hill où mon frère va se marier, et je veux partir avec lui. Je suis insignifiante, je suis seule et prisonnière de mon identité, de mon corps et de mon nom.

    Frankie Addams a douze ans et a été exclue des clubs de fille de sa petite ville des États-Unis. Au cours de ce long été, le temps s’enfuit inexorablement dans la cuisine crasseuse où Berenice raconte sa vie avec ses quatre maris, un œil de verre tourné vers le passé, l’autre noir tourné vers l’injustice de sa condition de femme noire. John Henry, du haut de ses six ans, suit Frankie dans sa mue mais, ni une enfant ni une adulte, l’adolescente se sent abandonnée, prise dans la torpeur et l’immobilité de sa vie.

    « Aujourdhui ici, demain ailleurs3 » 

    Mais mon frère, qui a vécu deux ans en Alaska, se marie dans deux jours à Winter Hill ! Winter Hill, drôle de nom ! Là-bas il y a de la neige et il fait froid. Ici c’est de la folie…

    Frankie devient obsédée par le mariage de son frère. Littéralement, elle est « amoureuse du mariage », qui s’immisce dans son esprit comme une échappatoire à l’été brûlant : elle suivra son frère à Winter Hill et ne reviendra jamais, jamais dans cette cuisine où la nappe est poisseuse, où les murs sont graffés des dessins hallucinés de John Henry.

    Entre le blanc et le vert, « la neige et l’herbe4 », le froid et le chaud, l’Alaska et la Géorgie, Frankie vit les derniers instants de l’enfance et voit se profiler l’âge adulte.

    Apeurée mais agitée par ce bouleversement intime, Frankie se met en danger. Une menace sourde car elle aiguise impatiemment ses couteaux dans sa chambre, et sait où est caché le revolver de son père. Le temps se dilate, la narration traîne un peu, tout comme l’été de Frankie. Elle est en voie d’éclore, au terme de ce chaud été de folie… Elle a décidé qu’il était temps de se jeter dans le monde, mais le cap de l’enfance sera difficile à franchir.

    Mon avis

    Si le sujet est banal parce que vécu par chacun de nous, l’acuité, la force, la profondeur des questionnements sur l’identité font de Frankie Addams l’un des romans les plus justes sur l’adolescence.

    Lisez aussi

    Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Harper Lee

    L'histoire de Bone et Retour à Cayro de Dorothy Allison

    Le Bal, Irène Némirovsky

    Dandy, Richard Krawiec 

    A Suspicious River, Laura Kasischke

    L'Œil le plus bleu, Toni Morrison

    La Route de Los Angeles et Bandini de John Fante

    Littérature d'Amérique du Nord

     

    1. Page 15. -2. Page 9. -3. Page 32. -4. Page 308.

    Frankie Addams

    The Member of the Wedding (titre original)

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques Tournier

    Carson McCullers

    Éditions Stock

    Bibliothèque Cosmopolite

    2000

    20,99 euros

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    Le Bal

    Irène Némirovsky

    Grasset et Fasquelle

    1930

    Les singeries des nouveaux riches

    M. et Mme Kampf se sont pris pour des gens du monde depuis qu’ils sont devenus riches. À toute heure du jour ils paradent devant les domestiques, toujours soucieux des rumeurs que ces derniers colporteraient. Alors ça se vouvoie, ça se déguise et ça prend un ton affecté dans une préoccupation constante de l’apparence noble, au risque d’être ridicules et grossiers.

    « Surtout […] n’oublie pas de ne pas [laisser ton veston] traîner ici comme l’autre fois… J’ai bien vu à la figure de Georges et de Lucie qu’ils trouvaient cela étrange qu’on se mette au salon en bras de chemise1… »

    Prendrons-nous la particule ? – Attendons dix ans pour ça, vois-tu ! – Alors, organisons un bal pour montrer combien nous sommes aisés et reconnus ! C’est ici que l’histoire commence : un bal avec deux cents invités, pour épater la galerie. Qui inviter ? Une foule de personnes qui, dit-on, sont « des gens très bien » mais qu’on ne connaît pas, finalement. Que pouvons-nous proposer à manger ? Des sandwiches au caviar qui en mettront plein la vie, mais mettons-les assez loin car tout le monde se jettera dessus…

    « Si on te demande quelque chose, […] tu diras que nous habitions le Midi toute l’année… Tu n’as pas besoin de préciser si c’était Cannes ou Nice, dis seulement le Midi… à moins qu’on ne t’interroge ; alors, il vaut mieux dire Cannes, c’est plus distingué2… »

    « Être la plus belle, la plus éblouissante, les hommes à ses pieds3 ! »

    Mais ces « nouveaux riches » ont une fille, Antoinette, âgée de quatorze ans, qui rêve de rencontrer l’amour et souffre d’une mère trop orgueilleuse pour observer que sa fille est malheureuse.

    « Et un jour… pour la première fois, ce jour-là elle avait désiré mourir… au coin d’une rue, pendant une scène, cette phrase emportée, criée si fort que des passants s’étaient retournés : "Tu veux une gifle ? Oui ? " et la brûlure d’un soufflet… En pleine rue… Elle avait onze ans, elle était grande pour son âge… Les passants, les grandes personnes, cela, ce n’était rien… Mais, au même instant, des garçons sortaient de l’école et ils avaient ri en la regardant : "Eh bien, ma vieille…" Oh ! ce ricanement qui la poursuivait tandis qu’elle marchait, la tête baissée, dans la rue noire d’automne… les lumières dansaient à travers ses larmes. "Tu n’as pas fini de pleurnicher ? Oh, quel caractère !... Quand je te corrige, c’est pour ton bien, n’est-ce pas ? Ah ! et puis, ne recommence pas à m’énerver, je te conseille…" Sales gens4… »

    Qu’elle se pare des plus beaux bijoux ou qu’elle délègue les besognes à la bonne, Mme Kampf, sous ses airs de grande dame, n’en est pas moins malheureuse. Ce bal, plus qu’une mise en scène futile, est l’espoir de vivre enfin en plaisant aux hommes, d’aimer et d’être aimée.

    « L’argent, les belles toilettes et les belles voitures, à qui bon tout cela s’il n’y avait pas un homme dans la vie, un beau, un jeune amant ?... Cet amant… comme elle l’avait attendu5. »

    Mais que se passera-t-il quand Antoinette saura qu’elle n’aura pas le droit de participer au bal ?

    Mon avis

    Dans un roman court, drôle et cynique, Némirovsky singe la nouvelle bourgeoisie en quête d’une respectabilité dont la société sait combien elle est factice, risible, voire pitoyable. 

    Pourtant, résolus à s’intégrer au beau milieu du Paris des années 1920, ils se plient aux règles de cette société qui, elle-même superficielle, est indifférente au destin de M. et Mme Kampf. La déception sera difficile à encaisser, mais c’est un vrai plaisir de lecture !

    De la même écrivaine

    La Proie

    Le Maître des âmes

    Lisez aussi

    Frankie Addams, Carson McCullers

    L'Histoire de Bone Dorothy Allison

    La Fortune des Rougon (tome 1 des Rougon-Macquart)

    Au-revoir là-haut Pierre Lemaitre

     

    1. Page 29. -2. Page 23. -3. Page 53. -4. Page 16. -5. Page 87. 

    Le Bal

    Irène Némirovsky

    Éditions Grasset

    Collection Les Cahiers Rouges

    2008

    140 pages

    6,90 €

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    Les Grandes Blondes

    Jean Echenoz

    Éditions de Minuit

    1995

      

    « Vous êtes Paul Salvador et vous cherchez quelqu’un1. »

    Jean Echenoz, c’est le maître avec son laser, le lecteur c’est le chat émoustillé qui bondit de surprise à chaque page tournée. Et quelles surprises ! Le roman met en scène des personnages, tous uniques et drôles, parfois pathétiques ou surréalistes, placés chacun sur une trajectoire qu’Echenoz s’amuse à brouiller de façon abracadabrante.

    Paul Salvador, producteur d’émissions télévisées en manque d’inspiration, engage une équipe d’espions pour sortir une ancienne chanteuse (blonde) du désert médiatique. Il veut parler des blondes, grandes de préférence, parce qu’elles sont une catégorie humaine à part, ou parce qu’elles sont génétiquement différentes, ou simplement parce qu’elles arborent tantôt un blond vénitien, cendré, cuivre ou sable. Perdu dans son approche et pas très professionnel, Salvador s’entête à retrouver cette célébrité du passé pour illustrer son émission.

    Celle qu’il recherche, en l’occurrence Gloire, une grande et sulfureuse blonde – qui pourrait être sortie d’une téléréalité si l’histoire ne s’était pas passée en 1995 – a fait les beaux jours de la chanson française avant de faire ceux de la prison pour le meurtre de son agent.

    « Les projets d’émissions de Salvador en appellent d’habitude à la mémoire collective. Que sont-ils devenus ? Tel est le système, bon vieux système qui a fait ses preuves. On va chercher le nom dont la postérité s’est effacée, dont l’écho s’est éteint. Animateur en retraite, acteur d’un rôle, escroc surdoué, champion de jeu radiophonique, on exhume une ancienne célébrité instantanée puis immédiatement soluble dans l’oubli2. »

    Blonde certes mais pas conne et même très dégourdie, Gloire – une sorte de Loana enchantée de vivre dans l’ombre – est recluse et fuit les espions du producteur de l’émission.

    Tour à tour, trois hommes sont envoyés à sa recherche ; tantôt en France et en Asie, les protagonistes sont baladés selon le bon vouloir d’Echenoz. Mais pas d’inquiétude, on peut lui faire confiance : comme le découpage d’un film, rythmé et bien mené, les éléments se mettent en place pour une fin parfaitement manigancée.

    L’un des grands auteurs du siècle

    Mais le don d’Echenoz, outre son laser à chat, c’est surtout sa façon de présenter le monde : slalomant entre les clichés, sautant sur les assonances, les allitérations et les expressions décomposées, il montre une nouvelle langue française, à la fois réaliste et inhabituelle.

    « Cela n’était pas tout de suite perceptible mais, son imperméable tombé, ce qu’elle portait se révéla plus exigu que la veille encore, si court et décolleté que ces adjectifs tendaient cette fois à se confondre, envisageaient de s’installer et vivre à deux dans la même entrée du premier dictionnaire venu3. »

    Mon avis

    Probablement l’un des rares auteurs à avoir écrit un livre en l’hommage de son éditeur, Jérôme Lindon, Jean Echenoz est sur la première scène de la littérature française contemporaine. L’histoire en elle-même n’est pas pas inoubliable, mais Echenoz sait pérenniser le plaisir de lire. Les éditions de Minuit publient peu de livres mais beaucoup de grandes plumes : Jean Echenoz est de celles-là. Recommandé fortement !

    1. Page 7. -2. Page 30. -3. Page 43.

    Les Grandes Blondes

    Jean Echenoz

    Éditions de Minuit

    1995

    256 pages

    13,42 €

    Prix littéraire Novembre

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