• L'édition sans éditeur Schiffrin

     

    L’Édition sans éditeurs

    André Schiffrin

    La Fabrique

    1999 

     

    André Schiffrin, la référence en matière d’indépendance

    Premier livre de chevet de l’éditeur en herbe, L’Édition sans éditeurs amorce les questions d’indépendance dans des métiers de plus en plus pervertis par les phénomènes de concentration.

    Dans ce petit ouvrage dont le titre est emprunté à Jérôme Lindon, André Schiffrin témoigne, grâce à son expérience, des conséquences néfastes de la concentration aux États-Unis pour les métiers à vocation artistique et intellectuelle.

    Outre l’histoire particulière de son père, Jacques Schiffrin, fondateur de La Pléiade avant que la maison ne soit rachetée par Gallimard, André Schiffrin a été éditeur chez Pantheon Books aux États-Unis, une maison au catalogue prestigieux et exigeant, puisque les écrivains et intellectuels reconnus en France — Michel Foucault, Jean-Paul Sartre, Marguerite Duras, Simone de Beauvoir — y étaient publiés outre-Atlantique.

    Mais si André Schiffrin témoigne, c’est parce que Pantheon Books a été rachetée par Random House, laquelle a été phagocytée par RCA, un géant de l’électronique et de l’industrie du divertissement, lequel n’a pas tardé à revendre Random House à S. I. Newhouse…

    L’indépendance, pour quoi faire ?

    Partant de l’exemple vécu à la multitude de cas similaires dans les années 1980, André Schiffrin montre les conséquences désastreuses de la concentration dans un milieu encore artisanal à bien des égards. Les groupes industriels exigent des maisons la même rentabilité que pour les autres branches commerciales et industrielles du conglomérat, alors que leur fonctionnement diffère beaucoup. Une maison d’édition ne pourrait jamais engendrer autant de profits qu’une entreprise de bâtiment, par exemple.

    Les maisons, qu’elles soient destinées à un public confidentiel comme Pantheon Books, ou à un plus large public, se voient contraintes d’augmenter leur rentabilité, laquelle est intrinsèquement faible dans les métiers de l’édition. Pour s’aligner à la logique du marché, les dirigeants des maisons modifient la politique éditoriale de l’entreprise afin d’abaisser le niveau intellectuel et plaire au plus grand nombre.

    Ils se font consensuels, s’autocensurent, diminuent les exigences littéraires, minimisent les risques éditoriaux en copiant des formules gagnantes d’autres éditeurs — les mille et un Twilight… — dans le but de remplir le tiroir-caisse et de satisfaire le contrôleur de gestion, devenu le premier éditeur en lieu et place du directeur littéraire

    André Schiffrin cible le danger de publier ce que le public est présumé vouloir. La censure ravage le patrimoine culturel et intellectuel, sous prétexte que les lecteurs ne voudraient pas lire tel ou tel autre type de texte. Si la pensée politique dominante est le capitalisme, les éditeurs ne publieront-ils que des textes dans ce sens ?

    Quel est donc le rôle de l’éditeur, s’il n’est pas celui de provoquer l’attention du lecteur sur un texte oublié, méconnu ou à contre-courant ?

    Alors l’indépendance est essentielle : si elle n’est pas financière, elle doit être intellectuelle, car c’est l’engagement des maisons qui nourrit le débat public et la confrontation des opinions nécessaires à la démocratie.

    Mon avis

    En moins de cent pages, il expose des faits alarmants et lance le débat : pourquoi faut-il préserver l’indépendance des maisons d’édition ? Pour les futurs éditeurs et les curieux du livre, cet ouvrage est le début d’une prise de conscience. Pour les autres, c’est déjà un incontournable !

    Mais la démarche est propre à André Schiffrin : si ce qu’il énonce fait sérieusement froncer les sourcils — car en France nos conglomérats Hachette et Editis sont comparables aux monstres étatsuniens — il termine son texte en ouvrant quelques pistes. D’autres formes d’organisation existent qui permettent de préserver l’indépendance : la fondation, l’association, l’abonnement

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    Le-Controle-de-la-parole

    Le Contrôle de la parole
    La Fabrique

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    L’Argent et les Mots
    La Fabrique

         

     

    Lisez aussi

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    L’Édition sans éditeurs

    André Schiffrin

    Traduit de l’américain par Michel Luxembourg

    La Fabrique

    1999

    96 pages

    12 euros

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  • lovesong-alex-miller bibliolingus

    Lovesong

    Alex Miller

    Éditions Phébus

    2012

    Opération Masse critique de Babelio

    « L’amour n’est jamais simple1 » 

    « John Patterner ! […] L’homme que j’ai épousé et avec lequel j’ai passé toutes ces années vides et vaines dans ce café ridicule de la rue des Esclaves. Tout m’a l’air si stupide rétrospectivement ! Quelle existence petite et sordide nous menions dans notre ghetto ! Que notre vie était futile ! Nous remplissions nos journées de néant. À présent regarde-nous ! Nous avons toujours été étrangers l’un à l’autre. C’est seulement maintenant que nous commençons, enfin, à voir combien cela est vrai2. »

    Tout est écrit : Sabiha, une Tunisienne, a épousé l’Australien John avec lequel elle tient un restaurant à Paris. Leur vie est aussi routinière et pauvre que l’intrigue de ce roman. Ensemble, ils gèrent leur établissement qui accueille principalement les ouvriers tunisiens du quartier Montparnasse. Tandis qu’elle cuisine, John fait le service et s’occupe des diverses tâches d’entretien. Le samedi soir, Sabiha reprend les chants envoûtants de son pays, accompagnée de l’oud de son ami Néjid.

    « Nous allons avoir une vie extraordinaire3 »

    Ils auraient été heureux mais seul hic, ils ne parviennent pas à avoir d’enfant. Les années passent, au fil de pages fort ennuyantes, pendant lesquelles Sabiha fait de ce manque une obsession. Puisque le lecteur sait d’emblée qu’ils finissent par avoir un enfant – aucun spoil – le seul suspense est : comment ont-il fait ? La palette de choix est restreinte et inintéressante.

    Le narrateur, témoin indirect de la vie de ce couple mortel, prouve la pauvreté de l’intrigue en ne racontant que les journées où l’action se passe. Malgré tout, la lassitude est inévitable ; les actions sont plates, mal amenées, trop précipitées ou décrites, au contraire, trop en longueur quand ce n’est pas nécessaire.

    S’il n’y avait que l’ennuyante obsession de Sabiha, le roman aurait pu tenir sur la longueur. Or, on souffre aussi de lire des dialogues stéréotypés et mièvres, prononcés par des personnages non moins stéréotypés et mièvres, du type : « Je vous connais depuis toujours4 » ou « Il avait toujours été “chéri”, “mon chéri”, “mon amour”, “mon Hercule”. “Mon héros”. Même “mon adorable Australien5”. »

    C’est tout à fait splendide ! Ici, la femme maghrébine charme, voire bouleverse, les Parisiens catholiques, telle une créature exotique venue d’une Tunisie mystérieuse. Ici, les personnages sont foncièrement bons, honnêtes, et guidés par la conquête de leur dignité. Ici, les femmes maîtrisent l’art culinaire comme atout indispensable pour garder un homme fidèle, tandis que les hommes, les vrais, sont forcément viriles.

    « Il semblait être un homme de confiance, un homme calme, sans ambition dévorante, un homme qui pourrait devenir bon mari et bon père. Un homme, en d’autres termes, qui attendait une femme et des enfants pour se sentir complet. Et n’était-il pas aussi fort, en bonne santé et pas trop beau ? Un homme comme ça, pas particulièrement gâté par la nature, serait fidèle6. »

    Les hommes et les femmes sont bien à leur place, tout est dans l’ordre des choses, n’est-ce pas ?

    « Elle le vit se retourner pour fermer la porte sans bruit, comme s’il craignait de réveiller la maisonnée. Il avait un petit sac à dos kaki à l’épaule. La pièce de cuir sur la manche de sa veste n’avait pas été recousue. On pouvait donc en conclure qu’il n’avait pas de femme pour s’occuper de lui7. »

    En bref, c’est un ramassis de mièvreries digne d’un Marc Lévy exotique. À plus forte raison, Alex Miller possède la même qualité que Marc Lévy : décrire scrupuleusement le quotidien, sans originalité ni intérêt pour le lecteur. En voici concrètement la preuve :

    « Il s’habilla, tira le rideau et se mit à la fenêtre. Les nuages de l’aube étaient encore roses. Les clients de l’épicerie des frères Kavi au coin avaient déjà commencé leurs allées et venues. La vie suivait son cours. Il ramassa son bol et descendit à la cuisine le poser dans l’évier. Puis il alla à la salle à manger. Il ramassa le courrier sur le plancher, ouvrit la porte de la rue et regarda de chaque côté. André rentrait déjà de promenade avec Tolstoï : le grand chien à longs poils hirsutes courait en bondissant à ses côtés, comme au ralenti, les yeux gris fixés sur les exploits sanguinaires de ses ancêtres éventreurs de loups, dans les steppes glaciales de Sibérie. John adressa un signe de main à son propriétaire et rentra en refermant la porte derrière lui. Il posa le courrier sur la planche de travail à la cuisine, puis il se rendit à la salle de bains où il enleva sa chemise. Pendant son rasage, il entendait la voix des ouvriers de la blanchisserie en bas de l’allée8. »

    Mon avis

    Ce texte, digne de Marc Lévy, se voulait être un roman de contemplation, sculptant les personnages, leur caractère, leurs souffrances et leurs peurs. Le résultat est médiocre. Il y a des ratés chez tous les éditeurs, même chez les éditions Phébus qui publient par ailleurs des textes de très bonne qualité.

     

    1. Page 17. -2. Page 191. -3. Page 65. -4. Page 60. -5. Page 108. -6. Page 53. -7. Idem. -8. Page 147.

     

    Lovesong

    (titre original)

    Traduit de l’anglais (Australie) par Françoise Pertat

    Alex Miller

    Éditions Phébus

    Collection Littérature étrangère

    Mai 2012

    288 pages

    21 €

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  • le-ciel-tout-autour-amanda-eyre-ward-bibliolingus

     

    Le Ciel tout autour

    Amanda Eyre Ward

    Éditions Buchet/Chastel

    2005

     

    « Les Femmes dans le Couloir de la Mort de Gatestown1 »

    Trois femmes se retrouvent à Mountain View, une prison pénitentiaire dans l’État du Texas. Karen est condamnée à mort pour avoir tué les hommes qui l’ont violée et abîmée, alors qu’elle se prostituait pour survivre. Celia vient assister à la mort de Karen qui a tué son mari, coupable d’être témoin de ses meurtres. Franny revient dans la ville de son enfance après la mort de son oncle, médecin à la prison. Au-delà de leurs différences, les trois femmes sont liées par le quotidien de la prison, et plus particulièrement de ces femmes, Karen, Jackie, Veronica, Tiffany, qui sont dans le Couloir de la Mort.

    Celles qui savent qu’elles vont mourir recréent, chacune à sa manière, leur univers au sein d’un environnement hostile. En attendant la mort, elles décorent leur cage, dessinent les murs, soignent leur corps. Amanda Eyre Ward décrit leurs tentatives, qui tantôt paraissent vaines, tantôt touchent jusqu’à l’intimité. Des mots jaillissent la simplicité, l’habitude, l’amour qui nourrissent le quotidien de ces femmes en sursis.

    Le besoin de vivre, la proximité et la précarité d’un quotidien stérile exacerbent les tensions. Les rituels de la prison, les chaînes, les barreaux et les violations de leur vie intime les prive de leur dignité.

    « Pour survivre à l’enfermement, il faut oublier le monde extérieur, la pluie sur la peau, le plaisir de conduire une voiture où bon vous semble. Trouver quelqu’un à aimer à l’intérieur des murs, cesser d’attendre qu’on appelle votre nom les jours de visite. C’est facile, d’une certaine façon, un peu comme sombrer dans des sables mouvants ou dans la tristesse. Il suffit de lâcher prise2. »

    « Que serais-je devenue si j’avais passé ma vie ici ?» 

    Comme Jean Meckert dans Nous sommes tous des assassins, Amanda Eyre Ward incarne tour à tour les positions concernant la peine de mort : il y a celles qui s’y opposent parce qu’elles ont cerné que les criminelles étaient parfois innocentes ; et celles qui ont perdu un mari, un enfant, un frère, et qui ont besoin qu’on reconnaisse leurs souffrances.

    Tout en gris comme leur tenue de prisonnières, le roman d’Amanda Eyre Ward donne à voir une humanité à la fois belle et horrible, digne et écœurante.

    À travers leurs télévisions, dans leur cage, on observe de loin les réactions de l’extérieur. Les médias ostracisent les prisonnières ou en font des égéries. Voyeurs, ils volent les moindres informations sur leur vie passée et présente (le dernier menu du condamné), quitte à inventer et mentir, au profit du scoop.

    « Karen est dans le Couloir de la Mort depuis cinq ans. Chaque heure qui passe ressemble à la précédente. Elles connaissent toutes la date de leur exécution, et l’ordre dans lequel elles sont censées mourir : Jackie, Karen, Veronica, Tiffany, Sharleen. Mais aucune n’est morte encore, donc elles sont sauves. Elles se sont habituées au rythme lent et répétitif de leurs journées. Demain matin, si Jackie est emmené, revêtue de sa robe rouge, et exécutée – oui, si Jackie est emmenée, elles le seront toutes. Et Karen sera la prochaine4. »

    Mon avis

    Amanda Eyre Ward a su saisir ce dernier instant, quand l’inéluctable mort vient, et que seules la dignité et la paix comptent encore pour celle qui va mourir. Il fallait l’écriture d’une femme pour rendre à la femme sa puissance devant la mort. Ce très beau premier roman, publié aux éditions Buchet/Chastel, est à la hauteur du sujet qu’il traite.

    « Le pire, ce sont les yeux. Quoi qu’il arrive, ne les regardez jamais dans les yeux quand ils s’en vont5. »

    Lisez aussi

    Nous sommes tous des assassins Jean Meckert

    Un coupable Jean-Denis Bredin

    La prison est-elle obsolète ? Angela Davis

    L'Adversaire Emmanuel Carrère

    La révolte à perpétuité Sante Notarnicola

    Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges Christelle Murhula

    1. Page 137. -2. Page 245. -3. Page 129. -4. Page 173. -5. Page 180.

    Le Ciel tout autour

    Sleep Toward Heaven (titre original)

    Traduit de l’américain par Anne-Marie Carrière

    Amanda Eyre Ward

    Buchet/Chastel

    2005

    324 pages

    20 euros

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