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    La Trahison des éditeurs

    Thierry Discepolo

    Éditions Agone

    2011

     

    « Nourrir les plus gros ou se nourrir des plus petits1 »

    Les dirigeants des grandes maisons d’édition en France participent au dîner du Siècle où l’on y croise « d’anciens ministres et personnalités politiques plus ou moins en activité ; de plus ou moins grands patrons et PDG ; toutes sortes de gens utiles à tout, comme Jacques Attali ou Alain Minc ; et bien sûr le meilleur du journalisme, ceux dont il est vain de citer les noms2. »

    Ces éditeurs proches du pouvoir, Thierry Discepolo les épingle à tour de rôle. Il y a ceux qui affichent publiquement leur ambition de régner en maître sur les médias français — Hachette et le groupe Lagardère — et ceux, plus distingués, qui déclarent œuvrer pour l’indépendance du livre. Premier en tête de ceux-là, Antoine Gallimard se fait le représentant de l’édition indépendante, en opposition à la gigantesque pieuvre verte Hachette, le groupe de communication par excellence. Mais qu’est-ce Gallimard, sinon un groupe qui a racheté La Pléiade, Denoël, Mercure de France, Joëlle Losfeld, La Table ronde, Verticales, Quai Voltaire, POL (87 %)… et qui possède des filiales en Europe, une structure de diffusion-distribution et sept librairies ?

    L’autre indépendant, le « petit éditeur régional », c’est la « galaxie Actes Sud » : la maison, issue d’une holding de fonds immobiliers, voit graviter autour d’elle Jacqueline Chambon, Imprimerie nationale, Le Rouergue, Sindbad, Thierry Magnier, Solin, Textuel, Les Liens qui libèrent (30 %), Gaïa (73 %)… et possède sa propre structure de diffusion et sept librairies… 

    Les « grands éditeurs » sont aussi rompus à la communication et à la langue de bois que les dirigeants de Hachette Livre, comme Jean-Luc Lagardère qui avait osé prétendre vouloir racheter Vivendi Universal Publishing « par amour du livre3 ». Ils sont soucieux de préserver le mythe de l’édition française en tant que produit artisanal du talent et de la création. En réalité, ces éditeurs sont d’abord des hommes d’affaires qui investissent davantage dans les rachats de maison que dans la publication d’ouvrages. « [Actes Sud] bannit le terme “groupe”, lui préférant “ensemble”. Pas de “filiales” mais des “maisons associées”, aucun “rachat d’entreprises” mais “des rencontres”4 ».

    Dans la lignée d’André Schiffrin, Thierry Discepolo explique que la concentration influe forcément sur la politique éditoriale des maisons rachetées. « Les propriétaires des maisons d’édition françaises seraient-ils les seuls à racheter des entreprises pour permettre aux anciens patrons devenus leurs employés de mieux s’épanouir dans leur métier en les protégeant des embarras de la gestion et de la rentabilité ? Les seuls à ne jamais peser, à ne jamais souhaiter peser, quand ils le désirent, sur les choix de leurs employés et sur les usages du bien qu’ils possèdent ? Et les nouveaux employés seraient-ils les seuls à ne pas intérioriser et anticiper les ordres du nouveau maître ? Ce qui est une loi du genre partout où règne le pouvoir du capital ne s’appliquerait pas ici5 ? »

    « Transformer les lecteurs en consommateurs et limiter la capacité d’agir du plus grand nombre6. » 

    Le livre est un média comme les autres : il colle à l’actualité pour vendre et répondre aux exigences de rentabilité : « le plus souvent, l’édition fournit la version (plus ou moins) savante des slogans déclinés par les autres médias7. » L’édition, soutenue par la presse cajoleuse et complice, est le porte-parole de la pensée gouvernementale. Il est plus facile de s’allier à la monopensée que de proposer des pensées alternatives et minoritaires : le public est déjà prédisposé à la recevoir, l’ordre officiel est conforté.

    « Comme les autres médias de masse, l’édition participe à la transformation du public en masse : par l’organisation d’une production de plus en plus centralisée et des moyens financiers de plus en plus grands ; par l’instauration de modalités de redistribution des gains et de gestion des investissements favorables aux dirigeants et à l’élite des cadres d’entreprise ; par son rôle dans l’augmentation de la disproportion numérique entre les donneurs et les receveurs d’opinion8. »

    Et l'engagement des auteurs et autrices ?

    Mais, au-delà de ces considérations, Thierry Discepolo nous interroge sur la position des auteurs et autrices : les universitaires et les militants, lorsqu’ils choisissent d’être publiés dans une « grande » maison sous prétexte qu’elle possède de meilleurs moyens de diffusion (commerciaux et marketing) au plus grand nombre, ne participent-ils pas au système qu’il dénonce dans leur ouvrage ?

    Or, ces moyens de diffusion, si grands soient-ils, n’entraînent pas toujours le succès ; des maisons de petite envergure ont su porter des titres vendus à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires : Les Nouveaux Chiens de garde de Serge Halimi, Sur la télévision de Pierre Bourdieu aux éditions Raisons d’agir, Indignez-vous ! de Stéphane Hessel publié par Indigène éditions. Comment l’auteur peut-il accepter de publier un texte critique envers un système au sein d’une maison qui le cautionne et le conforte ?

    Mon avis

    Complété par des annexes documentées, La Trahison des éditeurs montre que le système du livre reflète les mêmes travers que la société politique : ici comme ailleurs, la corruption, les intérêts capitalistiques et la dévalorisation de l’humain conduisent les actions des dirigeants d’entreprise. Et les méthodes commerciales et marketing ne sont pas récentes : nos émules ont eu pour modèle Louis Hachette, Gaston Gallimard et Bernard Grasset. Par cette critique, il illustre combien l’indépendance est essentielle pour préserver l’éventail de toutes les pensées, qu’elles soient officielles ou minoritaires.

    Acerbe, sans langue de bois, parfois simplificateur, toujours ironique, Thierry Discepolo, qui travaille aux éditions Agone, nomme sans ambages les personnes concernées.

    Si nous, en tant que lecteurs, nous adhérons à ses propos, la première chose à faire, puisqu’il s’agit d’agir, d’être acteur du livre et non spectateur d’une dérive, nous pouvons commencer par acheter les livres des éditeurs indépendants et emprunter ceux des groupes éditoriaux. Car acheter, c’est déjà cautionner le système. Acheter les livres des indépendants, c’est leur donner les moyens de publier et de préserver les multiples alternatives à la monopensée.

    Lisez aussi

    Édition. L'envers du décor Martine Prosper

    L'Edition sans éditeurs André Schiffrin

    Correcteurs et correctrices, entre prestige et précarité Guillaume Goutte

     

    1. Page 71. -2. Page 61. À ce sujet, lire Les Nouveaux Chiens de garde de Serge Halimi, publié aux éditions Raisons d’agir. -3. Page 50. -4. Page 79. -5. Page 29. -6. Page 18. -7. Page 11. -8. Page 13.

     

    La Trahison des éditeurs

    Thierry Discepolo

    Éditions Agone

    Collection Contre-feux

    2011

    208 pages

    15 euros

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  •  le-club-des-cameleons-milan-dargent-bibliolingus

     Le Club des caméléons

    Milan Dargent

    Éditions Le Dilettante

    2010

     

    Le one man show sur l’enfance

    « Mon parrain, qui avait le sens de la formule, m’a un jour dit ceci : “C’est simple, tu n’es responsable que d’une chose dans l’existence. Tes actes.” Et il s’y connaissait, mon parrain, lui dont les actes – nommés whisky, pastis et pinard – le menaient vaillamment là où personne ne voudrait aller : au fond du trou1. »

    Plutôt que de se définir soi-même, démarche habituellement adoptée, le narrateur raconte son enfance à travers les portraits de ses amis, copains et idoles. Au début, les premières amitiés sont le chien de la famille et les petits camarades de maternelle, mais l’engouement du garçon le pousse, dans les années soixante-dix, vers David Bowie, Lou Reed et le rock’n’roll underground, sans compter sur sa période casse-cou durant laquelle il fonde un club, le Club des caméléons…

    « Belmondo n’abandonne jamais le combat, même blessé. Une teigne, Belmondo. Une teigne au cœur d’or. Un super-pote. Pas de danger auprès d’un Belmondo. Vous pouvez compter sur lui ; il s’interposera entre vous et les fêlons, comme un bouclier en peau d’homme. Ce Belmondo, quel type. On n’en voit plus guère, des boula-mataris comme lui. Les costauds comme Belmondo se font rares. Viva Belmondo. God save Belmondo. In Belmondo we trust. Bebel président. Belmondo, je t’aime. Pas touche à Belmondo. C’est lui le meileur. Le plus grand, simplement2. »

    Le narrateur nous entraîne dans les méandres de l’enfance, passant des émerveillements aux crises de l’âge adulte. Avec une maîtrise parfaite de l’ironie, Milan Dargent a produit une sorte de one man show écrit, dans lequel se compose le portrait d’un jeune homme au parcours normal : un peu délinquant, paumé, loufoque et idéaliste, il repousse les limites sans jamais se séparer du ton caustique.

    « Je me rappelle très bien ce petit matin où, après une fête d’où nous revenions dans un état lamentable, imbibés de A à Z, il m’avait demandé de me garer devant une boulangerie afin de satisfaire son envie irrépressible  d’“avaler au moins trois pains au chocolat”. Il quitta la voiture et entra dans la boulangerie pour en ressortir aussitôt, sous le regard courroucé de la boulangère. “Passe-moi l’autoradio”, me dit-il en cognant à la vitre. Je lui donnai mon vieil autoradio extractible sans poser de question, sachant qu’il ne faut surtout pas contrarier les fous. “Comme ça, j’aurai l’air plus normal”, fit-il en me lançant un clin d’œil, avant de repartir vers la boulangerie. En effet, je ne crois pas avoir jamais vu quelqu’un qui ait un air plus normal que Fred entrant de nouveau dans cette boulangerie mais cette fois de manière totalement décontracté, dans le style “homme normal avec autoradio en bandoulière”. On ne pouvait pas confondre. Un entonnoir sur la tête aurait sans doute ajouté une petite touche de normalité à notre ami Fred, mais il avait préféré se contenter de son tee-shirt troué Rock’n’Roll Heart, de son célèbre bermuda en peau de singe, dont la braguette ne fermait plus depuis longtemps, et de son béret basque, rouge vermillon. Sans l’autoradio, c’est sûr, il était cuit, la boulangère appelait la police3… »

    Mon avis

    Si l’enfance qu’il raconte n’est pas palpitante en soi, elle donne l’impression d’être sincère et réaliste ; et c’est surtout la construction du roman qui en fait son originalité. À partir de textes épars, composés de quelques pages seulement, le fil rouge sur l’identité et la naissance du goût se forme et donne une unité à l’ensemble. En même temps que les amitiés se nouent, ou au contraire, se dénouent, la personnalité du narrateur émerge de l’enfance, anonyme et trop nourrie des choix parentaux.

    Les caméléons, ce sont chacune des personnes présentées, lesquelles incarnent un peu le narrateur, un peu le lecteur. C’est à double tranchant, puisque tous caméléons qu’ils sont, ils n’ont de cessent de changer d’aspect, pour ne plus avoir de consistance.

    Milan Dargent, maître de la langue française, propose un roman, passe-partout mais coloré, varié mais cohérent, drôle et plaisant mais pas exceptionnel. Et publié chez Le Dilettante, une maison qui a fait de l’objet-livre une expérience toujours renouvelée par des maquettes originales.

    « Cette affligeante compagnie se retrouvait vers minuit, pour de grandes cérémonies de “taste-drogue”, où les spécialistes vous vantaient toujours quelque cru mythique, cueilli sur les hauts de plateaux colombiens ou dans la jungle birmane. La drogue réunissait ce beau monde, mais ne créait aucun véritable lien entre des individus qui ne recherchaient rien d’autre que “s’éclater la tête”. C’était avant tout du chacun pour soi, et du moi d’abord. Un rail de poudre me reliait à Roger – que souffle le vent et cette poudre irait se perdre, à jamais, dans l’atmosphère4. »

    Du même éditeur

    Quelques ombres Pierre Charras

    On s'habitue aux fins du monde Martin Page

     

    1. Page 50. -2. Page 32. -3. Page 103. -4. Page 145.

    Le Club des caméléons

    Milan Dargent

    Le Dilettante

    2010

    160 pages

    15 €

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  • sociologie-de-paris pinçon pinçon-charlot bibliolingus

     

    Sociologie de Paris

    Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
    Éditions La Découverte
    2008

     

    La capitale des inégalités

    Avec une superficie de 87 km², contre 321 km² pour Londres, 607 km² pour Madrid et 879 km² pour Moscou, Paris a l’une des plus grandes densités au monde : 24 900 habitants au km² sans les bois de Boulogne et de Vincennes.

    Ville convoitée par les provinciaux et les étrangers venus de plus en plus loin, Paris est un échantillon représentatif de la population en France : l’immigration apporte le multiculturalisme, d’autant plus repérable que l’espace est restreint. Elle réunit pourtant les plus grandes richesses et les plus pauvres, entre l’Est et l’Ouest, entre la capitale et la banlieue.

    Les riches sont très riches, puisque la capitale rassemble 16,1 % des assujettis à l’ISF, lesquels privilégient de vivre entre soi à l’Ouest de Paris et de la banlieue. Les pauvres se regroupent de l’autre côté de l’axe, où les logements sociaux sont les plus importants dans le 20e arrondissement. S’il y a ségrégation, il y a aussi agrégation : les bourgeois, qui ne sont pas contraints par les prix de l’immobilier, choisissent de vivre avec leurs semblables.

    Mais tout Paris « s’embourgeoise » : les prix de l’immobilier qui grimpent opèrent une exclusion par l’habitat. Si les ouvriers et les employés ont été les actifs majoritaires durant la première moitié du xxe siècle, aujourd’hui ce sont les professions intellectuelles qui investissent Paris avec la désindustrialisation nationale. Les « bobos », les « bourgeois-bohèmes », dont l’appellation est inexacte, réinvestissent les anciens logements et locaux ouvriers : c’est la gentrification. En repoussant les moins solvables hors de Paris, la mixité sociale est menacée : encore faut-il savoir ce qu’on entend par ce terme, et si la mixité sociale est bien le but recherché.

    La capitale des pouvoirs

    Dans la tradition jacobine, Paris concentre tous les pouvoirs : politique, économique, financier, culturel et artistique, que la spirale des arrondissements semble mimer. L’appareil politique, judiciaire et exécutif est situé à Paris, le plus souvent dans les demeures et hôtels particuliers ayant autrefois appartenu à la bourgeoisie.

    Et l’attractivité n’est pas seulement démographique : posséder le siège social d’une entreprise dans la capitale est une carte d’entrée prestigieuse pour les affaires. Les quartiers sont spécialisés dans un secteur en particulier : par exemple, le 8e arrondissement est le repaire de la haute-couture, le 9e aux banques et assurances. Quant à la culture, les équipements culturels (musées, théâtres, spectacles) y sont bien plus nombreux qu’ailleurs ; 80 % des emplois nationaux du cinéma et de la télévision et 70 % de ceux du livre sont à Paris.

    Ce déséquilibre saisissant entre la capitale et la province, parfois source d’un parisianisme arrogant, va à l’encontre du principe républicain de l’égalité des chances.

    Au cœur de la région parisienne, la capitale est l’hypercentre d’une zone urbaine qui dépasse les dix millions d’habitants. Au total, les Parisiens représentent moins de 20 % de la population en région parisienne : dans cette banlieue beaucoup plus étendue et peuplée, la ville congestionnée se prolonge par les infrastructures, les équipements culturels, les universités, les cimetières.

    Mon avis

    Attirante, ambitieuse, mythique, mais contrastée et inégalitaire, Paris connaît pourtant une baisse de sa population depuis une décennie. D’autre part, dans une ville riche et puissante, c’est le Parti socialiste, avec Bertrand Delanoë, qui dirige la mairie depuis 2001. Comment expliquer ces deux phénomènes ?

    Cet ouvrage synthétique, dans la collection Repères de La Découverte, apporte des éléments détaillés et documentés sur les principales caractéristiques sociologiques de la capitale. Agrémenté de petits encarts sur des quartiers ou des CSP particuliers communs à la collection, il propose une première approche tout à fait accessible intellectuellement. Pourtant, l’étude est générale et incomplète : quid du chômage, des étudiants, des personnes âgées ? Qui compose l’immigration et le tourisme ? Autant de questions auxquelles d’autres lectures répondront.

    Des mêmes auteur et autrice

    Sociologie de la bourgeoisie

    La Violence des riches

    Ministres de la Réforme de l'Étatdans Altergouvernement

    Lisez aussi

    Jade Lindgaard Paris 2024 

    Isabelle Baraud-Serfaty Trottoirs ! Une approche économique, historique et flâneuse

    Bouba Touré Notre case est à Saint-Denis 93

     

    Sociologie de Paris

    Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

    Éditions La Découverte

    Collection Repères sociologie n°400

    2008

    128 pages

    6,99 €

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