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    Boulots de merde !
    Enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers

    Julien Brygo et Olivier Cyran

    Éditions La Découverte

    2016

     

    En un mot

    Dans cette enquête savoureuse et courageuse, les auteurs ont tenté de définir les critères objectifs du boulot de merde à travers des portraits, des témoignages et des recherches chiffrées. Dans un style volontiers cynique fait de phrases qui tuent, ils montrent la dégradation constante des conditions de travail et soulignent que tous les métiers n’ont pas la même utilité sociale.

    « Plus bullshit que le boulot de cireur [de chaussures] : la corvée politique qui consiste à faire briller l’extension du larbinat1. »

    Dans cette enquête aussi savoureuse que courageuse, les auteurs ont tenté de définir les critères objectifs du boulot de merde. Certains sont évidents : rémunération indécente, précarité, difficulté de la tâche, peu de droits syndicaux, discriminations (sexe, religion, couleur de peau), un-e chef-fe despote et humiliant-e, bref, le non-respect de la dignité humaine !

    D’autres critères sont moins évidents, comme l’utilité ou la nuisance sociale : quels métiers apportent quelque chose à la collectivité ? lesquels au contraire luis sont néfastes, même s’ils sont bien rémunérés ?

    Concrètement, on pense d’emblée aux « petits boulots », les boulots alimentaires, et les témoignages recueillis en fournissent un bel échantillon : nettoyage, restauration, commerce, la distribution des prospectus, livreurs… et les cireurs de chaussures qui sont revenus sous le statut d’auto-entrepreneur ! Mais les auteurs veulent aussi parler des « hommes d’argent » (et des femmes) qui confondent bien souvent utilité publique et intérêts privés.

    Rencontre avec le livre

    La lecture de cet ouvrage a été savoureuse et étonnante à plusieurs égards. J’aime beaucoup lire les témoignages et les portraits, et il faut souligner d’emblée que Julien Brygo et Olivier Cyran ont une certaine plume : ils décrivent leurs démarches et les gens qu’ils rencontrent avec une bonne dose de cynisme (envers les métiers, pas forcément envers les gens), déjouant à tour de bras les discours de langue de bois, car comme ils le disent, eux aussi connaissent bien le boulot de merde des journalistes précaires. Leur style enlevé est ponctué de phrases qui tuent, du genre « l’homme respire la joie de vivre d’un formulaire administratif2 », sans toutefois mettre de côté le sérieux de l’enquête. Si les auteurs ne se sont pas fait que des amis en publiant cette enquête, ils ont toute ma sympathie !

    Ce qui est très intéressant et révélateur, c’est que les auteurs se sont entretenus avec des personnes qui ont conscience de faire un boulot de merde, et d’autres qui au contraire ne perçoivent pas leur métier de la sorte : réflexe d’autodéfense ou conditionnement ? Ils montrent aussi à plusieurs reprises comment la responsabilité de « non-employabilité » est quotidiennement reportée sur les chômeurs qui n’ont pas su se « vendre », et non pas sur les employeurs qui dégraissent leur masse salariale (j’en reparlerai probablement dans la chronique d’un autre livre).

    Ce livre vogue littéralement de scandales en scandales : préquantification du travail, travail dissimulé, horaires modulables, « lean management » dans les services publics… Ce ne sont que quelques uns des tours de passe-passe honteux du monde du travail pour ne pas traiter les individus à leur juste valeur. Les droits les plus élémentaires sont bafoués (aller aux toilettes), les salariés mis en danger (le livreur qui doit brûler les feux rouges) avec parfois la complicité de l’État (comme le livreur de prospectus d’Adrexo).

    Les auteurs ciblent en particulier deux statuts bâtards : l’autoentreprenariat (statut que j’ai pour mon activité d’éditrice) et le service civique (statut que j’ai eu pour fonder l’association AlterLibris). J’ai été étonnée et déçue de voir comment le service civique, à la base dédié aux associations, est récupéré par les administrations pour en faire des emplois (de merde) déguisés.

    Voilà une lecture audacieuse que je vous recommande vivement, car le travail est au cœur de nos sociétés. C’est ce qui occupe la majeure partie de notre temps et c’est ce qui fonde nos sociétés : il est essentiel de s’interroger à son propos.

    Les auteurs se sont prêtés à un petit jeu avec les personnes interviewées, auquel je me plie volontiers. Il s’agit de répondre à deux questions : « quels sont les 3 métiers les plus utiles à la société ? Les moins utiles à la société ? ». Mes réponses sont : enseignant-e, infirmier-e, et maraîcher-ère ; trader, employé des abattoirs et contrôleur-ses des transports en commun. Et vous, quels métiers vous paraissent les plus utiles et les moins utiles ?

    Lisez aussi

    Journalistes précaires, journalistes au quotidien Collectif (100e chronique du blog)

    Les Intellos précaires Anne et Marine Rambach

    Tribulations d'un précaire Iain Levison

    Un petit boulot Iain Levison 

    Les Nouveaux Intellos précaires Anne et Marine Rambach

    Retour aux mots sauvages Thierry Beinstingel

    Je vous écris de l'usine Jean-Pierre Levaray 

    L’Homme au marteau Jean Meckert

    La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie Selim Derkaoui et Nicolas Framont

    Correcteurs et correctrices, entre prestige et précarité Guillaume Goutte

    1. Page 95. -2. Page 110.

     

    Boulots de merde !
    Enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers
    Julien Brygo et Olivier Cyran
    Éditions La Découverte
    2016
    280 pages
    18,50 euros

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  • le prince jaune vassil barka bibliolingus blog livre

    Le Prince jaune

    Vassil Barka

    Gallimard

    1981

     

    En un mot 

    Le Prince jaune raconte, à travers la famille Katrannyk, la grande famine ukrainienne de 1932-1933, perpétrée par l’URSS et qui a tué des millions de paysans.

    « L’insoumission des paysans l’irritait : ces paysans qui refusaient de descendre en silence dans la tombe1. »

    Comme des millions de paysans ukrainiens et d’Europe de l’Est, Myron Danylovytch et sa famille doivent céder aux bolcheviks tout le blé qu’ils récoltent depuis des générations, ainsi que toute la nourriture, jusqu’au moindre bout de pain rassis. 

    La répression, dirigée par Molotov (le même qui doit son nom au cocktail-molotov), est totale : les perquisitions s’enchaînent, les paysans qui ne coopèrent pas sont accusés pour des motifs imaginaires et envoyés dans les camps de travaux forcés de Sibérie ; les insoumis sont interrogés et torturés ; les familles entières sont chassées de leurs maisons et laissées dans la steppe inhospitalière ; les lieux de culte sont saccagés, les croix et les calices sont confisqués ; les frontières avec la Russie sont fermées et les paysans n’ont plus de travail. Si la répression fait rage pour les « koulaks » (les paysans aisés qui n’ont pas adhéré aux kolkhozes), vivement réprimandés par la propagande stalinienne, tout le monde est mortellement touché. 

    Et l’hiver arrive. Un froid mortel et rien à faire pousser dans les champs pour survivre. 

    « Personne, sur terre, ne les aidera. Le monde entier les ignore et qui prendra leur défense ? S’ils meurent, personne ne dira rien. Seul Dieu, dans le ciel, les voit. Peut-être est-ce une épreuve afin que le malheur, comme des flammes suprême, les purifie2. »

    « Il sait que la mort vient de cogner à sa porte3. »

    À travers la famille Katrannyk, tout nous explose à la gueule. La faim qui tient le corps en alerte, qui neutralise les pensées, diffuse la folie, nourrit la sauvagerie. Les corps aussi maigres et agonisants que ceux des camps de concentration, le désespoir qui pousse à manger les racines, les graines, les animaux domestiques, les enfants… Puis la résignation, l’indifférence à son propre sort, la faiblesse extrême au point de ne plus pouvoir enterrer ni pleurer ses morts. Des millions de morts en quelques mois. 

    Qui sont les responsables ? Les membres du Parti qui ont pour mission de voler les sacs de blé et de les surveiller. Armés de fusils, face à une foule de paysans dépouillés, agonisants, qui réclament ne serait-ce qu’un peu de farine. Assassinés sans pitié, même cruellement. Tirés à vue, emportés dans des rafles et relâchés en pleine steppe enneigée ou dans des ravins. Et pour les rares survivants, c’est une véritable chasse à l’homme qui les achèvera.

    « La fusillade se déroulait sous les yeux de Myron Danylovytch comme dans un rêve, comme un mirage, jusqu’à ce qu’il aperçoive un de ses voisins qui, quelques rangs devant lui, s’était approché du portail. Il était touché et avait laissé tomber son bâton, un petit bâton qui n’aurait pu ni tuer, ni blesser personne… Il l’avait laissé tomber et restait debout, comme s’il cherchait, sans y parvenir, à comprendre ce qui lui arrivait, ce qui se passait près de son cœur. Il sent qu’il ne peut plus avancer et se détourne légèrement du moulin, blême comme la neige, à ses pieds. Un filet de sang coule à la commissure de ses lèvres. Et dans un geste, dicté par son âme et non par sa raison, il exprime son ultime volonté. Il lève son sac vide - rapiécé avec de vieux chiffons roux et noirs, qui se détachaient nettement - il lève d’une main le sac et le tient ainsi ; il le montre aux gardes de l’autre main qu’il pointe ensuite en direction du village. Il voulait dire : “Je dois prendre de la farine pour ceux qui sont là-bas, au village, et qui meurent ; je n’ai rien fait, pourtant je veux bien mourir… mais je dois absolument prendre de la farine, là, dans ce sac, pour eux !” Une autre rafale retentit soudain et le paysan s’effondra ; un geste bref et saccadé du coude et le sang, comme une source, jaillit de sa bouche ; il empourpra la neige et inonda le sac, lui apportant une réponse : voilà ce que tu obtiens ici, pour toi et tes enfants ! Voilà, ce qui peut remplir ton sac : emporte-le si tu peux te lever ! 

    Les derniers arrivants avancèrent encore avant de comprendre enfin qu’on massacrait des hommes sans armes. »

    Rencontre avec le livre

    Holodomor. C’est le nom de cet épisode noir de l’histoire de l’Ukraine qui a fait des millions de morts en 1932-1933. Le pays, déjà touché par la famine de 1921 et la collectivisation accélérée, a été frappé par ce génocide perpétré par l’URSS de Staline. 

    Le Prince jaune est un roman terriblement difficile à lire. La famine, les déportations, les tueries froidement orchestrées par Staline.  

    Et peut-être le plus terrible : l’obéissance aveugle à l’idéologie stalinienne, le zèle des soldats qui fait froid dans le dos. On ne peut que repenser à l’expérience de Milton qui révèle en chacun de nous un monstre qui n’attend que d’être « activé ». Faut-il avoir un cœur de pierre pour vivre à côté d’une foule d’agonisants et continuer à croire en l’avenir radieux du stalinisme ? Tous ces hommes fascistes, dans l’histoire atroce du XXe siècle, n’ont-ils eu aucune sensibilité, aucune culture, aucun amour, pour perpétrer aveuglément ces horreurs ? Comment peut-on être/devenir aussi cruel ? Est-cela l’humanité ? 

    Et comment être bon et aimant après avoir vécu de tels traumatismes ? Comment s’étonner alors que les générations de victimes répondent à la haine par la haine et que le monde continue à aller si mal ? Les mots ne suffisent pas pour dire l’écœurement pour cette humanité qui perpétue la haine et le malheur. 

    Lire la chronique de Passage à l'est qui m'a fait découvrir ce roman.

    Lisez aussi

    Un siècle d'espoir et d'horreur, une histoire populaire du XXe siècle
    Chris Harman

    La Supplication Svetlana Alexievitch

    La Fin de l'homme rouge Svetlana Alexievitch

    Pour en finir avec le totalitarisme Roger Martelli

    Le Prince jaune Vassil Barka

    Purge Sofi Oksanen

    Les Vaches de Staline Sofi Oksanen

    Cinq histoires russes Elena Balzamo

    L'homme qui savait la langue des serpents Andrus Kivirähk

    Léonid doit mourir Dmitri Lipskerov

    Vongozero Yana Vagner

    Les Ongles Mikhaïl Elizarov

    1. Page 24. -2. Page 40. -3. Page 79. -4. Page 170.

    Le Prince jaune
    (Jovtyj Kniaz, titre original)
    Vassil Barka
    Traduit de l’ukrainien par Olga Jaworskyj
    Préface de Piotr Rawicz
    Éditions Gallimard
    Collection Du monde entier
    1981 (pour la traduction et la préface françaises)
    1968 pour l’édition originale
    1958-1961 pour l’écriture
    364 pages
    pas de prix, ni même de code ISBN (mais vous le trouverez en bibliothèque ou d’occasion)

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