• Rentrée littéraire 2015notre case est à saint denis 93 bibliolingus

     Notre case est à Saint-Denis 93

    Bouba Touré

    Éditions Xérographes

    2015

     

    En 1967, Banta, un jeune immigré africain, arrive en banlieue parisienne pour travailler et envoyer de l’argent à sa famille. Ce roman autobiographique est l’opportunité pour l’auteur, un Malien et ancien analphabète, de donner son point de vue sur les relations entre la France et le continent africain depuis la « décolonisation ». Un roman étonnant, critique mais affectueux, riche de sens et rare.

    « L’immigré fout sa vie dans la poubelle profonde du capitalisme qui n’a qu’une loi : produire et toujours produire1. »

    Banta, un jeune adolescent originaire d’un village malien, arrive en 1967 à Saint-Denis pour gagner de l’argent à envoyer à sa famille, laquelle est lourdement taxée (racketée ?) par les autorités africaines. Il apprend la vie en France et le mode de vie solidaire et hiérarchique dans le foyer africain où les immigrés se réunissent dans de petites chambres insalubres, surpeuplées et indignes d’un être humain.

    Comme tous ses « frères du destin », Banta est manutentionnaire, exploité, mal payé, mal défendu, précarisé. À l’approche de Mai-68, il découvre la lutte des classes, la ségrégation entre les cols blancs et les cols bleus, et la solidarité des travailleurs, qu’ils soient français ou immigrés, face au patronat.

    Mais Banta veut un travail plus intéressant, moins difficile, alors il commence à prendre des cours du soir pour apprendre à parler, lire et écrire le français. Au foyer africain, où la quasi-totalité des immigrés sont issus de petits villages africains et analphabètes, apprendre la langue du pays et nouer des relations avec les nationaux est considéré comme une trahison. C’est devenir « toubab » et oublier ses origines et son but premier : gagner de l’argent.

    Entre tradition et ambition d’une vie meilleure, Banta saisit les chances qui s’offrent à lui et se lance !

    Rencontre avec le livre

    Voilà un roman curieux, rare et passionnant ! Édité par la toute petite association Xérographes qui anime des ateliers dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, ce livre a un style maladroit. Il comporte des fautes d’orthographe et de grammaire, des répétitions, et une confusion autour du narrateur et du personnage principal. Quand bien même, je considère ce livre comme étant précieux, car il a été écrit par un ancien analphabète qui est parvenu à témoigner de son vécu tout en brassant des thèmes passionnants.

    J’ai été saisie par ses différentes opinions sur l’immigration, les relations entre la France et le continent africain ; l’humanitaire raciste qui consiste à aller « aider les petits africains » ; la manière dont il parle de l’Afrique comme un grand pays divisé en pays par les colonisateurs au fil des siècles ; les coutumes et sur la femme, qu’elle soit africaine ou française.

    Ce témoignage, situé juste avant Mai-68, est aussi un support pour soulever les problèmes politiques et sociaux de notre pays, à savoir notamment que les politicien-nes lient sciemment l'immigration, l'insécurité et le chômage pour mieux nous diviser (et si le roman est écrit à la fin des années 1980, la chose n’en n’est que plus vraie aujourd’hui).

    La magie de ce roman, c’est qu’à travers les critiques acerbes des gouvernements français et africain, Bouba Touré s’adresse toujours avec sagesse et tendresse à nous, « Toubabs », qui nous culpabilisons pour ces agissements. Il défend la tolérance, le pardon, le vivre-ensemble et semble nous dire de prendre fait et cause pour les immigrés, car c’est en ignorant leur dignité humaine que le pays va droit aux ennuis. Un roman disponible sur le site de mon association que je ne peux que vous recommander si ces sujets vous interpellent !

    Lisez aussi

    L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni 

    Françafrique, la famille recomposée Association Survie

    Les Maquisards Hemley Boum (Cameroun)

    Crépuscule du tourment Léonora Miano (Cameroun)

    Tels des astres éteints Léonora Miano (Cameroun)

    Voici venir les rêveurs Imbolo Mbue (Cameroun)

    Americanah Chimamanda Ngozi Adichie (Nigéria)

    Mon histoire Rosa Parks

    Décolonial Stéphane Dufoix

    Paris 2024 Jade Lindgaard

     

    1. Page 118.

    Notre case est à Saint-Denis 93
    Bouba Touré
    Éditions Xérographes
    Collection Écritures des territoires
    2015
    328 pages
    12 euros

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  • la fin de l'homme rouge bibliolingus

    Rentrée littéraire 2013

    La Fin de l’Homme rouge
    ou le temps du désenchantement

    Svetlana Alexievitch

    Actes sud

    2013

     

    « Qui je suis, moi ? Nous faisons partie de la foule… Nous sommes toujours perdus dans la foule… Nous avons une existence terne, insignifiante, même si nous essayons de vivre. Nous aimons, nous souffrons. Seulement, cela n’intéresse personne, on n’écrit pas de livres sur nous. Nous sommes une foule. Une masse… Personne ne m’a jamais posé de questions sur ma vie, c’est pour cela que je suis si bavarde avec vous1. »

    « Une personne normale ne peut pas comprendre
    les staliniens2. »

    Svetlana Alexievitch a été à la rencontre du peuple soviétique, parcourant les pays au fil des années pour recueillir les témoignages de ces Homo sovieticus. À travers les témoignages de gens ordinaires, on retrace presque cent ans de l’histoire de l’URSS puis de la Russie, des révolutions d’Octobre aux années 2010, en passant par l’effondrement de l’empire en 1991.

    On s'imprègne de tout : le patriotisme, la fraternité et l’idéalisation du soviétisme, mais aussi la terreur, les dénonciations, l’obéissance aveugle au Parti (pensez à l’expérience de Milgram), les grandes purges staliniennes, les camps de travail et les tortures.

    « On a été les premiers à voler dans l’espace… On fabriquait les meilleurs tanks du monde, mais on n’avait pas de lessive ni de papier-toilette3

    Et puis le basculement de 1991 qui fait tout voler en éclats : d’abord, c’est la soif de liberté et l’euphorie, le désir enfantin de tout consommer, de tout posséder comme les Occidentaux. Puis le désenchantement avec l’inflation de 2600 % en quelques mois qui ruine les économies d’un peuple entier, la corruption, les attentats. En trois ans, la Russie a basculé dans le capitalisme sauvage où chacun achète et revend tout et n’importe quoi pour s’en sortir.

    « (Les Russes capitalistes) ont enfilé le costume américain, ils ont écouté l’oncle Sam… Seulement il ne leur va pas, ce costume. Il n’est pas fait pour eux… Ce n’est pas sur la liberté qu’on s’est précipités, mais sur les jeans. Sur les supermarchés. On s’est laissé avoir par des emballages bariolés… Maintenant, chez nous aussi, on trouve tout dans les magasins, c’est l’abondance. Mais les montagnes de saucissons, cela n’a rien à voir avec le bonheur ni avec la gloire. Nous étions un grand peuple ! On a fait de nous des trafiquants et des pillards… Des marchands de tapis et des managers4…»

    Dès lors, il y a ceux qui ont accepté que le capitalisme entre dans leur vie, et ceux, peut-être tout aussi nombreux, qui sont restés des Homo sovieticus. En trois générations, trois époques que tout oppose : le stalinisme, la pérestroika, le capitalisme.

    « Mon fils… Ma mère… Moi… Nous vivons dans des pays différents, même s’ils s’appellent tous la Russie. Nous sommes liés les uns aux autres par des liens aberrants. Monstrueux. Tous, nous nous sentons trahis5. »

    À tour de rôle, ces voix racontent dans de très longs entretiens dépouillés d’interventions extérieures. Leur vie, leurs parents, leurs enfants. Leurs souffrances, leurs espoirs, leurs amours, la mort, l’abandon, le tout ponctué de phrases exceptionnelles dites par des gens ordinaires et inconnus. C’est le récit que tous les parents et grands-parents devraient offrir à leurs enfants, pour comprendre leur passé, leur donner la chance d’en guérir et grandir en paix.

    Mon avis

    La Fin de l’Homme rouge est de loin le livre qui m’a le plus bouleversée, juste avant La guerre n’a pas un visage de femme… de la même autrice. Ces mots devraient suffire à vous convaincre, mais j’aimerais en dire plus.

    « Des milliers de révélations, des tonnes de vérité. Le passé, pour les uns, c’est une malle remplie de chair humaine et un tonneau plein de sang, pour les autres, une grande époque… Nous nous faisons la guerre tous les jours dans nos cuisines6. »

    C’est un document historique rare et infiniment précieux, mais qui malheureusement pourrait disparaître si nous n’y faisons pas attention. C’est un concentré d’humanité, d’idéalisme, de souffrances et de mort. Elle-même originaire d’Ukraine et de Biélorussie, Svetlana Alexievitch, dans une démarche fraternelle, allume son magnéto et laisse les mots couler, ainsi que les larmes — celles des témoins, celles de l’autrice, et les miennes. Elle retranscrit aussi ces fameuses conversations des cuisines russes où chacun y va de ses réflexions politiques et refait le monde.

    J’ai été fascinée par ces gens, par leur foi en une société égalitaire, leur dépassement du soi pour servir la communauté, leur courage aveugle, mais aussi effrayée par leur schizophrénie et les horreurs commises par certains témoins.

    « Avec papa, on ne pouvait jamais se plaindre de rien, il savait que pour survivre, un homme a besoin de trois choses : du pain, un oignon, et du savon. Juste trois choses. C’est tout… Ils ne sont plus là, ces gens. Nos parents. S’il en reste, il faudrait les mettre sous cloche, dans un musée, avec interdiction d’y toucher. Quand on pense à tout ce qu’ils ont enduré ! Lorsque mon père a été réhabilité, pour toutes ses souffrances, il a reçu une double solde de soldat… Mais chez nous, pendant très longtemps, nous avons eu un grand portrait de Staline au mur. Pendant très, très longtemps. Je m’en souviens bien… Papa n’en voulait à personne, il considérait que c’était l’époque qui était comme ça. Une époque féroce. On bâtissait un pays fort. Et on l’a bâti. Et on a vaincu Hitler ! C’est ce que disait papa7… »

    Avec tout ce qu’on apprend dans ce livre, il y a de quoi avoir peur des hommes, de l’humanité, et de soi-même. De quoi sommes-nous capables ? Sont-ce les circonstances horribles qui nous rendent aussi féroces et si coriaces ? Comment l’avenir pourrait-il être meilleur si tous les maillons de la chaîne humaine sont brisés par les horreurs du passé ?

    Si le temps efface certains souvenirs, enjolivent ou oblitèrent certains, il n’en reste pas moins que ce livre n’est pas de la littérature ; c’est du vrai, et c’est à la fois fascinant et terrifiant. Voilà un livre extraordinaire qui doit être sauvé de la masse éditoriale dont on nous abreuve.

    De la même autrice

    La Supplication (Tchernobyl)

    Lisez aussi

    Un siècle d'espoir et d'horreur, une histoire populaire du XXe siècle
    Chris Harman

    Le Prince jaune Vassil Barka

    Purge Sofi Oksanen

    Cinq histoires russes Elena Balzamo

    L'homme qui savait la langue des serpents Andrus Kivirähk

    Léonid doit mourir Dmitri Lipskerov

    Vongozero Yana Vagner

    Les Ongles Mikhaïl Elizarov

    1. Page 414. -2. Page 344. -3. Pages 319-320. -4. Page 63. -5. Page 318. -6. Page 330. -7. Pages 60-61.

     

    La Fin de l’Homme rouge
    ou le temps du désenchantement
    Svetlana Alexievtich
    traduit du russe par Sophie Benech
    Actes sud
    2013
    544 pages
    24,80 euros

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  • manuel pratique de la haine bibliolingusSalon du livre de Paris 2015
     

    Manuel pratique de la haine

    Ferréz

    Éditions Anocaona

    2009

    Salué par Paulo Lins, l’auteur de La Cité de Dieu, ce roman documentaire, qui met en scène un groupe de bandits associés pour monter un braquage, est d’une violence rare. Dans les favelas de São Paulo gangrénées par le chômage, la pauvreté, la corruption, peu de perspectives légales s’offrent aux jeunes, et les dommages collatéraux sont le quotidien des habitants.

    « Dans la ville de la trahison, c’était de l’inconscience de sortir désarmé1 »

    Dans les favelas de São Paulo, l’espérance de (sur)vie est faible. La pauvreté et le chômage, le manque de services et l’insalubrité, l’alcoolisme et la cocaïne, la corruption des flics eux-mêmes trafiquants de cocaïne… Peu de perspectives s’offrent à la jeunesse des favelas, et même s’il faut du cran pour prendre le chemin du banditisme, c’est malheureusement l’une des seules options pour gagner assez d’argent pour survivre. Canarder ou être canardé, car même ceux qui ont choisi une vie plus paisible sont pris dans les tirs des gangs.

    Régis a prévu de créer une centrale téléphonique pour monter un business honnête et aspirer à une vie plus tranquille, sans meurtre, sans victime, sans être toujours sur ses gardes. Mais les flics, corrompus en bande organisée et racistes, lui confisquent sa voiture. Pour Régis, un autre business, plus juteux et plus rapide, se profile avec ses collègues : braquer une banque.

    « Il prenait son Playmobil, le mettait sur son cheval, partait au galop et faisait comme s'il conquérait une ville entière, le petit garçon n'a pas grandi, il a seulement changé de jouet, son revolver est son épée, sa moto est son cheval, l'objet de ses conquêtes est la vie2. »

    Rencontre avec le livre

    J’ai choisi de lire Manuel pratique de la haine, sorte de roman-documentaire, parce qu’il a apparemment été écrit par un habitant respecté d’une favela de São Paulo qui doit donc bien connaître son sujet. Même si j’ai été absorbée et que je le l’ai lu très vite, cette lecture m’a laissé un sentiment d’impuissance, car la violence fait la loi dans les favelas. Il semble que la religion, le football et les telenovelas sont les seules échappatoires d’une vie dénuée de sens. Pourtant les solutions existent (l’accès aux droits universels et à la dignité humaine, comme avoir un logement sain, la sécurité, l’éducation, l’épanouissement intellectuel), mais la situation semble inextricable.

    Dans ce roman, pas de manichéisme : seulement des individus solitaires, détruits, à qui on n’a pas appris à aimer, qui sont broyés par le système. Dans ce déferlement de violence, certains personnages sont attachants par leur tentative de s’extirper du conditionnement de la favela.

    Le réalisme est porté par des propositions grammaticales juxtaposées par des virgules qui déstabilisent au début, mais dès les premières pages, ce style rythmé colle à l’univers des favelas, accélérant la lecture et l’escalade irrépressible de la violence de cette guérilla urbaine.

    Les éditions indé Anacaona ont choisi de traduire cette brutalité jusque dans la mise en page, avec un graphisme fort, des citations mises en valeur, et les illustrations de l’artiste franco-brésilien Alexis Peskine. Un livre sidérant qui aide à comprendre la vie des plus pauvres au Brésil.

    « Après tout il s'est toujours dit que le pire n'est pas de ne pas avoir, mais plutôt de savoir qu'on n'aura jamais, plusieurs voitures, certaines avec des autocollants Droit, Odontologie et le nom de l'université en dessous, Régis se sentait tel un héros, il avait compris les règles du capitalisme, amasser du capital à n'importe quel prix, après tout les exemples autour de lui l'inspiraient encore plus, ces ennemis qui se serraient dans les bras au nom de l'argent au Conseil Municipal et à l'Assemblée Législative, ces ennemis qui se serraient dans les bras dans l'émission du dimanche pour célébrer les ventes d'un nouveau CD, les exemples étaient clairs et visibles, il fallait vraiment le vouloir pour ne pas les voir3. »

    Lisez aussi

    Le Bourreau Heloneida Studart

    Le Cantique de Meméia Heloneida Studart

    O matador Patrícia Melo

    Bahia de tous les saints Jorge Amado

    Enfer Patrícia Melo

    Littérature d'Amérique du Sud

     

    1. Page 137. -2. Page 247. -3. Page 153.

     

    Manuel pratique de la haine
    (titre original : Manual Prático do Ódio)
    Traduit du brésilien par Paula Anacaona
    Ferréz
    Préfacé par Paulo Lins
    Éditions Anacaona
    2009
    256 pages
    19 euros

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