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    Chef

    Jaspreet Singh

    Éditions Buchet/Chastel

    2011

    La guerre du Cachemire

    De montagnes et de glaciers, le Cachemire est une région en guerre depuis des temps immémoriaux. Entre l’Inde et le Pakistan, l’Angleterre et la Chine, les hindous et les musulmans, les Cachemiris s’affrontent.

    Kirpal, le narrateur, après avoir quitté le Cachemire pendant quatorze ans, y retourne. Son long voyage en train de Delhi à Srinagar est dilaté par les souvenirs qui l’assaillent. Si la trame est conventionnelle, elle permet de cerner les traces du temps et du cancer qui ronge les pensées du sikh.

    Entre amour et cuisine

    Alors jeune sikh étranger au pays, il suit le parcours de son père, mort à l’armée sur le glacier de Siachen. Il intègre l’armée en devenant l’assistant du cuisinier du général Kumar, et s’imprègne d’une culture complexe, née des religions, des coutumes et des langues d’un pays déchiré. L’arme nucléaire en place depuis 1998, une sorte de guerre froide, avec exactions, attentats, tortures et propagande, paralyse la région.

    « Non loin du point, la route grimpe très fort, et à un endroit élevé, tout en pédalant, hors d’haleine, je vis de soudains points de lumière. J’étais le témoin du moment précis où l’on allumait les lumières dans notre pays et dans celui de l’ennemi. L’ennemi allumait les lumières (sur ces montagnes brunes qu’il avait occupées) à l’heure précise où, je m’en rendis compte, nous allumions les nôtres sur nos montagnes. Les deux camps annonçaient la tombée de la nuit au même moment, pensai-je, malgré le décalage horaire. Je m’arrêtais et attendis près de la rambarde un long instant, songeant aux cuisines de chaque côté de la frontière, aux différences culinaires, et aussi à la pluie qui tombait maintenant sur chacun des pays et brouillait de plus en plus les frontières1. »

    Alors que la guerre déverse les corps des hommes des deux camps dans les fleuves glacés du Cachemire, Kirpal découvre l’art culinaire et cherche l’amour des femmes. Aveugle des crimes et des corruptions de ses supérieurs, il enfreint les lois du régiment pour aider Irem, une Pakistanaise en terrain ennemi.

    « Idéalement, je voulais devenir un légume. Les légumes ne redoutaient rien. Les carottes baisaient la terre. La vie sexuelle des carottes et des oignons était meilleur que la mienne. Les courgettes faisaient scandaleusement l’amour aux paneer, champignons, ail et tomates. Le basilic se nichait au plus profond de pâtes bien gonflées, aux noms plus sexy que la forme2. »

    Mon avis

    Étranger à la culture occidentale, sans début ni fin, le premier roman de Jaspreet Singh publié par Buchet/Chastel est tantôt hallucinant, tantôt incompris. Ici, ce n’est pas une boucle avec une histoire aboutie, ce sont deux récits qui se croisent : celui du passé, le plus fort, le plus violent, et celui du présent, mélancolique et interrogateur. Le livre se lit avec une attention constante, semant davantage de questions que de réponses, et garde une part de mystère jusqu’à la fin.

    L’honneur, la pudeur, la tolérance, les saveurs et le désir y tiennent une place majeure, mettant au défit l’intelligence : on sent plus qu’on ne voit, on se laisse emporter ; on comprend à demi, on aime à demi.

    Lisez aussi

    Les Enfants de minuit Salman Rushdie

     

    1. Page 169. -2. Page 114.

    Chef

    (titre original)

    Jaspreet Singh

    Traduit de l’anglais (Inde) par Laurence Videloup

    Éditions Buchet/Chastel

    2011

    288 pages

    22 €

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  • L'édition sans éditeur Schiffrin

     

    L’Édition sans éditeurs

    André Schiffrin

    La Fabrique

    1999 

     

    André Schiffrin, la référence en matière d’indépendance

    Premier livre de chevet de l’éditeur en herbe, L’Édition sans éditeurs amorce les questions d’indépendance dans des métiers de plus en plus pervertis par les phénomènes de concentration.

    Dans ce petit ouvrage dont le titre est emprunté à Jérôme Lindon, André Schiffrin témoigne, grâce à son expérience, des conséquences néfastes de la concentration aux États-Unis pour les métiers à vocation artistique et intellectuelle.

    Outre l’histoire particulière de son père, Jacques Schiffrin, fondateur de La Pléiade avant que la maison ne soit rachetée par Gallimard, André Schiffrin a été éditeur chez Pantheon Books aux États-Unis, une maison au catalogue prestigieux et exigeant, puisque les écrivains et intellectuels reconnus en France — Michel Foucault, Jean-Paul Sartre, Marguerite Duras, Simone de Beauvoir — y étaient publiés outre-Atlantique.

    Mais si André Schiffrin témoigne, c’est parce que Pantheon Books a été rachetée par Random House, laquelle a été phagocytée par RCA, un géant de l’électronique et de l’industrie du divertissement, lequel n’a pas tardé à revendre Random House à S. I. Newhouse…

    L’indépendance, pour quoi faire ?

    Partant de l’exemple vécu à la multitude de cas similaires dans les années 1980, André Schiffrin montre les conséquences désastreuses de la concentration dans un milieu encore artisanal à bien des égards. Les groupes industriels exigent des maisons la même rentabilité que pour les autres branches commerciales et industrielles du conglomérat, alors que leur fonctionnement diffère beaucoup. Une maison d’édition ne pourrait jamais engendrer autant de profits qu’une entreprise de bâtiment, par exemple.

    Les maisons, qu’elles soient destinées à un public confidentiel comme Pantheon Books, ou à un plus large public, se voient contraintes d’augmenter leur rentabilité, laquelle est intrinsèquement faible dans les métiers de l’édition. Pour s’aligner à la logique du marché, les dirigeants des maisons modifient la politique éditoriale de l’entreprise afin d’abaisser le niveau intellectuel et plaire au plus grand nombre.

    Ils se font consensuels, s’autocensurent, diminuent les exigences littéraires, minimisent les risques éditoriaux en copiant des formules gagnantes d’autres éditeurs — les mille et un Twilight… — dans le but de remplir le tiroir-caisse et de satisfaire le contrôleur de gestion, devenu le premier éditeur en lieu et place du directeur littéraire

    André Schiffrin cible le danger de publier ce que le public est présumé vouloir. La censure ravage le patrimoine culturel et intellectuel, sous prétexte que les lecteurs ne voudraient pas lire tel ou tel autre type de texte. Si la pensée politique dominante est le capitalisme, les éditeurs ne publieront-ils que des textes dans ce sens ?

    Quel est donc le rôle de l’éditeur, s’il n’est pas celui de provoquer l’attention du lecteur sur un texte oublié, méconnu ou à contre-courant ?

    Alors l’indépendance est essentielle : si elle n’est pas financière, elle doit être intellectuelle, car c’est l’engagement des maisons qui nourrit le débat public et la confrontation des opinions nécessaires à la démocratie.

    Mon avis

    En moins de cent pages, il expose des faits alarmants et lance le débat : pourquoi faut-il préserver l’indépendance des maisons d’édition ? Pour les futurs éditeurs et les curieux du livre, cet ouvrage est le début d’une prise de conscience. Pour les autres, c’est déjà un incontournable !

    Mais la démarche est propre à André Schiffrin : si ce qu’il énonce fait sérieusement froncer les sourcils — car en France nos conglomérats Hachette et Editis sont comparables aux monstres étatsuniens — il termine son texte en ouvrant quelques pistes. D’autres formes d’organisation existent qui permettent de préserver l’indépendance : la fondation, l’association, l’abonnement

    Du même auteur

    Allers-retours

    Le-Controle-de-la-parole

    Le Contrôle de la parole
    La Fabrique

     largent-et-les-mots.jpg

    L’Argent et les Mots
    La Fabrique

         

     

    Lisez aussi

    Le livre : que faire ? Collectif (dont André Schiffrin)

    Édition. L'envers du décor Martine Prosper

    La Trahison des éditeurs Thierry Discepolo

    Correcteurs et correctrices, entre prestige et précarité Guillaume Goutte

    L’Édition sans éditeurs

    André Schiffrin

    Traduit de l’américain par Michel Luxembourg

    La Fabrique

    1999

    96 pages

    12 euros

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  • lovesong-alex-miller bibliolingus

    Lovesong

    Alex Miller

    Éditions Phébus

    2012

    Opération Masse critique de Babelio

    « L’amour n’est jamais simple1 » 

    « John Patterner ! […] L’homme que j’ai épousé et avec lequel j’ai passé toutes ces années vides et vaines dans ce café ridicule de la rue des Esclaves. Tout m’a l’air si stupide rétrospectivement ! Quelle existence petite et sordide nous menions dans notre ghetto ! Que notre vie était futile ! Nous remplissions nos journées de néant. À présent regarde-nous ! Nous avons toujours été étrangers l’un à l’autre. C’est seulement maintenant que nous commençons, enfin, à voir combien cela est vrai2. »

    Tout est écrit : Sabiha, une Tunisienne, a épousé l’Australien John avec lequel elle tient un restaurant à Paris. Leur vie est aussi routinière et pauvre que l’intrigue de ce roman. Ensemble, ils gèrent leur établissement qui accueille principalement les ouvriers tunisiens du quartier Montparnasse. Tandis qu’elle cuisine, John fait le service et s’occupe des diverses tâches d’entretien. Le samedi soir, Sabiha reprend les chants envoûtants de son pays, accompagnée de l’oud de son ami Néjid.

    « Nous allons avoir une vie extraordinaire3 »

    Ils auraient été heureux mais seul hic, ils ne parviennent pas à avoir d’enfant. Les années passent, au fil de pages fort ennuyantes, pendant lesquelles Sabiha fait de ce manque une obsession. Puisque le lecteur sait d’emblée qu’ils finissent par avoir un enfant – aucun spoil – le seul suspense est : comment ont-il fait ? La palette de choix est restreinte et inintéressante.

    Le narrateur, témoin indirect de la vie de ce couple mortel, prouve la pauvreté de l’intrigue en ne racontant que les journées où l’action se passe. Malgré tout, la lassitude est inévitable ; les actions sont plates, mal amenées, trop précipitées ou décrites, au contraire, trop en longueur quand ce n’est pas nécessaire.

    S’il n’y avait que l’ennuyante obsession de Sabiha, le roman aurait pu tenir sur la longueur. Or, on souffre aussi de lire des dialogues stéréotypés et mièvres, prononcés par des personnages non moins stéréotypés et mièvres, du type : « Je vous connais depuis toujours4 » ou « Il avait toujours été “chéri”, “mon chéri”, “mon amour”, “mon Hercule”. “Mon héros”. Même “mon adorable Australien5”. »

    C’est tout à fait splendide ! Ici, la femme maghrébine charme, voire bouleverse, les Parisiens catholiques, telle une créature exotique venue d’une Tunisie mystérieuse. Ici, les personnages sont foncièrement bons, honnêtes, et guidés par la conquête de leur dignité. Ici, les femmes maîtrisent l’art culinaire comme atout indispensable pour garder un homme fidèle, tandis que les hommes, les vrais, sont forcément viriles.

    « Il semblait être un homme de confiance, un homme calme, sans ambition dévorante, un homme qui pourrait devenir bon mari et bon père. Un homme, en d’autres termes, qui attendait une femme et des enfants pour se sentir complet. Et n’était-il pas aussi fort, en bonne santé et pas trop beau ? Un homme comme ça, pas particulièrement gâté par la nature, serait fidèle6. »

    Les hommes et les femmes sont bien à leur place, tout est dans l’ordre des choses, n’est-ce pas ?

    « Elle le vit se retourner pour fermer la porte sans bruit, comme s’il craignait de réveiller la maisonnée. Il avait un petit sac à dos kaki à l’épaule. La pièce de cuir sur la manche de sa veste n’avait pas été recousue. On pouvait donc en conclure qu’il n’avait pas de femme pour s’occuper de lui7. »

    En bref, c’est un ramassis de mièvreries digne d’un Marc Lévy exotique. À plus forte raison, Alex Miller possède la même qualité que Marc Lévy : décrire scrupuleusement le quotidien, sans originalité ni intérêt pour le lecteur. En voici concrètement la preuve :

    « Il s’habilla, tira le rideau et se mit à la fenêtre. Les nuages de l’aube étaient encore roses. Les clients de l’épicerie des frères Kavi au coin avaient déjà commencé leurs allées et venues. La vie suivait son cours. Il ramassa son bol et descendit à la cuisine le poser dans l’évier. Puis il alla à la salle à manger. Il ramassa le courrier sur le plancher, ouvrit la porte de la rue et regarda de chaque côté. André rentrait déjà de promenade avec Tolstoï : le grand chien à longs poils hirsutes courait en bondissant à ses côtés, comme au ralenti, les yeux gris fixés sur les exploits sanguinaires de ses ancêtres éventreurs de loups, dans les steppes glaciales de Sibérie. John adressa un signe de main à son propriétaire et rentra en refermant la porte derrière lui. Il posa le courrier sur la planche de travail à la cuisine, puis il se rendit à la salle de bains où il enleva sa chemise. Pendant son rasage, il entendait la voix des ouvriers de la blanchisserie en bas de l’allée8. »

    Mon avis

    Ce texte, digne de Marc Lévy, se voulait être un roman de contemplation, sculptant les personnages, leur caractère, leurs souffrances et leurs peurs. Le résultat est médiocre. Il y a des ratés chez tous les éditeurs, même chez les éditions Phébus qui publient par ailleurs des textes de très bonne qualité.

     

    1. Page 17. -2. Page 191. -3. Page 65. -4. Page 60. -5. Page 108. -6. Page 53. -7. Idem. -8. Page 147.

     

    Lovesong

    (titre original)

    Traduit de l’anglais (Australie) par Françoise Pertat

    Alex Miller

    Éditions Phébus

    Collection Littérature étrangère

    Mai 2012

    288 pages

    21 €

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