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    Le Ciel tout autour

    Amanda Eyre Ward

    Éditions Buchet/Chastel

    2005

     

    « Les Femmes dans le Couloir de la Mort de Gatestown1 »

    Trois femmes se retrouvent à Mountain View, une prison pénitentiaire dans l’État du Texas. Karen est condamnée à mort pour avoir tué les hommes qui l’ont violée et abîmée, alors qu’elle se prostituait pour survivre. Celia vient assister à la mort de Karen qui a tué son mari, coupable d’être témoin de ses meurtres. Franny revient dans la ville de son enfance après la mort de son oncle, médecin à la prison. Au-delà de leurs différences, les trois femmes sont liées par le quotidien de la prison, et plus particulièrement de ces femmes, Karen, Jackie, Veronica, Tiffany, qui sont dans le Couloir de la Mort.

    Celles qui savent qu’elles vont mourir recréent, chacune à sa manière, leur univers au sein d’un environnement hostile. En attendant la mort, elles décorent leur cage, dessinent les murs, soignent leur corps. Amanda Eyre Ward décrit leurs tentatives, qui tantôt paraissent vaines, tantôt touchent jusqu’à l’intimité. Des mots jaillissent la simplicité, l’habitude, l’amour qui nourrissent le quotidien de ces femmes en sursis.

    Le besoin de vivre, la proximité et la précarité d’un quotidien stérile exacerbent les tensions. Les rituels de la prison, les chaînes, les barreaux et les violations de leur vie intime les prive de leur dignité.

    « Pour survivre à l’enfermement, il faut oublier le monde extérieur, la pluie sur la peau, le plaisir de conduire une voiture où bon vous semble. Trouver quelqu’un à aimer à l’intérieur des murs, cesser d’attendre qu’on appelle votre nom les jours de visite. C’est facile, d’une certaine façon, un peu comme sombrer dans des sables mouvants ou dans la tristesse. Il suffit de lâcher prise2. »

    « Que serais-je devenue si j’avais passé ma vie ici ?» 

    Comme Jean Meckert dans Nous sommes tous des assassins, Amanda Eyre Ward incarne tour à tour les positions concernant la peine de mort : il y a celles qui s’y opposent parce qu’elles ont cerné que les criminelles étaient parfois innocentes ; et celles qui ont perdu un mari, un enfant, un frère, et qui ont besoin qu’on reconnaisse leurs souffrances.

    Tout en gris comme leur tenue de prisonnières, le roman d’Amanda Eyre Ward donne à voir une humanité à la fois belle et horrible, digne et écœurante.

    À travers leurs télévisions, dans leur cage, on observe de loin les réactions de l’extérieur. Les médias ostracisent les prisonnières ou en font des égéries. Voyeurs, ils volent les moindres informations sur leur vie passée et présente (le dernier menu du condamné), quitte à inventer et mentir, au profit du scoop.

    « Karen est dans le Couloir de la Mort depuis cinq ans. Chaque heure qui passe ressemble à la précédente. Elles connaissent toutes la date de leur exécution, et l’ordre dans lequel elles sont censées mourir : Jackie, Karen, Veronica, Tiffany, Sharleen. Mais aucune n’est morte encore, donc elles sont sauves. Elles se sont habituées au rythme lent et répétitif de leurs journées. Demain matin, si Jackie est emmené, revêtue de sa robe rouge, et exécutée – oui, si Jackie est emmenée, elles le seront toutes. Et Karen sera la prochaine4. »

    Mon avis

    Amanda Eyre Ward a su saisir ce dernier instant, quand l’inéluctable mort vient, et que seules la dignité et la paix comptent encore pour celle qui va mourir. Il fallait l’écriture d’une femme pour rendre à la femme sa puissance devant la mort. Ce très beau premier roman, publié aux éditions Buchet/Chastel, est à la hauteur du sujet qu’il traite.

    « Le pire, ce sont les yeux. Quoi qu’il arrive, ne les regardez jamais dans les yeux quand ils s’en vont5. »

    Lisez aussi

    Nous sommes tous des assassins Jean Meckert

    Un coupable Jean-Denis Bredin

    La prison est-elle obsolète ? Angela Davis

    L'Adversaire Emmanuel Carrère

    La révolte à perpétuité Sante Notarnicola

    Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges Christelle Murhula

    1. Page 137. -2. Page 245. -3. Page 129. -4. Page 173. -5. Page 180.

    Le Ciel tout autour

    Sleep Toward Heaven (titre original)

    Traduit de l’américain par Anne-Marie Carrière

    Amanda Eyre Ward

    Buchet/Chastel

    2005

    324 pages

    20 euros

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    Les Pieds dans l’eau

    Benoît Duteurtre

    Éditions Gallimard

    2008 

    Étretat, ville balnéaire sans histoire ? Pas pour Benoît Duteurtre, qui lui consacre un « roman » sur ce thème. À la fois texte autobiographique et essai sociologique, Les Pieds dans l’eau est le résultat d’une démarche intéressante. Mais.

    L’autobiographie déguisée

    Tout d’abord, l’écrivain raconte des souvenirs de ses vacances à Étretat, quand il ne vit pas au Havre : l’action est quasiment inexistante, centrée autour d’anecdotes, mais l’écriture est charmeuse, sensitive et contemplative.

    Ce qui retient l’attention, c’est sa famille : arrière-petit-fils de René Coty, dernier président de la IVe République, Benoît, en grandissant, devient un adolescent soixante huitard. En vieillissant, il devient un homme antipathique, nostalgique de ses ancêtres bourgeois. Le Benoît adulte aime l’apanage du luxe, l’élégance des riches, l’art et les distractions élitistes.

    Sauf que l’autobiographie a ses limites : même s’il emporte le lecteur dans les sensations, Benoît Duteurtre s’est contenté d’écrire sa vie. L’exercice est ardu, mais l’on peut s’interroger : où commence l’imagination ? A-t-on envie de lire la vie (presque) banale d’autrui ? Jusqu’à quel point l’écrivain est-il sincère avec lui-même et avec son lecteur ?

    « Ce qui m’a le plus frappé au cours de ces années de lecture, écrivait Robert Gallimard en 1978, c’est qu’on voit très vite si un auteur, même totalement inconnu, appartient déjà, par vocation en quelque sorte, à la corporation des écrivains. […] L’"amateur" est majoritairement autobiographe. […] La plupart des manuscrits sont refusés parce qu’ils ne sont pas "écrits", le maniement élémentaire de la langue leur faisant défaut et, plus encore, ce rapport savant à la langue, indissociable du travail d’écriture. […] Mais "bien écrire" ne suffit évidemment pas pour être publié, encore faut-il avoir un "ton", manifester une "originalité", bref, avoir un style qui, prisonnier d’influences diverses, peut ne pas être abouti, mais qu’un lecteur averti percevra1. »

    L’essai sociologique

    Outre l’autobiographie, discutable en soi, Benoît Duteurtre s’est livré à quelques digressions sur l’histoire et la population d’Étretat. Tout ce qui compose une ville balnéaire, somme toute assez banale, y passe : les riches Parisiens venus parader bien à l’écart des autochtones, la nage, la bronzette, les galets, les cabines de plage…

    Outre certaines considérations peu intéressantes, d’autres retiennent davantage l’attention : qui vient à Étretat ? Comment se comporte sa population, au fil du temps ? Il consacre une partie importante aux comportements de la classe bourgeoise, laquelle préserve sa domination par les alliances et le patrimoine. À travers le prisme d’une ville, Benoît Duteurtre développe l’histoire d’un pays, sujet au consumérisme et aux évolutions politiques et sociales.

    Mon avis

    Les Pieds dans l’eau, c’est un peu comme Les Années d’Annie Ernaux : entre le récit personnel et l’histoire d’un pays pleine de généralités, forcément, tout lecteur se sent impliqué. Forcément, tout est un peu bateau.

    Ce « roman » de nature hybride laisse une impression particulière : la construction est pertinente, divisée en courts chapitres alternant le petit œil du Benoît bourgeois avec celui du grand œil d’une ville et d’un pays. Mais si le récit est autobiographique, pourquoi déguiser le tout en « roman » ? L’appellation est malhonnête.

    Lisez aussi

    Sociologie de la bourgeoisie Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon

    Le Sel Jean-Baptiste Del Amo

     

    1. Anne Simonin et Pascal Fouché, « Comment on a refusé certains de mes livres. Contribution à une histoire sociale du littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n°126-127, mars 1999, page 109 in Bernard Lahire, La Condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2006, page 117.

    Les Pieds dans l’eau

    Benoît Duteurtre

    Gallimard

    Folio n°5037

    2010

    256 pages

    6,50 €

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