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    Les Grandes Blondes

    Jean Echenoz

    Éditions de Minuit

    1995

      

    « Vous êtes Paul Salvador et vous cherchez quelqu’un1. »

    Jean Echenoz, c’est le maître avec son laser, le lecteur c’est le chat émoustillé qui bondit de surprise à chaque page tournée. Et quelles surprises ! Le roman met en scène des personnages, tous uniques et drôles, parfois pathétiques ou surréalistes, placés chacun sur une trajectoire qu’Echenoz s’amuse à brouiller de façon abracadabrante.

    Paul Salvador, producteur d’émissions télévisées en manque d’inspiration, engage une équipe d’espions pour sortir une ancienne chanteuse (blonde) du désert médiatique. Il veut parler des blondes, grandes de préférence, parce qu’elles sont une catégorie humaine à part, ou parce qu’elles sont génétiquement différentes, ou simplement parce qu’elles arborent tantôt un blond vénitien, cendré, cuivre ou sable. Perdu dans son approche et pas très professionnel, Salvador s’entête à retrouver cette célébrité du passé pour illustrer son émission.

    Celle qu’il recherche, en l’occurrence Gloire, une grande et sulfureuse blonde – qui pourrait être sortie d’une téléréalité si l’histoire ne s’était pas passée en 1995 – a fait les beaux jours de la chanson française avant de faire ceux de la prison pour le meurtre de son agent.

    « Les projets d’émissions de Salvador en appellent d’habitude à la mémoire collective. Que sont-ils devenus ? Tel est le système, bon vieux système qui a fait ses preuves. On va chercher le nom dont la postérité s’est effacée, dont l’écho s’est éteint. Animateur en retraite, acteur d’un rôle, escroc surdoué, champion de jeu radiophonique, on exhume une ancienne célébrité instantanée puis immédiatement soluble dans l’oubli2. »

    Blonde certes mais pas conne et même très dégourdie, Gloire – une sorte de Loana enchantée de vivre dans l’ombre – est recluse et fuit les espions du producteur de l’émission.

    Tour à tour, trois hommes sont envoyés à sa recherche ; tantôt en France et en Asie, les protagonistes sont baladés selon le bon vouloir d’Echenoz. Mais pas d’inquiétude, on peut lui faire confiance : comme le découpage d’un film, rythmé et bien mené, les éléments se mettent en place pour une fin parfaitement manigancée.

    L’un des grands auteurs du siècle

    Mais le don d’Echenoz, outre son laser à chat, c’est surtout sa façon de présenter le monde : slalomant entre les clichés, sautant sur les assonances, les allitérations et les expressions décomposées, il montre une nouvelle langue française, à la fois réaliste et inhabituelle.

    « Cela n’était pas tout de suite perceptible mais, son imperméable tombé, ce qu’elle portait se révéla plus exigu que la veille encore, si court et décolleté que ces adjectifs tendaient cette fois à se confondre, envisageaient de s’installer et vivre à deux dans la même entrée du premier dictionnaire venu3. »

    Mon avis

    Probablement l’un des rares auteurs à avoir écrit un livre en l’hommage de son éditeur, Jérôme Lindon, Jean Echenoz est sur la première scène de la littérature française contemporaine. L’histoire en elle-même n’est pas pas inoubliable, mais Echenoz sait pérenniser le plaisir de lire. Les éditions de Minuit publient peu de livres mais beaucoup de grandes plumes : Jean Echenoz est de celles-là. Recommandé fortement !

    1. Page 7. -2. Page 30. -3. Page 43.

    Les Grandes Blondes

    Jean Echenoz

    Éditions de Minuit

    1995

    256 pages

    13,42 €

    Prix littéraire Novembre

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  • Nous-sommes-tous-des-assassins Jean Meckert Bibliolingus

     

    Nous sommes tous des assassins

    Jean Meckert (Amila)

    Éditions Gallimard

    1952

     

    « La peine de mort en soi est une séquelle des temps barbares1 ! »

    Nous sommes tous des assassins, et Jean Meckert le démontre. Il soulève le malaise, soupèse les arguments des opposants et prouve le dysfonctionnement d’une société figée dans ses rites. On touche au vital : une société a-t-elle le droit de tuer ?

    Chaque personnage incarne l’un des visages de la société française : René Le Guen, Bauchet et Gino sont des meurtriers parce qu’ils sont pauvres. Si le crime n’est pas pardonnable, il ne se lave pas dans le sang et il puise ses origines dans la pauvreté. Un peuple pauvre est un peuple criminel, poussé dans ses retranchements par l’insalubrité des logements, la malnutrition, l’absence d’éducation et le chômage. Quant à Albert Dutoit, clé de voûte du roman, il symbolise l’injustice radicale : être tué pour un crime qu’on n’a pas commis.

    « La société exigeait moins l’innocence que la soumission ; c’était dans sa nature2. »

    Mais de l’autre, la bureaucratie des prisons, les juges et les gens aisés, tous ces gens aisés sont aussi des assassins : sous le couvert des « bons sentiments », ils n’hésitent pas à sacrifier le voisin pour s’offrir le choix d’avoir du luxe, ou le luxe de s’offrir le choix – s’offrir tout ce que le pauvre ne s’autorisera qu’à rêver.

    « La liberté ce n’est pas seulement un truc pour que les riches aient leur maison, et les pauvres rien du tout ; c’est aussi que ceux qui ne pensent pas comme les riches, on les tue3 !... »

     C’est avec une grande force que Jean Meckert défend l’abolition de la peine de mort et la condition humaine. En dénonçant le système carcéral, qui cache ses guillotinés tout en prônant « la force de l’exemple4 », il crache sur la société des injustices, sur le « mépris total des gens5 », avec une grande transparence.

    « Assassins ! Assassins6 ! »

    Si cette œuvre est une novélisation du film éponyme des cinéastes André Cayatte et Charles Spaak, Jean Meckert lui donne une force telle qu’il est impossible de ne pas se sentir brisé en même temps que tombe le couperet de la guillotine. Avec un grand travail sur l’oralité du langage, il donne une voix et un sens à chacun des personnages. Le langage parlé, comme l’ensemble des signaux humains, révèle l’origine et la pensée de l’homme, mais aussi son incapacité à communiquer avec les autres.

    Dieu et la peine de mort

    « – Mon père, coupe Dutoit d’un ton suave, je viens d’apprendre l’existence d’une brigade de récupération des rognons. Après la récupération des âmes, je trouve que ce n’est pas si mal organisé. Rien ne se perd !

    Le père vient en face de lui. Ils se sont déjà jugés tous les deux ; ils ne sont pas du même bord. Mais ils adorent discuter.

    – Je ne saisis pas votre allusion, dit le père.

    – C’est tout, dit Dutoit. Je pense qu’on se soucie bien moins de nos âmes que du confort moral de ceux qui nous ont condamnés. Votre présence ici est davantage un apaisement pour les "bonnes âmes" que pour nous-mêmes.

    – Cette interprétation est celle d’un sceptique, que je plains, et à qui je veux malgré tout apporter l’espérance.

    – Je n’en éprouve pas le besoin, dit Dutoit. J’ai horreur des hypocrisies.

    – Que voulez-vous dire ?

    – Vous le savez très bien. Beaucoup de chrétiens de ma connaissance admettent la peine de mort, et même la réclament. Leur dit-on que c’est un crime contre Dieu ?

    – L’Église admet la légitime défense de l’individu. Elle admet aussi la légitime défense de la société.

    – Dans le danger ! Mais devant un homme enchaîné, enfermé dans une cellule, où est le danger ?

    […] – Le danger, ce sont les autres, dit l’aumônier ; tous ceux qui ont la tentation de commettre le même crime et qu’il faut sauver par la force de l’exemple.

    – Un exemple ?... – Dutoit se met à rire silencieusement. – Un exemple qu’on donne en cachette, parce que l’exécution publique éveillait justement des vocations criminelles. Vous êtes aumônier de prison, n’est-ce pas ? Comment pouvez-vous ignorer que pour les détenus, le condamné à mort représente justement le héros dont on conserve précieusement les cheveux dans un reliquaire ! […]

    – Ma mission est de donner l’absolution à celui qui se repent de ses péchés, dit l’aumônier. Frappe et on t’ouvrira. Mais quand la porte reste fermée, mon ministère est évidemment inutile.

    Je ne crois pas à la confession donnée dans la terreur, dit Dutoit. Mais refuser sa chance de repentir ou de réforme à un individu, j’appelle ça un crime !

    – Certainement, dit le curé. Nous sommes tous des assassins, mon frère7. »

    Mon avis

    Nous sommes tous des assassins est glaçant, et plusieurs jours après avoir refermé le livre, le malaise persiste, mais la conscience naît. Au-delà de la peine de mort (encore en vigueur dans les pays dits « civilisés ») qui n’en est pas moins un sujet fondamental, Nous sommes tous des assassins soulève les questions de la solidarité, de l’apprentissage social, de la justice. Tous ces points, en 2012, prennent encore leur sens le plus profond. Voulons-nous vivre dans une société dans laquelle le bonheur de l’homme ne compte pas ?

    Du même écrivain

    L'Homme au marteau

    Les Coups

    Lisez aussi

    Littérature

    Un coupable Jean-Denis Bredin

    Le Ciel tout autour Amanda Eyre Ward

    L'Adversaire Emmanuel Carrère

    Essais

    La prison est-elle obsolète ? Angela Davis

    Récits

    Assata, une autobiographie Assata Shakur

    Vivre ma vie Emma Goldman

     

    1. Page 32. -2. Page 214. -3. Page 135. -4. Page 23. -5. Page 93.-6. Page 212. -7. Page 111.

     

    Nous sommes tous des assassins

    Jean Meckert (Amila)

    Éditions Joëlle Losfeld

    Collection Arcanes

    2008

    224 pages

    10 euros

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  • La-Proie

     

    La Proie

    Irène Némirovsky

    Éditions Albin Michel

    1938

     

    Un « gamin misérable, aux semelles percées1… »

    La proie, c’est l’homme politique pris au piège. Ambitieux, passionné par le cœur humain et l’intrigue, il est prêt à toutes les concessions pour vaincre, s’imposer à tous et parvenir à la réussite sociale.  

    Jean-Luc Daguerne est de ceux-là. Jeune et orgueilleux, il aimait Édith et se serait contenté d’une place modeste dans le monde ; un monde injuste et dur qui l’écrase par son poids immuable.

    « Autour de lui étaient assis des garçons qui, tous, lui ressemblaient, comme si la mauvaise nourriture, le manque d’air et de lumière eussent façonné ces visages et ces corps au sortir de l’adolescence jusqu’à faire d’eux non pas des individus distincts, mais une agglomération, composée moins d’êtres humains que de numéros, d’unités pour la caserne, le bureau ou l’hôpital. Ils étaient tous coiffés de la même manière, les cheveux lisses, collés, rejetés en arrière ; ils portaient des chandails en laine ou de vieux imperméables. Ils avaient la poitrine étroite, le cou fragile dans des faux-cols trop bas ; chacun de leurs mouvements était marqués par la hâte et la fièvre2. »

    « Pour vivre, pour achever ses études sans aide, sans rien demander à un père faible, malade, ruiné, il avait travaillé vraiment au-delà de ses forces. Il avait lavé des voitures, traduit des romans policiers en deux nuits, donné des leçons à des prix de famine, gagné durement, dans le plus complet abandon matériel, le droit d’être libre et responsable de ses actes, l’orgueil de se dire que les siens ne lui donnant rien, n’étaient en droit de rien lui demander, qu’il pouvait pétrir sa vie comme il lui plairait, sans attendre ni conseil, ni secours. Mais, de cette vie, il serait le seul maître3 ! »

    « Que chacun se débatte avec son propre destin! »

    Il suffit d’une déception amoureuse, et tout bascule. L’homme au cœur froid, sur les pas de Julien Sorel, devient calculateur et se jette dans la bataille.

    Vibrante, haletante, la passion de Némirovsky pour le genre humain est palpable. La narration aux accents stendhaliens, précise et divisée en cours chapitres, dessine l’ascension sociale où les concessions sont trop nombreuses pour ne pas mener Jean-Luc à sa perte. La Proie, c’est surtout l’éloge de la jeunesse fougueuse et spontanée, désireuse de vivre, de se jeter au monde avec la force, l’élan des espoirs, et parfois des illusions.

    Némirovsky sait donner de l’intensité dramatique aux sentiments et aux personnages envoûtants, desquels il est difficile de s’arracher ou de mal juger. Comment ne pas aimer Jean-Luc Daguerne, Calixte-Langon et Lesourd, tous trois guettés par le vice de la politique, animés par la soif de la réussite ? Ils ont été jeunes, en quête du pouvoir, croyant attirer ainsi le bonheur…

    À l’occasion de la parution d’une nouvelle édition, Olivier Philipponnat revient sur les thèmes qui traversent l’œuvre de Némirovsky : « Il y a un mot qui revient souvent sous sa plume, aussi bien dans ses livres que dans ses brouillons, c’est celui d’"orgueil". D’Antoinette dans Le Bal à l’abbé Péricand dans Suite française, il caractérise bon nombre de ses personnages. Ce n’est pas très loin de ce qu’elle appelle, un nombre incalculable de fois, la "chaleur du sang", une volonté farouche, indomptable, de vivre une vie libre, digne et indépendante, pour ne pas dire individuelle5. »

    Mon avis

    Rarement un livre n’a atteint une telle puissance dans l’analyse du cœur humain. La proie, la victime, c’est celle qui abandonne sa part d’amour au profit de la réussite, et qui souffrira de ne pas l’avoir laissé vivre. Némirovsky, disparue trop jeune, a laissé une œuvre éclatante, vraiment moderne et passionnante. La Proie, un livre dont on n’oublie pas l’intensité et la tragédie, un livre classé dans la catégorie Postérités sans hésiter.

    De la même écrivaine

    Le Bal

    Le Maître des âmes

     

    Lisez aussi

    Les Coups Jean Meckert

    Un bourgeois tout petit petit Vincenzo Cerami

    Dandy Richard Krawiec

     

     

    1. Page 61. -2. Page 27. -3. Page 24. -4. Page 99. -5. « Irène en toutes lettres », entretien avec Olivier Philipponnat par Sandrine Maliver-Perrin, Page n°150, décembre 2011, p. 57.

     

    La Proie

    Irène Némirovsky

    Éditions Librairie générale française

    Le Livre de poche

    2006

    226 pages

    6 €

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