• Mendiants et orgueilleux ≡ Albert Cossery

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    Mendiants et orgueilleux

    Albert Cossery

    Éditions Joëlle Losfeld

    1951

      

    « Enseigner la vie sans la vivre était le crime de l’ignorance le plus détestable1. »

    La possession matérielle fait-elle la richesse du cœur ? Rend-t-elle l’être humain digne et respectable ? Vivre dans la misère n’autorise pas la dignité ni la joie ; seuls la contrition et le travail acharné, soumis aux lois des dominants, correspondent à l’attitude attendue du pauvre. Engagés dans une immense entreprise de démoralisation, les bourgeois sèment une morale bien pensante à laquelle les pauvres s’accrochent, espérant un jour atteindre les sommets où paissent les nantis.

    La misère s’immisce dans les derniers recoins de l’être, comme si l’état de dénuement absolu devenait le seul caractère identitaire de l’humain habité. La misère, venin contagieux, apporte avec elle le sérieux et l’obéissance, là où vivait auparavant l’allégresse de vivre, en toute simplicité.

    Mais dans le quartier le plus pauvre du Caire, au début du XXe siècle, l’allégresse, l’insouciance règnent dans le cœur des hommes et des femmes qui, chaque jour, se rencontrent sur les places et les établissements mal famés et sordides – aux yeux de la morale bourgeoise. Ils n’ont rien, rien à perdre ; à l’opposé du quartier indigène où les rues, ordonnées et tristes, mettent en scène une « foule mécanisée – dont toute la vie véritable était exclue2 ».

    Gohar ne possède rien, il n’est rien qu’un mendiant. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Ce vieux monsieur, autrefois enseignant de philosophie respecté qui logeait dans les quartiers riches, a tout quitté pour vivre dans le plus grand dénuement. Son bonheur, c’est sa chambre meublée d’une chaise et de quelques journaux en guise de lit ; c’est sa liberté de pensée arrachée au gouvernement totalitariste ; ce sont les doses quotidiennes de cannabis qui, si elles l’éloignent du monde moderne, angoissé et fou, le rapproche du cœur des hommes. Il ne court pas après la fortune et le progrès, il marche paisiblement à contresens. Ne rien posséder, n’avoir que sa propre vie à protéger, n’est-ce pas un luxe ?

    « Où irait le monde si le malheur n’avait plus d’importance3 ! »

    Au Café des Miroirs, il y rencontre tout un peuple de travailleurs à la semaine et de mendiants libres et dignes. Nour El Dine, l’improbable collaborateur au monde des bourgeois, le policier chargé d’une enquête pour le meurtre d’une prostituée, abuse de sa position supérieure au sein de la société. El Kordi, l’idéaliste, fonctionnaire au ministère, est enlisé dans une routine bureaucratique, stupide et vaine, alors qu’il rêve du soulèvement du peuple égyptien opprimé par des dirigeants tyranniques. Mais sitôt en compagnie d’une jeune femme, il oublie ses velléités de justice sociale. Yéghen, ce « monstre d’optimisme4 », l’exact opposé de El Kordi, qui, au lieu d’essayer de penser à sauver le monde, apporte une aide concrète à son ami Gohar…

    Mon avis

    Albert Cossery aime ses personnages, et ça se ressent. Ce n’est pas l’intrigue qui alimente le plaisir de lire, mais l’intensité, le naturel et la simplicité de chaque personnage. Cette œuvre est remarquablement transparente : tout comme chez Jean Meckert (publié dans la même collection), les idées sont revêtues de personnages, et non l’inverse. Chacun porte en soi des valeurs, des idées, et s’entrechoque aux autres ; ils sont hauts en couleur, improbables mais espérés, et forgés par tant d’idéalisme qu’on les fait siens dès les premières pages.

    Mendiants et orgueilleux, tout à la fois, est un texte riche de significations, qui résonne, qui ébranle par la manière dont Albert Cossery décrit ses personnages. L’écriture est mystérieuse tant elle est à la fois douce, mouvante, harmonieuse dans ses formes, et sincère, dure, réaliste, dans son fond. On entre dans la pensée d’un homme engagé pour lequel la paix ne passe pas par le progrès et l’accumulation de richesses. En constant recul sur la société et son fonctionnement, il offre une lecture captivante, et pourtant relativement peu connue.

    « Cette misère inaliénable, ce refus de participer au destin du monde civilisé recelaient une telle force que nulle puissance terrestre n’en pouvait venir à bout5. »

    1. Page 25. 2. Page 52. 3. Page 132. 4. Page 49. 5. Page 127.

     

    Mendiants et orgueilleux

    Albert Cossery

    Éditions Joëlle Losfeld

    Collection Arcanes

    1999

    218 pages

    12,50 €

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  • Commentaires

    1
    Samedi 18 Janvier 2014 à 23:23

    On m'a beaucoup conseillé cet auteur et après recherches, ce titre avait attiré mon attention. Des avis divergents me faisaient hésiter mais ton article m'encourage à franchir le pas.

    2
    Dimanche 19 Janvier 2014 à 02:00

    Surtout qu'il a été réédité en novembre, donc tu devrais le trouver plus facilement si tu veux l'acheter ;)

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