• le ventre des villes carolyn steel bibliolingus

    Le ventre des villes

    Carolyn Steel

    Éditions Rue de l’échiquier

    2016

     

    Dans cet ouvrage colossal publié par les éditions indépendantes Rue de l’échiquier, l’architecte britannique Carolyn Steel montre comment la nourriture façonne nos villes, dans lesquelles vivaient en 2018 54 % de la population mondiale, soit 3,9 milliards de personnes. Chacun des aspects de la nourriture a des conséquences catastrophiques sur la société, les êtres humains, les animaux et la planète : l’agriculture et l’élevage, le transport et la vente de la nourriture dans les villes, la préparation et la consommation des repas, l’élimination des restes... Le travail de l’autrice permet de comprendre les paradoxes et les risques qui agitent notre société, et de prendre conscience que l’alimentation est au carrefour de toutes les problématiques depuis la nuit des temps. Une lecture édifiante !

    Un système vulnérable

    « En termes de catastrophe environnementale, la civilisation industrielle est un chantier en cours : en bonne voie vers l’effondrement, mais pas encore suffisamment près du gouffre pour réprimer son fatal penchant énergivore1. »

    L’ensemble du système alimentaire est une catastrophe sociale, politique, économique et écologique. Comme nous le voyons depuis le premier confinement à la suite du Covid, ce système est si mondialisé, rationalisé, complexifié, à flux tendu et énergivore que la moindre perturbation entraîne des pénuries jusque dans les supermarchés. 

    Notre sécurité alimentaire est quasi inexistante : elle dépend des lois du marché et du monopole des multinationales, des décisions absurdes ou criminelles des gouvernements successifs et des affaires géopolitiques, des dérèglements climatiques et de l’épuisement des ressources naturelles (à commencer par le pétrole qui est au fondement de notre mode de vie). Pour le dire clairement, ce système n’est pas conçu pour faire face aux multiples effondrements en cours et à venir.

    L’agriculture

    Commençons par les terres agricoles qui ont fait l’objet d’une privatisation au profit de quelques grandes entreprises, au détriment des petites. Les réglementations contraignent tout·e agriculteurice à s’endetter, à employer des OGM, des produits chimiques et polluants, et n’encouragent pas les méthodes plus respectueuses de la planète, comme la bio ou la permaculture

    Ces terres agricoles sont sans cesse menacées par des constructions inutiles et néfastes : avec l’étalement urbain, on construit toujours plus de logements sur des terres cultivables, alors que nombre de bâtiments en ville sont vacants et pourraient être confiés aux personnes en difficulté ou aux sans-domicile qui crèvent à nos pieds. Sur ces terres arables, on construit toujours plus de centres commerciaux et de complexes de loisirs artificiels, tandis que les ZAD qui visent à protéger les territoires naturels sont systématiquement réprimées et détruites.

    Les animaux, les premières victimes

    Mais, dans cette course à la nourriture bon marché, je regrette que l’autrice ne souligne pas assez que les animaux en sont les premières victimes. Rien qu’en France, plus de 3 millions d’animaux sont tués chaque jour pour la consommation humaine.

    Leur vie et leur mort sont rationalisées. Leur cage, leur alimentation, leur santé mentale, leur vie sociale, leur « durée de vie », leur acheminement vers l’abattoir, leur assassinat loin des regards, tout cela est quantifié, anticipé, taylorisé. Une fois dépecés, écorchés, éviscérés, brûlés, blanchis, rosis et placés dans des barquettes sous vide aseptisées et congelées, les cadavres des animaux sont acheminés à travers le monde entier vers les plateformes de logistique, les centres commerciaux et les supermarchés, jusque dans nos assiettes.

    La nourriture est politique

    « L’alimentation s’avère détenir une extraordinaire capacité à transformer non seulement les paysages, mais aussi les structures politiques, les espaces publics, les relations sociales, les villes2. »

    Ce qu’on mange nous appartient, c’est une liberté fondamentale. On devrait pouvoir choisir et contrôler ce qu’on fait entrer dans notre corps plusieurs fois par jour durant toute notre vie.

    Si la grande distribution ne contrôlait pas à ce point l’ensemble du système alimentaire, de notre mode de vie occidental, et, in fine, de notre nourriture, on pourrait choisir parmi des milliers de variétés de fruits et de légumes : des gros, des petits, des moches, des rabougris. On saurait d’où ils proviennent, en toute transparence, et on pourrait choisir des aliments locaux, acheminés avec des moyens de locomotion peu polluants, produits dans des conditions respectueuses de la planète, des animaux et des agriculteurices, aussi bien celleux d’Europe que les autochtones à l’autre bout du monde. On ne mangerait pas les bananes martiniquaises arrosées de chlordécone, ce produit chimique qui empoisonne les agriculteurices réduit·es en esclavage avec la complicité des gouvernements français successifs. 

    Ce qu’on mange, la manière dont on se le procure et ce qu’on fait des restes, tout cela est hautement politique. La nourriture est source d’injustices entre les classes, les genres, les races, les générations, les religions, les régions. Elle a justifié des guerres et des conquêtes. Elle a justifié l’assignation des femmes à la cuisine, jusqu’à ce que nous soyons délivrées de cette corvée par les plats tout préparés de l’industrie agroalimentaire à partir de la moitié du XXe siècle. La nourriture est un objet de fantasmes, de croyances, de préjugés, de rituels. Elle est aussi vectrice de maladies comme le diabète, l’obésité ou les troubles du comportement alimentaire.

    Les restes alimentaires, qui étaient avant l’ère industrielle des ressources précieuses utilisées comme engrais, sont aujourd’hui vaguement triés, renvoyés à la mer (cette poubelle géante) ou incinérés. Les quantités gâchées sont indécentes eu égard aux populations affamées (la famine étant la première cause de mortalité au monde ), mais elles ne représentent rien en comparaison des continents de plastiques, des marées de pétrole et des puits de déchets nucléaires que la civilisation génère.

    Carolyn Steel explique comment la production de la nourriture et son acheminement ont façonné l’urbanisme de nos villes, leurs axes de circulation, leur démographie, leur campagne, et comment tout cela a été révolutionné par l’arrivée des chemins de fer. Elle explique par exemple qu’à Paris les égouts ont été construits sous les grands boulevards à l’époque du baron Haussmann (1852-1870), et qu’à la même époque, les Halles parisiennes, brillamment décrites par Émile Zola (Le Ventre de Paris), étaient le principal marché alimentaire de toute la ville, ce qui explique sa géographie centrale. 

    L’autrice insiste aussi sur le fait que la nourriture a le pouvoir de nous réunir. Elle n’a pas toujours été consommée dans les lieux anonymes, individualistes, aseptisés, privatisés que sont les restaurants, et encore moins dans les fast-foods qui sont des concentrés d’exploitation humaine et animale. Avant l’ère industrielle, les marchés alimentaires étaient des lieux politiques, à l’instar de l’agora à Athènes ou du forum à Rome.

    Reprendre le contrôle de notre alimentation pour tendre vers l’autosuffisance alimentaire, c’est un bon point de départ pour faire face aux catastrophes sociales, politiques, écologiques en cours et à venir ; c’est un excellent levier pour organiser l’autogestion, pour tisser des liens entre les gens, les communautés, les luttes, et avec les animaux et la nature.

    Mon avis

    Nous sommes aveuglé·es par notre mode de vie capitaliste malade, insoutenable et destructeur, et déconnecté·es de la nature et de la nourriture. Le sujet de l’alimentation ne pouvait que m’intéresser, parce que la nourriture a pris une place plus importante dans ma vie depuis que je suis devenue végane en 2015, aussi bien pour des raisons éthiques qu’écologiques.

    À travers l’histoire de la nourriture en Grande-Bretagne et en particulier à Londres, l’autrice parvient à mettre en perspective toutes les problématiques qui me sont pourtant familières depuis longtemps. Elle le fait simplement et sans jargon, avec quelques illustrations à l’appui, si bien que je n’ai pas vu les 400 pages défiler !

    Pour moi, l’intérêt de l’ouvrage ne réside pas tant dans les solutions proposées en vue de (re)fonder des villes écologiques que dans l’analyse du système et de ses problèmes, car je trouve que Carolyn Steel a des positions plutôt réformistes (par exemple, elle semble cautionner le carnisme et l’exploitation animale, pourvu que les animaux soient “bien traités », et entretenir la croyance que la technologie et le progrès sont profitables à la civilisation). Cela dit, je lirai peut-être les pistes qu’elle propose dans son dernier ouvrage Sitopia, également paru à Rue de l’échiquier (pour lesquelles je fais un peu d’administratif).

    En fait, faire le lien entre la nourriture et la ville, c’est comme chausser de nouvelles lunettes pour voir le monde : tout est sous nos yeux, et pourtant nous ne voyons pas ce qui cloche. C’est comme lorsque je me suis renseignée sur l’écoféminisme et que j’ai commencé à analyser toutes les problématiques sous l’angle croisé du féminisme et de l’écologie. Alors, prêt·e à ouvrir les yeux sur la manière dont nous mangeons ?

    Lisez aussi

    Essais

    Ophélie Véron Planète végane

    Peter Singer La Libération animale

    Jonathan Safran Foer Faut-il manger les animaux ?

    Alistair Smith La Saga de la banane

    Ruby Roth Ne nous mangez pas !

    Martin Page Les animaux ne sont pas comestibles

    Marie-Monique Robin Les Moissons du futur. Comment l'agroécologie peut nourrir le monde

    Jared Diamond Effondrement

    Pablo Servigne, Raphaël Stevens Comment tout peut s'effondrer

    Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle Une autre fin du monde est possible

    Normand Baillargeon L’ordre moins le pouvoir 

    Littérature

    Émile Zola Le Ventre de Paris (tome 3)

    Upton Sinclair La Jungle

    Karin Serres Monde sans oiseaux

    Louise Erdrich La Chorale des maîtres bouchers

     

    1. Page 366. -2 .Page 414.

     

     

    Le Ventre des villes

    Hungry city (How Food Shapes Our Lives)

    Traduit de l’anglais par Marianne Bouvier

    Carolyn Steel

    Éditions Rue de l’échiquier

    Collection l’écopoche

    2021

    464 pages

    12,50 euros

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  • ma guerre d'espagne à moi mika etchebehere bibliolingusMa guerre d’Espagne à moi
    Une femme à la tête d’une colonne au combat

    Mika Etchebéhère

    Éditions Libertalia et éditions Milena, avec le DVD du documentaire de Fito Pochat et Javier Olivera (2013)

    2015

    Avec Ma guerre d’Espagne à moi, Mika Etchebéhère (1902-1992) nous offre un témoignage exceptionnel, touchant et inspirant de son commandement au sein du POUM lors de la guerre civile espagnole (1936-1939). Une belle lecture que je vous conseille vivement !

    « Combattre c’est nécessaire, vivre n’est pas nécessaire1. »

    Juillet 1936 : Mika et Hippolyte se joignent au soulèvement populaire espagnol, partageant la conviction qu’il faut empêcher à tout prix les fascistes de prendre le pouvoir et faire advenir la révolution prolétarienne.

    Depuis toujours, toustes deux sont épris·es de justice. Iels ont décidé de renoncer à la vie paisible de couple, aux paysages paradisiaques de leur Patagonie bien-aimée. Au point de choisir de ne pas avoir d’enfant pour « rester libres et sans attaches2 » et se sacrifier pour leurs idéaux.

    Très vite, Hippolyte Etchebéhère devient commandant de la colonne du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), secondé par son épouse. La colonne est composée d’une centaine d’hommes, principalement des militants anti-fascistes, anti-staliniens, anarchistes et syndicalistes ; des ouvriers pétris d’idéal révolutionnaire mais aucunement formés au combat militaire. Clavelín, le plus jeune, n’a que 14 ans au début de la guerre civile.

    Mais dès août 1936, Hippolyte est tué au combat. Il l’a toujours su : seul l’ennemi aura raison de lui, et certainement pas la tuberculose qui l’accable depuis plusieurs années. À sa mort, tout bascule. Mika aurait pu retourner à Madrid loin du front et du danger, ou retrouver ses ami·es et soutiens à Paris, Alfred et Marguerite Rosmer, ainsi que Kurt Landau. Mais la vie « normale » n’est plus faite pour elle. Désormais, seule la vie au front vaut la peine d’être vécue, pour honorer le pacte qu’elle avait signé avec son mari.

    Le corps d’Hippo n’est pas encore refroidi qu’elle prend le commandement de la colonne du POUM.

    « Vivre ? Vivre sans lui ? Après la guerre, dans un monde d’avant sa mort, un monde sans tranchées, sans bombardements ? Un monde avec des livres, des tableaux, des couchers de soleil, sans lui ? Sans marcher à son bras, sans son sourire, sans ses mains douces, ses yeux de lumière, son front, sa voix, son rire ? Tu sais bien que tu ne pourras, que tu te permets de survivre en service commandé, plus sèche qu’une branche morte, parmi les seuls êtres que tu puisses aimer, à la fois sublimes et sordides, auxquels tu lies ce choix fait avec lui dans la clarté et dans la joie3. »

    « Entre nous il n’y a pas d’obéissance mais une responsabilité partagée volontairement4. »

    Mika nous raconte ces mois passés en première ligne, sur le front d’Atienza, puis de Sigüenza, jusqu’à la défense de Madrid elle-même. Dans les tranchées, la vie quotidienne est terrible : le froid, la pluie, la boue, les poux, le manque de fusils et de munitions, l’incertitude et l’attente. Les avions ennemis rasent le sol mais aucune relève du camp républicain en vue, à croire que celui-ci a abandonné la colonne du POUM...

    Mika compense son manque de savoir militaire en suivant ses intuitions. Elle se révèle douée en logistique, car elle comprend très vite que le ravitaillement est essentiel à la motivation et à l’endurance des troupes. Contrairement aux autres commandants qui n’y pensent même pas, elle s’assure constamment que ses hommes ont du café, de la viande, ainsi que leur ration quotidienne d’alcool et de cigarettes. Elle veille à leur apporter des soins, à leur fournir des vêtements chauds et des bottes, si bien que même les miliciens malades ne veulent pas quitter le front. Tâchons de nous en souvenir le moment venu : la logistique et l’approvisionnement sont aussi importants que les combats à mener.

    Au sein de la colonne, Mika cherche à responsabiliser tous les hommes, à créer un climat de confiance mutuelle et à instaurer quelques règles d’hygiène et de conduite (comme, par exemple, ne pas piller les maisons abandonnées pendant la guerre). Elle sait qu’elle n’obtiendra pas leur obéissance par l’autorité et la menace, c’est pourquoi les décisions sont souvent communes, chacun pouvant exprimer son avis. Par ailleurs, toujours dans cet idéal d’autonomisation et d’émancipation, Mika mettra en place une école dans les tranchées, car la plupart des miliciens ne savent pas lire. 

    « Une capitaine qui a plus de couilles que tous les capitaines de la terre5. »

    On peut l’imaginer, il est bien difficile de se faire respecter quand on est une femme à la tête d’une centaine d’hommes, et de surcroît étrangère ! A la guerre, la virilité est exacerbée, et la misogynie particulièrement prégnante. Les miliciens ne veulent pas laver leurs chaussettes sous prétexte que c’est un travail de femme. Tout en ménageant leur amour-propre, elle se montre tantôt intransigeante avec ses hommes, tantôt maternelle, et finit par gagner leur respect et leur confiance. 

    Dans ce récit, Mika brosse les portraits touchants d’hommes courageux, héroïques et fous, prêts à se sacrifier pour des idéaux, à qui elle tente de montrer que les hommes des tranchées ennemies sont aussi des êtres humains sensibles. Peu à peu, Mika devient une « “femme pas comme les autres” comme ils disent pour justifier leur obéissance et se grandir aux yeux des colonnes qui ne connaissent pas cette anomalie : avoir une femme pour capitaine6 ».

    Mon avis

    Mika Etchebéhère (1902-1992) nous livre une témoignage exceptionnel sur l’un des rares épisodes historiques dans lequel les idées anarchistes d’organisation sociale ont été mises en œuvre sur une grande échelle. La guerre civile espagnole est au cœur des enjeux européens. L’URSS tente de prendre le contrôle du camp républicain, l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie apportent leur soutien à Franco ; tandis que le gouvernement français regarde silencieusement le peuple espagnol se faire écraser.

    Certes, ses propos n’engagent qu’elle, et le portrait qu’elle donne d’elle-même et de ses miliciens est sujet à crédit. Mais toujours est-il que ce témoignage, ainsi que son parcours militant (au sein des Mujeres libres, aux côtés des étudiants en Mai-68), font d’elle une figure importante de l’anarchisme et du féminisme. Elle vient s’ajouter à la liste des femmes qui m’inspirent, à l’instar d’Emma GoldmanLouise Michel ou Rosa Parks.

    Avec ce bel ouvrage à la mise en page confortable, il y a le DVD du documentaire de Fito Pochat et Javier Olivera sur la vie de Mika (qui a rédigé son témoignage en français et qui s’exprime sans aucun accent). Merci aux éditions Libertalia et aux éditions Milena de nous offrir ce témoignage ! Pour les petits budgets, l’édition poche vient de sortir  (sans le DVD) aux éditions Libertalia.

    « Cette guerre et cette révolution sont l’incarnation de mes idées. J’en ai rêvé depuis mon enfance en entendant les récits des révolutionnaires russes évadés des prisons tsaristes. Pour la servir, Hippo et moi avons refusé les lacs de la Patagonie et les forêts envoûtantes de ses montagnes, rogné les ailes de notre amour, choisi la pauvreté et le devoir, accepté le sang qu’il fallait verser, le nôtre et celui des autres7. »

    Lisez aussi

    La Capitana Elsa Osorio

    Un siècle d'espoir et d'horreur, une histoire populaire du XXe siècle
    Chris Harman

    La Commune Louise Michel

    L’ordre moins le pouvoir Normand Baillargeon

    Les Mémorables Lidia Jorge

    Le fond de l'air est jaune Collectif

    Vivre ma vie Emma Goldman

    Rage against the machisme Mathilde Larrère

    Assata, une autobiographie Assata Shakur 

    1. Page 152. -2. Page 195. -3. Page 189. -4. Page 254. -5. Page 320. -6. Page 231. -7. Page 56.

     

    Ma guerre d’Espagne à moi

    Une femme à la tête d’une colonne au combat

    Éditions Libertalia et Milena

    Avec le DVD du documentaire de Fito Pochat et Javier Olivera (2013)

    2015

    430 pages

    18 euros

    (dispo en poche sur alterlibris.fr, ma librairie associative)

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  • la rébellion zapatiste jérôme baschet bibliolingus

    La rébellion zapatiste

     Jérôme Baschet

    (nouvelle édition)

    Flammarion

    2019

     

    La tournée en Europe d’une centaine de délégué·es zapatistes, de juillet à octobre 2021, est une formidable occasion pour moi de vous présenter La rébellion zapatiste, une étude très approfondie de la pensée zapatiste de l’historien Jérôme Baschet.

    Depuis presque trente ans, les communautés zapatistes occupent un territoire de la taille de la Bretagne dans l’état mexicain du Chiapas. D’un côté, elles revendiquent la dignité des autochtones, l’autonomie, l’autogouvernement, l’antiautoritarisme, le féminisme, le respect des différences et de la diversité ; et de l’autre, elles se construisent en opposition au capitalisme, au productivisme, à la mondialisation et au gouvernement mexicain.

    Par sa radicalité, sa longévité, son pragmatisme, sa cohérence, son ouverture d’esprit, son humilité, le mouvement zapatiste ne cesse d’inspirer les luttes du monde entier. On a tellement à apprendre des zapatistes, qui pourtant restent peu connu·es du grand public ! 

    « La terre pour nous n’est pas une marchandise. La terre ne nous appartient pas, c’est nous qui lui appartenons1. »

    Depuis le 1er janvier 1994, le mouvement zapatiste occupe une partie du territoire chiapanèque de la taille de la Bretagne. Les 39 communes autonomes se sont constituées dans une perspective anticapitaliste et altermondialiste, avec un ancrage territorial très fort. Jérôme Baschet explique que le mouvement s’oppose aux grands projets miniers, énergétiques, touristiques ou d’infrastructures et défend à l’inverse l’agroécologie paysanne (polyculture, engrais organiques, techniques non chimiques de contrôle des nuisibles) et le commerce solidaire de café pour parvenir à l’autosuffisance et démonétiser au maximum son économie.

    « Pour l’humanité et contre le capitalisme2 ! »

    Les zapatistes font un constat très lucide de la société : iels dénoncent le capitalisme, le productivisme et le colonialisme qui asservissent les êtres humains et font de la nature une marchandise et une propriété privée. Iels critiquent également la mondialisation qui détruit les cultures et le tissu social, ainsi que les discours médiatiques qui alimentent la peur et la vulnérabilité. Iels refusent aussi lEtat qui corrompt, centralise les pouvoirs et dicte l’agenda politique, l’Etat subordonné aux institutions transnationales et aux entreprises, qui organise la répression des populations et le contrôle social.

    Face à ce « mur capitaliste », à cette « tempête » en cours et à venir (qui n’est pas sans rappeler celle dénoncée par Malcom Ferdinand dans Une écologie décoloniale dont je vous parlerai bientôt), les zapatistes tentent de creuser des « brèches », afin que toutes les brèches ainsi créées puissent se rejoindre et abattre le mur.

    « Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes3. »

    La lutte zapatiste s’inscrit dans une histoire forte de revendications et de luttes paysannes chiapanèques depuis les années 1970, et son nom même fait écho au mouvement social mené par Emiliano Zapata durant la révolution mexicaine de 1910 (tout en prenant de la distance avec la figure du chef, « el caudillo »).

    Cette lutte est également une réaction à la fraude électorale monumentale du président Carlos Salinas de Gortari en 1988 et à la fin des terres communales (« ejidos ») au profit de la propriété privée et des politiques néolibérales. Au niveau local, le Chiapas est l’un des trois Etats les plus pauvres du pays (et l’un des plus autochtones), où le racisme et l’esclavagisme sont encore prégnants. Quant au niveau mondial, la lutte zapatiste dénonçait lors de sa formation officielle le 1er janvier 1994 l’entrée en vigueur de l’ALENA qui a submergé le continent des productions états-uniennes.

    Dans ce contexte bien détaillé par l’auteur, l’idée n’est pas de s’emparer du pouvoir de l’Etat en créant un parti politique, un pouvoir centralisé, mais d’investir le pouvoir par le bas. Il s’agit d’organiser la société civile (les individus isolés, les associations, les organisations sociales indépendantes, ainsi que les « exclu·es » que sont les autochtones, les prisonnier·ères, les migrant·es, les homosexuel·les, les marginaux·ales) pour constituer une force politique et sociale, et offrir un espace de discussion démocratique pour que la société puisse résoudre elle-même ses problèmes.

    « Nous devons tous, à notre tour, être gouvernement4. »

    Le territoire zapatiste est composé de 5 zones, elles-mêmes constituées de 3 à 7 communes, regroupant elles-mêmes plusieurs villages. A chaque niveau il y a des assemblées et des autorités élues dont le fonctionnement peut différer d’une organisation à l’autre. L’EZLN, à l’origine du mouvement dans les années 1970, est une organisation politico-militaire distincte de cette organisation territoriale qui cherche surtout à créer un espace politique, démocratique, sans imposer ses propres décisions à la communauté.

    En 1996, le mouvement zapatiste a dévoilé les 7 principes qui sous-tendent sa vie communautaire : « servir et non se servir », « proposer et non imposer », « convaincre et non vaincre », « représenter et non supplanter », « construire et non détruire », « obéir et non commander », « descendre et non pas monter ». Ainsi, le mouvement a élaboré une relation qui n’est ni purement verticale, ni purement horizontale. Il se pense comme une démocratie à la fois représentative et directe. Le principe fondamental est « mandar obedeciendo » (« gouverner en obéissant »), selon lequel le peuple dirige et le gouvernement obéit. Autrement dit, le gouvernement n’obtient sa légitimité que parce qu’il fait appliquer ce que le peuple lui a demandé, et celui-ci n’obéit que parce que les décisions prises par le gouvernement sont conformes à sa volonté.

    « Ce sont des spécialistes en rien, encore moins en politique5. »

    Le mouvement zapatiste refuse la centralisation du pouvoir et l’instauration d’un·e chef·fe et d’expert·es, c’est pourquoi la politique est déspécialisée et décloisonnée pour répartir les responsabilités et donc éviter la concentration du pouvoir.

    Jérôme Baschet explique que les personnes ayant un mandat politique  exercent des charges (« cargos ») au service de la communauté tout en continuant partiellement leurs activités productives, afin de ne pas être déconnectées de la réalité, d’éviter la séparation entre gouverné·es et gouvernant·es, de ne pas exercer de « pouvoir sur ». Elles ne perçoivent pas de rémunération, leur mandat est non renouvelable et révocable à tout moment ; et, point très important, c’est la communauté qui propose les personnes qui seraient aptes à exercer ces charges : il n’y a donc pas de système d’élection entre différent·es candidat·es qui sont, de fait, poussé·es à entrer en compétition et à faire une surenchère de promesses pour obtenir le maximum de voix.

    « Dans la vision zapatiste, la démocratie est quelque chose qui se construit d’en bas et avec tous6. »

    Partant du principe qu’une décision ne sera pas appliquée si elle n’est pas largement approuvée et consentie, les instances zapatistes cherchent à obtenir les décisions par la discussion, parfois en ayant recours au vote majoritaire, avec des allers-retours de la plus haute autorité à la plus petite (le village). On recherche le consensus, et on apprend à écouter les autres sans imposer son avis et sans se croire supérieur·e aux autres. Plusieurs instances agissent comme des contre-pouvoirs, à l’instar de la commission de surveillance de chaque zone qui vérifie les comptes des conseils de bon gouvernement, pour vérifier que la délégation de pouvoir soit bien mise en place, sans abus.

    Le rapport à la justice vaut également le détour : les communautés ont recours à une justice de médiation qui réunit les parties, les écoute et mène l’enquête, avant de les inviter à trouver un accord. Chez les zapatistes, on ne résonne pas en termes de délits et de peines mais d’erreurs et de problèmes dans le but de trouver des solutions et des réparations pour les victimes. Il n’y a pas de système d’amende, ni d’emprisonnement, car iels estiment que la prison ne résout rien, et pire, qu’elle ajoute de nouveaux problèmes. En réaction au droit officiel très codifié, coupé du réel, surplombant la population et imposant son autorité et ses décisions, celles et ceux qui œuvrent à la justice n’ont pas de spécialité dans la résolution des conflits, et sont pourtant perçu·es comme légitimes par la communauté.

    Quant aux personnes fournissant un service à la communauté, comme les enseignant·es et les soignant·es, elles ne sont pas rémunérées, elles sont entretenues par la communauté qui couvre leurs besoins matériels, ou, si elles ont des terres, celles-ci sont cultivées par d’autres.

    Comme dans toute lutte pour l’émancipation, l’éducation collective est l’un des piliers de la pensée zapatiste, car elle forme les futures générations à la vie en communauté, hors du système capitaliste. Cela concerne certes les enfants, mais aussi les femmes qui sont encouragées à s’impliquer dans la vie politique et les hommes à prendre en charge une plus grande partie des charges familiales. L’auteur ne s’est malheureusement pas assez épanché sur ce sujet à mon goût, mais il semble que les zapatistes cherchent à surmonter progressivement les blocages et les difficultés que représentent ces changements de mentalité au sein d’une culture dont les rôles sont genrés et distincts. 

    « Tout ce que nous faisons est un pas ; il faut voir si cela fonctionne et, sinon, il faut le changer7. »

    J’ai été particulièrement conquise par l’humilité, le pragmatisme, l’honnêteté des zapatistes, qui sont en constante réflexion et progression, en observation de leurs propres échecs. Les zapatistes ne se considèrent pas comme une avant-garde, à la façon marxiste ou léniniste, qui saurait comment faire la révolution et qui prétendrait éclairer, guider le prolétariat vers LE chemin, LA vérité.

    Les 39 communes, formées d’au moins 6 ethnies chiapanèques (tzotzils, tzeltals, tojolabals, choles, zoque et mame), montrent que la diversité est une force et une richesse. Bien que ce soit difficile, elles essaient de construire un « nous » hétérogène, respectueux des différences de chaque personne ou de chaque groupe (sans pour autant s’enfermer dans des identités idéalisées, essentialistes, figées et cloisonnées, comme celle de « l’indigène »), et fondé sur des principes communs, à savoir au moins l’anticapitalisme. Le mouvement zapatiste, résolument opposé à une homogénéité et un dogmatisme fascistes, permet d’attirer des gens de bords politiques différents au sein de la gauche révolutionnaire et de ne pas créer de séparation entre les autochtones et les autres. Avec le temps, les zapatistes ont pris de la distance avec les théories marxiste, guévariste, maoïste, et revendiquent le droit à l’indéfinition (à une époque où tout le monde y va de sa théorie en -isme).  Iels refusent le catalogage (et Jérôme Baschet s’attache à ne pas réduire et simplifier leurs idées et leurs valeurs), iels acceptent d’être dans un processus permanent d’auto-transformation.

    Ce processus itératif est appelé « caminar preguntando » (« avancer en posant des questions ») : le chemin de la rébellion n’étant pas tracé par avance, il s’agit de chercher des solutions pratiques à mesure que les problèmes se présentent, de répondre aux interrogations, d’étudier les possibles qui surgissent sur le chemin et d’être au plus près de la réalité sociale. Ce processus d’auto-transformation se manifeste au quotidien, mais aussi lors des différentes consultations nationales et internationales pour définir la stratégie à mener (notamment par rapport au gouvernement mexicain en 1995).

    Mon avis

    Le mouvement zapatiste perdure depuis presque trente ans, malgré le harcèlement contre-insurrectionnel et les tentatives de récupération de la part de l’Etat mexicain, qui cherche à appâter les zapatistes avec des programmes sociaux plus ou moins vrais pour les pousser à quitter la communauté et à revenir dans le giron de l’institution coercitive et prompte à surveiller, voire confisquer la moindre initiative qui lui est étrangère.

    Comment se fait-il que le mouvement zapatiste ne soit pas très connu ? C’est pourtant, selon moi, l’expérience sociale anticapitaliste et d’esprit anarchiste la plus aboutie de toutes celles que je connais et de cette envergure. Ses réussites, ses difficultés, sa longévité montrent qu’un autre monde est réellement possible. Alors, votre curiosité a-t-elle été piquée ?

    Lisez aussi

    Essais

    L’ordre moins le pouvoir Normand Baillargeon

    "La Commune n'est pas morte" Eric Fournier

    La Commune Louise Michel

    Comment tout peut s'effondrer Pablo Servigne et Raphaël Stevens

    Une autre fin du monde est possible Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle

    Comment la non-violence protège l’État Peter Gelderloos

    La Domination policière Mathieu Rigouste

    La Force de l’ordre Didier Fassin

    Le fond de l'air est jaune Collectif

    Boulots de merde ! Julien Brygo et Olivier Cyran

    Propaganda Edward Bernays

    La prison est-elle obsolète ? Angela Davis

    Planète végane Ophélie Véron

    Le Ventre des femmes Françoise Vergès

    Littérature

    L’Homme au marteau Jean Meckert

    Les Coups Jean Meckert

    La Jungle Upton Sinclair

    Mendiants et orgueilleux Albert Cossery

    Les Mémorables Lidia Jorge

    Retour aux mots sauvages Thierry Beinstingel

     

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    La rébellion zapatiste

    Jérôme Baschet

    (nouvelle édition)

    Flammarion

    Collection Champs Histoire

    2019

    400 pages

    12 euros

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