• révolution amoureuse carol herrera gomez bibliolingusRévolution amoureuse. Pour en finir avec le mythe de l’amour romantique

    Coral Herrera Gómez

    Traduit de l’espagnol par Sophie Hofnung

    Binge audio éditions

    2021

     

    Qui d’entre nous n’a pas connu des relations douloureuses, voire toxiques ? Coral Herrera Gómez, enseignante-chercheuse espagnole, nous invite à nous libérer de l’amour romantique hétérosexuel, fondé sur des valeurs patriarcales et capitalistes, et à nous affranchir des stéréotypes de genre pour réinventer notre rapport à l’amour, fonder des relations saines et construire collectivement un monde bienveillant, sans hiérarchie, sans oppression et sans lutte de pouvoir. Un petit ouvrage qui a eu un certain écho en moi, à mettre absolument entre les mains de nos ami·es blessé·es par l’amour romantique.

    « La vérité est que les hommes ont un sérieux problème avec leur masculinité. Plus elle est fragile, plus ils sont violents. Plus ils souffrent d’insécurité, plus ils se sentent attaqués par toutes les avancées de la lutte féministe1. »

    Dans les contes de fée et les comédies romantiques, les femmes sont vouées à chercher le prince charmant, présenté comme l’amour idéal absolu, et à souffrir par amour. Les publicités et les médias sociaux nous poussent sans cesse à souffrir pour être belles, à perfectionner notre corps, notre image de soi, pour atteindre un idéal de beauté (quitte à devenir complexées) et espérer être l’heureuse élue de notre « crush ».

    Coral Herrera Gómez explique que la culture romantique est fondée sur les valeurs patriarcales : les relations hétérosexuelles, qui sont la norme, sont fondées sur un rapport de domination et sur une guerre de pouvoir entre les deux partenaires. Des deux côtés, les hommes et les femmes (en tant que catégorie sociale) performent leur genre. Les hommes pris en étau dans une masculinité malsaine sont dès le plus jeune âge mutilés dans l’expression de leurs sentiments (un garçon, ça ne pleure pas, mais il peut exprimer librement sa colère !) et jugés à l’aune du nombre de conquêtes féminines. De l’autre, les femmes perçoivent l’amour romantique comme un élément central de leur vie, au détriment de leur propre bien-être, de leur identité, de leur autonomie et de toutes les autres formes d’amour perçues comme secondaires. Dès lors, comment construire une relation saine et épanouissante ? 

    La culture romantique est aussi fondée sur des valeurs capitalistes : le sentiment de possession et de propriété privée nous condamne à vivre des relations à deux au sein de l’union monogame et cloisonnée du mariage. L’amour romantique devient alors un instrument d’oppression et de contrôle social des femmes, ce que démontre Françoise Héritier dans Masculin/Féminin. Cette culture romantique patriarcale isole les femmes entre elles, puisque les autres sont perçues comme des concurrentes dans la recherche et la conquête du partenaire idéal. 

    « Nous devons bien choisir les compagnons avec lesquels nous voulons partager un bout de notre vie : nous avons besoin d’hommes libres qui ne nous traitent pas en ennemies, qui peuvent jouir de l’amour sans crainte, qui peuvent se mettre à nu et être dans le partage2. »

    Coral Herrera Gómez nous invite dans un premier temps à démythifier cet amour idéal et à repérer les signes d’une personne ou d’une relation toxique et énergivore. Abandonnons les dons Juans à leur sort, cherchons plutôt des partenaires qui ont commencé à transgresser la masculinité stéréotypée !

    Pour reconnaître une relation malsaine, vous pouvez utiliser le violentomètre élaboré par la Mairie de Paris, l’Observatoire de la Seine-Saint-Denis des violences faites aux femmes et l’association En Avant Toute(s).

    Violentomètre

    Mais il s’agit aussi de voir l’amour au sens large comme une manière de se connecter au monde. Dans la vie, il n’y a pas que l’amour sexo-affectif : l’amour est partout ! Dans nos amitiés, dans notre famille, dans nos réseaux militants, avec nos voisins et voisines. En mettant de côté l’amour romantique absolu, on fait de la place dans nos vies pour la « famille choisie », pour créer un espace de soutien et de solidarité, pour élaborer ensemble des stratégies et des actions de lutte contre les oppressions et pour le bien commun. On fait de la place pour des relations désintéressées, fondées sur l’honnêteté, l’affection, l’empathie, la générosité, le compagnonnage, la joie de vivre, le plaisir et le partage.

    « Bien s’aimer soi-même est une question politique : c’est la première rébellion féministe contre le système patriarcal, qui nous veut en guerre contre nous-mêmes3. »

    Surtout, l’autrice nous invite à faire un travail pour s’aimer soi-même, pour se faire du bien, se porter conseil, prendre les décisions qui nous font du bien et arrêter de gaspiller notre énergie dans des choses inutiles. L’amour qu’on se porte à soi-même est la base de notre relation au monde ; en fin de compte, nous sommes la première personne avec qui nous vivons toute notre vie.

    S’aimer soi-même se traduit de plusieurs manières : on peut choisir de ne pas se mettre en couple ; on peut essayer de s’entourer de personnes qui nous aiment vraiment, qui nous veulent du bien, et tenir à distance celles qui nous détruisent ; on peut choisir de se séparer de notre partenaire sans se déchirer et se haïr, mais avec autant d’amour, de respect et de bienveillance qu’au début de la relation.

    Révolution amoureuse, parce que même l’amour est politique

    La lecture de cet ouvrage a un certain écho en moi. Tout ce qu’écrit Coral Herrera Gómez relève à mes yeux du bon sens. J’ai noué au cours de ma vie des relations saines et durables, fondées sur le respect, la communication, la complicité et la confiance. Je suis plutôt attirée par les personnes qui ont pris du recul avec les stéréotypes de genre, qui se voient comme mes égales et qui ne cherchent pas à me dominer ; en fait, je ne me sens pas attirée ou séduite par une personne qui m’intimide ou qui pourrait me faire souffrir, et je fuis les relations asymétriques. Pour le dire autrement, le sentiment amoureux ne naît pas en moi si les conditions d’une relation saine ne sont pas réunies.

    J’ai mis un terme à une très belle relation qui a duré 11 ans : j’ai laissé partir l’homme qui a partagé toute ma vingtaine parce qu’il ne pouvait plus me rendre heureuse et que je ne pouvais plus le rendre heureux. Mon sentiment amoureux s’est progressivement éteint dès l’instant où il n’était plus partagé avec l’être aimé. La séparation a été douloureuse, mais la souffrance ne dure qu’un temps. Je l’ai laissé partir parce qu’il était amoureux d’une autre femme, avec qui il semble heureux à présent. Et grand bien m’a pris, car cela m’a permis de rencontrer un autre homme tout aussi aimant, bienveillant et respectueux (et avec plein d’autres qualités !). 

    Cet ouvrage me semble utile pour nombre de femmes de mon entourage qui s’enlisent dans des relations toxiques, qui donnent trop d’énergie physique et mentale pour tenter de faire durer une relation qui les détruit, qui continuent à pleurer la fin d’une relation toxique, des mois ou des années plus tard. Si j’en connais quelques-unes dans cette situation, alors nous en connaissons tous et toutes : il fallait donc que j’écrive une chronique de Révolution amoureuse !

    C’est aussi notre histoire familiale, notre entourage et notre milieu social qui agissent sur la manière dont nous percevons et vivons l’amour. On peut regretter que l’autrice parle assez peu des incidences de la classe sociale et des conditions matérielles sur nos relations. Quand on vit en couple et qu’on partage la même chambre, on peut payer un loyer moins cher, mais on s’expose à une promiscuité permanente. Quand on a une situation financière et professionnelle précaire, on réfléchit à deux fois avant de quitter un conjoint violent. On ne peut pas faire abstraction des conditions de vie que nous imposent la pauvreté, le handicap, le racisme lorsqu’on envisage nos relations aux autres.

    Mais la force de cet ouvrage, c’est de sortir l’amour de la sphère privée. Tout est politique, y compris l’amour. Cet ouvrage ne relève donc pas du développement personnel : il invite à mettre en pratique le féminisme dans l’ensemble de nos relations, dans le but de changer notre mode d’organisation, de lutter contre les hiérarchies et les rapports de domination. La révolution amoureuse est tout autant personnelle que collective. Faisons passer le mot !

    Merci à Sarah de m’avoir prêté ce petit ouvrage salutaire, et merci aux éditions Binge de l’avoir traduit et publié.

    Lisez aussi

    Essais

    Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges Christelle Murhula

    Beauté fatale Mona Chollet

    Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert

    Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Éliane Viennot

    Tirons la langue Davy Borde

    Le Deuxième Sexe 1 Simone de Beauvoir

    Le Ventre des femmes Françoise Vergès

    Ceci est mon sang Elise Thiébaut

    Masculin/Féminin 1 Françoise Héritier

    Libérées Titiou Lecoq

    Les Humilié·es Rozenn Le Carboulec

    Non c'est non Irène Zeilinger

    Rage against the machisme Mathilde Larrère

    Nous sommes tous des féministes Chimamanda Ngozi Adichie

    Manifeste d'une femme trans Julia Serano

    Moi les hommes, je les déteste Pauline Harmange

    Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)

    Littérature et récits

    Le Chœur des femmes Martin Winckler

    Vivre ma vie Emma Goldman

    La Commune Louise Michel

    Assata, une autobiographie Assata Shakur

    Une si longue lettre Mariama Bâ

    L'Œil le plus bleu Toni Morrison

    Le Cantique de Meméia Heloneida Studart

    Instinct primaire Pia Petersen

    Histoire d'Awu Justine Mintsa

    Une femme à Berlin Anonyme 

    Bandes dessinées

    Camel Joe Claire Duplan

    L’Histoire d’une huître Cualli Carnago

    Corps à coeur Coeur à corps Léa Castor

     

    1. Page 72. -2. Page 46. -3. Page 78.


    Révolution amoureuse. Pour en finir avec le mythe de l’amour romantique

    Coral Herrera Gómez

    Traduit de l’espagnol par Sophie Hofnung

    Binge audio éditions

    2021

    160 pages

    17 euros

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  • Arrête-toi makan kebe bibliolingus

    « Arrête-toi ! »

    Makan Kebe, avec Amanda Jacquel

    Éditions Premiers matins de novembre

    2021

     

    Makan Kebe, animateur social et fondateur de l’association Quartiers libres à Villemomble dans le 93, témoigne des violences policières dont lui et ses proches ont été victimes. La lecture de son témoignage est difficile et pourtant essentielle pour faire connaître le racisme systémique des institutions françaises, à commencer par la police et la justice, et faire cesser l’impunité des policiers dans les quartiers de relégation sociale. 

    « Un jour, comme ça, tout peut basculer. Il suffit de croiser la police. Et on perd une part de soi, quand ce n’est pas la vie toute entière1. »

    « Arrête-toi ! » C’est avec ces mots que la vie de Makan Kebe et de ses proches a basculé. En 2013 à Villemomble dans le 93, alors qu’il est tout juste âgé de 20 ans, Makan Kebe est victime d’une arrestation sommaire, brutale et injustifiée de 3 agents de la BAC (ô surprise). Les nombreuses vidéos montrent qu’il n’oppose pourtant aucune résistance. Son frère Mohamed, qui vient à son secours, est touché à l’oreille par un tir de LBD qui entraînera une perte d’audition. Après 3 jours de garde-à-vue, Makan et son frère apprennent que leur mère, accourue ce jour-là avec d’autres habitant·es, a été atteinte par un éclat de grenade : mutilée à vie, elle perd son œil. Une voisine, également présente sur les lieux, a également été blessée à la poitrine.

    « L’onde de choc, je le sais, je la vis encore aujourd’hui, est définitive2. »

    Dès lors, l’équilibre de la famille de 8 enfants, brisé une première fois par le décès du père, est complètement détruit. Sa mère ne peut plus exercer son métier de femme de ménage, elle ne reçoit plus personne chez elle. Son frère a perdu une partie de son audition. Rongé par la culpabilité de quelque chose qu’il n’a pas fait, Makan ne dort plus, il ne mange plus et tombe en dépression, ce qui nécessite un accompagnement médical. 

    En 2014, un an après le drame, il dépose plainte contre les 3 policiers pour avoir été battu et arrêté à tort. Dans le même temps, Makan et Mohamed sont accusés de violence envers des personnes dépositaires de l’autorité publique. La famille Kebe bénéficie du soutien de tout le quartier, de la mairie de Villemomble dont Makan est employé, du Mouvement de l’immigration et des banlieues, du collectif Désarmons-les, de la Brigade anti-négrophobie, et bien entendu du collectif pour Adama Traoré qui est devenu un symbole de la résistance en France depuis 2016.

    Commencent alors de longues années de combat contre l’injustice et la discrimination. Et, surtout, une longue attente pour le procès. Pour combler le vide, pour tenir le coup, Makan Kebe se donne corps et âme à l’association Quartiers libres qu’il avait cofondée juste avant le drame, et pour laquelle il avait passé le BAFA, puis le BAPAAT et le BPJEPS. Outre des activités pour les jeunes du quartier, l’association Quartiers libres tisse des liens d’échanges  et de solidarité avec le Mali, le pays d’origine de ses parents. Cette association, c’est la concrétisation de son envie de se rendre utile pour son quartier. 

    « Encore la légitime défense brandie comme permis de tuer, permis de blesser3. »

    La lecture des passages sur les procès est vraiment difficile, car, comme souvent dans ces affaires, les policiers sont acquittés au motif qu’ils ont agi en situation de légitime défense. Malgré les 35 minutes de vidéo accablantes des témoins, malgré les tirs de flash-ball et de grenade non réglementaires, malgré l’emploi d’une violence démesurée compte tenu de la situation, deux des flics ont reçu un simple blâme qui sera effacé automatiquement après 3 ans sans autre nouvelle sanction. C’est ça la justice ? Un blâme pour un œil crevé ? Un blâme pour une perte d’audition ? Un blâme pour une famille brisée ? 

    Les policiers ont visiblement menti dans leurs procès-verbaux ; ils ont accordé leurs versions des faits pour se protéger les uns les autres, car ils sont revenus sur leur première version après la diffusion des nombreuses vidéos de témoins. Pour la police, tous les hommes noirs se ressemblent : ils ont confondu Makan Kebe avec l’une des personnes qu’ils recherchaient dans cette rue, et ils l’ont frappé et coffré, même en ayant pris conscience de leur méprise.

    Au cours du procès, les policiers décrivent « un 93 fantasmé, une Seine-Saint-Denis à feu et à sang, des cités dangereuses peuplées de voyous4 ». Ils utilisent un lexique guerrier pour parler d’un territoire hostile où toute personne « banlieusarde » (=racisée) est par définition une menace. Tout jeune homme racisé est perçu comme un potentiel criminel. Les policiers se victimisent, alors que c’est eux qui sont armés, face à des personnes qui ne le sont pas. D’où vient ce sentiment de terreur de la police ? D’où vient ce cercle vicieux de violence ? L’anthropologue Didier Fassin apporte quelques éléments de réponse dans son ouvrage La Force de l’ordre.

    Et comment s’étonner alors que les jeunes hommes des quartiers ségrégués, contrôlés quotidiennement par les policiers, rudoyés et tutoyés, insultés et terrorisés, fuient lorsqu’ils voient une voiture de police arriver, à l’instar de Zyed et Bouna en 2005 ? Pourquoi ce genre de scène ne se déroule-t-il pas dans le 16e arrondissement de Paris, éminemment bourgeois, où la criminalité en col blanc va bon train ?

    Comment ne pas éprouver de la colère, un sentiment d’injustice, de ségrégation spatiale et de relégation sociale ? Comment les jeunes hommes racisés peuvent-ils construire leur identité et trouver leur place avec le poids que les représentations médiatiques font peser sur eux, eux qui sont traités à longueur d’onde comme de potentiels délinquants ?

    « Oui, il y a des territoires plus chauds, plus tendus que d’autres, mais il y a aussi des zones de non-droit pour les policiers, conscients qu’il n’y aura pas de répercussions s’ils outrepassent leurs droits et les nôtres. Ce sont souvent les mêmes zones ; et ils savent qu’ils peuvent y agir en toute impunité5. »

    « La justice n’est qu’une machine bien huilée qui broie tout sur son passage, au service des forces de l’ordre, ses collègues de toujours6. »

    La procédure judiciaire est particulièrement lente et douloureuse. Comment se projeter dans sa vie personnelle quand on attend une justice et une réparation ? Comment passer à autre chose, comment glisser dans l’oubli salvateur quand on doit raconter, une énième fois, des faits traumatisants ? Durant le procès, le temps de parole des membres de la famille Kebe est très court ; et leur vie, leur singularité, leur humanité sont réduites à des mots creux et des cases toutes faites.

    La procédure judiciaire apparaît déconnectée, déshumanisée, au cours de laquelle des gens s’expriment sur cette affaire sans jamais se rendre sur les lieux du drame. Pour les victimes, il faut s’armer de patience, de courage, d’énergie, et lutter contre le délitement de la mobilisation. La mère de Makan n’aura pas le luxe de voir la procédure arriver à terme : elle mourra quelques années plus tard d’un cancer.

    « Si ma mère est borgne, c’est parce qu’elle a eu des fils qui étaient en bas de chez elle ? Si ma mère est borgne, c’est parce qu’elle a eu des fils ? Si ma mère est borgne, finalement, c’est de sa faute à elle7 ? »

    A entendre les médias mainstream, il faut croire que la mère de Makan n’avait rien à faire en bas de son immeuble ! Si elle a perdu son œil, est-ce parce qu’elle n’aurait pas dû se trouver en bas de son immeuble ? On n’a pas le droit d’être en bas de chez soi ? Est-ce à dire que cette mutilation n’est qu’un « dommage collatéral » ? N’est-ce pas la manifestation ultime d’un long processus d'invisibilisation des personnes racisées ? Exclues des médias, du marché du travail, du système scolaire, du monde de la culture, et même de l’espace public ? Même dans leur lieu de vie ségrégué, loin des centres économiques et culturels bourgeois, les personnes racisées sont indésirables et doivent rester cloîtrées chez elles ?

    Mon avis

    J’ai ressenti beaucoup de colère et d’écœurement en lisant le témoignage de Makan Kebe et en écrivant cette chronique. Pourtant, ce témoignage est essentiel pour faire un devoir de mémoire pour toutes les victimes de la police, pour donner la voix aux personnes des quartiers de relégation sociale qui sont invisibilisées, voire criminalisées dans les médias mainstream. Ce témoignage est essentiel pour montrer que, derrière chaque victime, décédée, mutilée ou blessée, il y a une vie, une humanité, une personnalité, des passions, des traumatismes. Il est essentiel pour les personnes blanches comme moi qui ne vivent pas les contrôles au faciès et le mépris des policiers à longueur de journée, et qui ne sont pas la cible première des policiers (je ne suis confrontée à eux qu’en manifestation, et c’est déjà assez terrible).

    Le parcours de Makan Kebe et de tant d’autres s’inscrit dans une longue histoire de politiques post-coloniales et racistes sous notre belle et intègre république française… Une longue histoire de violences, d’injustices, d’humiliations, de traumatismes et d’impunité qui n’a pas pris fin avec la signature de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, et encore moins avec la fin du colonialisme. La création de la BAC elle-même, dans les années 1970, est une émanation de la police colonialiste des années 1930, mais à ce sujet, je vous renvoie vers la chronique de La Domination policière de Mathieu Rigouste.

    Même si cela n’a pas suffi à obtenir une forme de reconnaissance et de réparation, Makan Kebe et sa famille ont eu la « chance » d’avoir beaucoup de témoignages vidéos pour leur défense : je parle bien entendu des vidéos des voisins et voisines, pas celles des caméras embarquées des policiers ni celles de la vidéosurveillance (cyniquement appelée vidéoprotection), qui disparaissent dès que la police est mis en cause…

    Mais ce témoignage saisissant, publié par les éditions associatives Premiers matins de novembre, montre aussi que les personnes des quartiers ségrégués savent s’organiser collectivement et s’autodéfendre, et que nous pouvons nous glisser dans leur sillage pour apprendre, pour unir nos luttes et faire bloc face à l’oppression.

    Lisez aussi

    Essais

    La Force de l’ordre Didier Fassin

    La Domination policière Mathieu Rigouste

    L’ordre moins le pouvoir Normand Baillargeon  

    Comment la non-violence protège l’État Peter Gelderloos

    La Commune Louise Michel

    Le fond de l'air est jaune Collectif 

    Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? Manuel Cervera-Marzal

    L'impératif de désobéissance Jean-Marie Muller 

    Propaganda Edward Bernays

    La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie de Selim Derkaoui et Nicolas Framont

    La prison est-elle obsolète ? Angela Davis

    Assata, une autobiographie Assata Shakur

    Littérature

    À jeter aux chiens Dorothy B. Hughes  

    Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur Harper Lee

    Va et poste une sentinelle Harper Lee

     

    1. Page 11. -2. Ibid. -3. Pages 153-154. -4. Page 183. -5. Page 127. -6. Page 207. -7. Page 89.

    « Arrête-toi ! »

    Makan Kebe, avec Amanda Jacquel

    Préface d’Assa Traoré

    Éditions Premiers matins de novembre

    2021

    232 pages

    15 euros

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  • Corps à coeur Coeur à corps Léa Castor BibliolingusCorps à cœur Cœur à corps

    Léa Castor

    éditions lapin

    2019

     

    Pouvez-vous me citer ne serait-ce qu’une seule femme de votre entourage qui n’a pas de complexe physique ? Nez, poils, seins, fesses, cuisses, cellulite, vergetures, bourrelets des aisselles et même hip dips… Avec l’arrivée des grosses chaleurs, des débardeurs, des shorts et des regards plus ou moins bienveillants, la lecture de Corps à cœur Cœur à corps de Léa Castor, publiée par les éditions indépendantes lapin, agit comme un baume apaisant sur nos souffrances systémiques.

    « Tu veux bien, m’aider à m’aimer en entier, dis ? » 

    Corps à cœur Cœur à corps est un recueil de témoignages de femmes qui racontent leurs complexes et leur parcours pour s’en défaire. En quelques pages, Léa Castor met en scène chacun de ces témoignages en dessinant ces corps mal-aimés et éprouvés grâce aux photos qui lui sont envoyées. Chaque témoignage se conclut par la réaction souvent émue (et émouvante) des femmes.

    Ces femmes racontent leur souffrance, la détestation de leur corps qui peut aller jusqu’aux TCA (troubles des conduites alimentaires) ou à la scarification, leurs stratégies de camouflage, leur prise de conscience et, pour la plupart, l’acceptation de leur corps.

    Corps à coeur Coeur à corps - illustration BibliolingusMon avis

    Je me suis beaucoup retrouvée dans les témoignages de ces femmes qui se mettent à nu, qui montrent leur fragilité et la manière dont elles essaient de dépasser leurs complexes. Ça m'a fait beaucoup penser aux vidéos salvatrices de Cher corps de Léa Bordier.

    Imaginez le temps, l’argent et l’énergie mentale que nous gaspillons au cours d’une vie pour scruter notre corps, pour le modeler et chercher à en « corriger les défauts ». Nous vivons constamment dans une auto-surveillance implacable, en quête d'une perfection qui n’existe pas et de canons de beauté impossibles à atteindre (et qui évoluent sensiblement au fil du temps, ce qui rend cette quête d’autant plus insatisfaisante). 

    En fin de compte, le complexe naît de la manière dont la société perçoit le corps humain, et celui des femmes en particulier. Aucun⋅e enfant ne naît avec un complexe en tête.

    Impossible d’échapper à la pression sociétale : nous sommes cernées par les publicités et les médias qui, pour des raisons économiques, se nourrissent de nos peurs pour nous vendre le bikini body ou le programme ventre-plat à chaque printemps… La vague écrasante de développement personnel nous pousse sans cesse à « être une meilleure version de nous-même », comme si nous étions un produit qui augmente en gamme au fil du temps… Le développement personnel nous gaslighte : il pointe du doigt notre difficulté à perdre du gras, à arrêter le sucre, à faire du sport, sans jamais aborder les causes de la malnutrition, de l’obésité, des addictions et du stress qu’induisent la société capitaliste.

    Et, à l’ère des médias sociaux où tout le monde regarde tout le monde, le regard des autres est démultiplié, déshumanisé et cruel. Dans la vie « réelle », il n’y a pas d’un seul coup des centaines ou des milliers de personnes qui viennent nous accoster pour nous dire, de but en blanc, sans un « bonjour », que nous sommes moches et que nous ferions mieux de faire du sport pour perdre le « surplus » de gras.

    Corps à coeur Coeur à corps - illustration BibliolingusNous voyons notre corps comme une machine à améliorer, alors qu’il fait intégralement partie de notre personne. Notre corps raconte notre histoire, il est le témoin de notre vécu, de nos expériences. Les vergetures racontent une grossesse, les pattes d’oie racontent nos rires et nos pleurs… Notre corps témoigne aussi de notre place dans la société et de notre classe sociale : les mains abîmées sont celles des travailleuses et travailleurs manuel·s et des plus précaires, l’obésité concerne davantage les plus pauvres d’entre nous. L’idéal de beauté, c’est le corps qui n’a pas vécu et souffert, qui n’a pas dû trimer pour gagner sa croûte.

    Et surtout, voyons notre corps comme il est : sa fonction première est de nous permettre de vivre, si possible en bonne santé. Il nous permet avant tout de sentir le monde et d’interagir avec lui.

    Corps à coeur Coeur à corps BibliolingusVoilà une BD intime, dessinée et colorée tendrement, qui nous invite à changer notre regard sur le corps humain, à arrêter de lui faire la guerre, à prendre de la distance avec les normes misogynes. Car, au risque d’écrire quelque chose de très banal, je voudrais rappeler que nous sommes finalement la première personne avec qui nous allons vivre pour toute la vie. Notre corps est légitime, aimons-le tel qu’il est !

    Et vous, quel est votre rapport avec votre corps ?

    Lisez aussi

    Essais

    Beauté fatale Mona Chollet

    Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert

    Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Éliane Viennot

    Tirons la langue Davy Borde

    Le Deuxième Sexe 1 Simone de Beauvoir

    Le Ventre des femmes Françoise Vergès

    Ceci est mon sang Elise Thiébaut

    Masculin/Féminin 1 Françoise Héritier

    Libérées Titiou Lecoq

    Non c'est non Irène Zeilinger

    Rage against the machisme Mathilde Larrère

    Nous sommes tous des féministes Chimamanda Ngozi Adichie

    Manifeste d'une femme trans Julia Serano

    Moi les hommes, je les déteste Pauline Harmange

    Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)

    Littérature et récits

    L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni 

    Le Chœur des femmes Martin Winckler

    Vivre ma vie Emma Goldman

    La Commune Louise Michel

    Assata, une autobiographie Assata Shakur

    Une si longue lettre Mariama Bâ

    L'Œil le plus bleu Toni Morrison

    Le Cantique de Meméia Heloneida Studart

    Instinct primaire Pia Petersen

    Histoire d'Awu Justine Mintsa

    Une femme à Berlin Anonyme 

    Bandes dessinées

    Camel Joe Claire Duplan

    L’Histoire d’une huître Cualli Carnago

     

    Corps à cœur Cœur à corps

    Léa Castor

    éditions lapin

    collection Causes en corps

    2019

    224 pages

    20 euros

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