-
Trois hommes, deux chiens et une langouste
Iain Levison
Éditions Liana Levi
2009
Des héros ordinaires
Mitch, vendeur de produits automobiles à Accu-mart, le seul supermarché de Walston, une commune de Pennsylvanie ; Kevin, anciennement sorti de prison pour avoir fait pousser du cannabis, tout juste devenu promeneur de chiens de bourgeois, et accessoirement mari et père de famille ; et enfin Doug, cuisinier d’un restaurant actuellement fermé pour licenciement collectif, qui rêve de devenir tantôt pilote d’hélicoptère, tantôt écrivain pour enfants, sont les trois compères de ce roman.
Les points communs entre ces trois individus ? La consommation intensive de cannabis, une situation économique minable et une aptitude infaillible à faire les mauvais choix. Pour preuve, ils n’auraient pas dû tenter de voler une Ferrari, ni essayer de revendre des médicaments illicites, et encore moins vouloir s’attaquer à un convoyeur de fonds !
Au fil des embrouilles, Iain Levison nous emporte dans les confins de la ville de Walston, morte après l’arrêt des usines super-polluantes des années 1970, où ces trois personnages essaient de survivre au milieu des problèmes financiers. Ils n’auront de cesse de contourner les lois et d’échapper à cette sinistre ville, avec toujours beaucoup d’humour, offrant une vision sordide de la société capitaliste dans laquelle nous vivons.
Iain Levison nous emmène où bon lui semble, déambulant entre les hommes ordinaires qui font le peuple, ni plus ni moins intelligents que la moyenne, bercés des discours officiels sur les bienfaits de l’argent et sur les stéréotypes du bonheur de posséder une belle maison et une grosse voiture. Bob Sutherland, chef de rayon à la société Accu-mart veillant au bon fonctionnement de son service et très consciencieux du travail de ses sous-fifres, n’est-il pas un employé modèle ? Les réunions du dimanche entre parents exemplaires ne sont-elles pas charmantes pour rencontrer des gens tout à fait passionnants ? Posséder une grande maison avec jardin n’est-il pas le désir de toute personne aspirant au bonheur ?
La société des profits
Mitch, Kevin et Doug dressent au-dessus de leurs têtes l’étendard des laissés-pour-compte d’une société qui n’a que faire du bonheur de l’individu ; ils s’évertuent — en vain — à entrer dans une communauté qui n’a pas prévu de place autour du foyer où l’argent est tisonné par les plus riches. Croyant pouvoir tendre leurs mains et se réchauffer auprès du bonheur qui leur est vendu, les trois jeunes hommes enchaînent les mauvais coups en quête de la fortune et, par là-même, courent à leur perte, mais sans jamais se départir d’humour et de surprises.
Le courage désespéré et le je-m’en-foutisme, teinté de cynisme, de ces marginaux, dépeignent dramatiquement la vision d’Iain Levison sur la société, mais sans jamais épargner la cocasserie et la drôlerie de ces situations.
La « liberté » des hommes politiques
« Mais les informations gâchèrent sa belle humeur. Elles présentaient les discours de campagne de divers candidats et Mitch s’amusa à compter le nombre de fois où il entendait prononcer le mot “liberté”. Quel que soit celui pour qui ils roulaient. C’était une sorte de mot magique qui exaltait instantanément n’importe quelle foule de braves crédules.
La liberté, se répète Mitch. Qui donc essaierait de nous réduire en esclavage ? Nous sommes une forteresse militaire à des milliers de kilomètres de quiconque. La plupart des pays du monde se tiennent tranquilles et espèrent que nous ne les remarquions pas, en priant le ciel que les États-Unis ne découvrent jamais sur leur sol un minerai nécessaire au bien-être de l’Américain. Liberté, mon cul. Les seules menaces réelles pour la liberté sont les types qui font ces discours1. »
Mon avis
Une fois de plus, les éditions Liana Levi soulignent leur positionnement idéologique à travers le choix des publications. La maison privilégie des textes de qualité, toujours pertinents et bien écrits, originaux et issus de cultures variées, défendus auprès des libraires et du public avec une forte conviction.
Du même écrivain
Lisez aussi
Un job pour tous Christophe Deltombe
En crachant du haut des buildings Dan Fante
Retour aux mots sauvages Thierry Beinstingel
La Tête hors de l'eau Dan Fante
Macadam Butterfly Tara Lennart
Éloge de la démotivation Guillaume Paoli
Dandy Richard Krawiec
Je vous écris de l'usine Jean-Pierre Levaray
La Conjuration des imbéciles John Kennedy Toole
1. Page 209.
Trois hommes, deux chiens et une langouste
The Dogwalkers (titre original)
Iain Levison
Traduit de l’américain par Fanchita Gonzales Batlle
Éditions Liana Levi
2009
272 pages
18 €
Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !
4 commentaires -
Les Cerfs-volants
Romain Gary
Éditions Gallimard
1980
La Résistance
Ludo, amoureux fou de Lila, la petite polonaise, et doté d’une mémoire exceptionnelle, est adolescent quand la Seconde Guerre mondiale est déclarée. Son oncle, le célèbre Ambroise Fleury, « pacifiste et objecteur de conscience » fabrique des cerfs-volants réputés dans toute la Normandie quand il n’est pas postier.
À l’heure des premiers troubles, chacun à sa manière, au village de Cléry, défend son idée de la France. Alors qu’Ambroise dissimule des messages secrets dans ses cerfs-volants ou fait voler des étoiles jaunes dans le ciel occupé, les voisins cachent des armes ou hébergent les alliés parachutés. Marcellin Duprat, le restaurateur du Clos Joli, incarne la grande cuisine française auprès de la Gestapo réunie dans son établissement. Jusqu’au débarquement, fou d’idéalisme et de patriotisme, il ne quittera pas les fourneaux. Julie Espinoza, maquerelle juive au flair historique, a organisé la résistance en s’invitant dans l’élite allemande, au plus près de l’ennemi…
« Savoir raison garder et garder sa raison de vivre1 »
Loin de celle qu’il aime, Ludo suit les traces de son oncle. Il se fait passer pour fou pour endormir la vigilance des nazis et entrer dans la résistance. Armé de sa mémoire, de sa folie et de son espoir, il communiquera des renseignements de la Gestapo à Londres et à De Gaulle jusqu’en 1944.
Dans l’une des périodes les plus sombres de notre histoire, tandis que la haine, les soupçons, les complots et les meurtres balisent le pays, Ludo et Ambroise colorent le ciel de leurs cerfs-volants pleins d’espoirs et de convictions pures. Ils incarnent le rêve, que Romain Gary sait rendre réel. La beauté et la force du sentiment sont palpables, les personnages sont attachants et véraces, brossés et peints avec profondeur et tendresse. Dans chacune de ses œuvres, l’écrivain sait donner une vie extrêmement ressemblante, au point que l’on s’interroge plus d’une fois sur la nature même du roman : est-ce un témoignage romancé ? Les personnages ont-ils existé ? Rien de tout cela : Romain Gary a simplement le génie de donner à voir, en s’appuyant sur les événements que l’histoire lui a fournis.
L’acte insensé, et terriblement humain, de résister, est une folie que l’on voudrait avoir connu et embrassé, nous lecteurs qui sommes nés d’un autre temps. Pourtant, même si l’espoir vole haut, Romain Gary n’est jamais manichéen. L’Allemand n’est pas forcément nazi, le nazi n’est pas forcément allemand. Et les résistants des derniers jours peuvent être les plus injustes… « Ce qu’il y a d’affreux dans le nazisme, dit-on, c’est son côté inhumain. Oui. Mais il faut bien se rendre à l’évidence : ce côté inhumain fait partie de l’humain. Tant qu’on ne reconnaîtra pas que l’inhumanité est chose humaine, on restera dans le mensonge pieux2. »
Mon avis
Les Cerfs-volants est remarquable pour sa poésie, ses dialogues savoureux et ses remarques pleines de justesse sur l’histoire de notre pays. Les plaisirs d’écrire, de créer les personnages et l’univers se découvrent au fil des pages. Romain Gary manie le sens des mots avec une grande finesse qui se délecte. Paradoxalement, le dernier roman de Romain Gary avant son suicide est le plus idéaliste et le plus lumineux. Il porte haut le courage, l’engagement et l’idéalisme d’une époque révolue ; et jusqu’à la dernière page, aucune déception n’est possible.
Du même écrivain
Les Cerfs-volants
Romain Gary
Éditions Gallimard
Format poche
Folio n°1467
1983
384 pages
7,80 €
Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !
15 commentaires