• Le Maitre des ames Némirovsky Bibliolingus

     

    Le Maître des âmes

    Irène Némirovsky

    Revue Gringroire

    1939
    (en livre chez Denoël en 2005)

     

     

    Dans ce conte cruel, Némirovsky, l’une de mes autrices préférées, raconte l’ascension sociale de Dario Asfar, un médecin originaire du Moyen Orient assoiffé de réussite, à n’importe quel prix. Avec des phrases courtes, dures et rageuses, elle dépeint la haute bourgeoisie de Nice des années 1920 et convoque une nouvelle fois les thèmes du pouvoir, de l’argent et de la cupidité. Un roman puissant, poignant et cynique que j’ai dévoré.

    « Qui aurait confiance en lui, Dario Asfar, avec sa figure et son accent de métèque1 ? »

    En 1920, Dario Asfar, originaire du Moyen Orient, est médecin à Nice. Malgré son diplôme obtenu à Paris, il ne parvient pas à se faire une clientèle. Les Français racistes ne lui font pas confiance, et la coutume à l’époque est de payer le médecin de famille seulement deux fois l’an.

    Il y a pourtant urgence à travailler et à être payé, car Dario doit nourrir sa femme et son nouveau-né, et il doit rembourser une dette de 4000 francs avant le lendemain ! Dario vit dans une cruelle humiliation, car ce fils de vendeur ambulant a honte de ses origines levantines, de son accent et de sa couleur de peau.

    La situation semble s’améliorer lorsqu’il se voit confier un avortement (alors illégal) dans une famille riche. C’est alors qu’il se met au service de la grande bourgeoisie niçoise, qui désire « vivre longtemps mais (sans) sacrifier un atome de plaisir2 ».

    Dario est prêt à tout pour s’arracher à sa condition d’étranger et pour donner à son fils une vie meilleure.

    « − Mais pourquoi me parles-tu de ceci ? Je hais mon passé ! Je le hais !

    − Parce qu’il est toi et que tu es lui, pauvre Dario. Tu ne peux pas changer ta chair, tu ne peux pas changer ton sang, ni ton désir de richesse, ni ton désir de vengeance, lorsqu’on t’a offensé3. »

    Rencontre avec le livre

    Grande Irène Némirovsky ! Il n’y a pas une page sur laquelle je n’ai pas souligné une phrase ! Tout y est excellent, cruel, cynique : cette autrice m’éblouit à chaque roman.

    Une fois encore, on assiste à l’ascension sociale, mais aussi à la compromission systématique des idéaux de la jeunesse, sujets qui semblent torturer Némirovsky. La relation entre Dario et ses parents miséreux, dont il a profondément honte, et celle avec son fils qui a lui aussi honte d'une réussite acquise par les compromissions, est passionnante. Avoir honte de ses parents qui n’ont pas su faire fortune ; avoir honte de ses parents qui ont transgressé des valeurs fondamentales pour pouvoir faire fortune... J’ai aimé l’amour indéfectible entre Dario et son épouse, Clara, leur complicité envers et contre tout.

    Le personnage de Clara vaut le détour ; elle fait preuve de loyauté et d’abnégation envers son mari pour qu’il réussisse, car elle sait combien il a besoin de cette revanche sur la vie. Clara montre aussi combien l’émancipation de la femme est encore loin à cette époque, et elle est l’un des rares personnages féminins dans ce roman qui n’est pas vénal ou ignorant (!).

    J’aime la manière dont Némirovsky brosse les portraits, parlant beaucoup des yeux, du visage marqué par le temps et les épreuves. Les personnages de Némirovsky ont cette rage en eux, la détresse, l’urgence, l’ambition, la soif maladive de reconnaissance. Les thématiques du pouvoir, de la cupidité, de la convoitise, de l’amour-propre, l’ivresse de l’argent, vibrent en moi. Non pas que j’en sois victime, mais je comprends si bien que celles et ceux qui n’ont rien veulent absolument tout ; je comprends les angoisses, les désirs, et la raison pour laquelle ils et elles en sont arrivé-es là. Je comprends que Dario ait un besoin irrépressible de toujours posséder ce que l’autre a, en pensant sincèrement que cela aidera à avoir une position, une paix intérieure... qui ne vient pas.

    Némirovsky aime décrire l’entre-soi de la bourgeoisie mondaine, elle prend plaisir à pointer les travers des riches, leur vanité, leur complaisance, leur médiocrité. Elle montre aussi le racisme qui règne en Europe (« Mais vous habitez la France depuis si longtemps !... Mais vous êtes presque des nôtres!... ») dont elle a peut-être été elle-même victime.

    Chez Némirovsky, cette urgence et cette angoisse se traduisent dans les personnages aux âmes torturées, mais dans l’écriture aussi, faite de phrases courtes, dures, rageuses, qui vont droit au but (j’adore ça). Némirovsky, l’une de mes autrices préférées, a laissé beaucoup d’œuvres compte-tenu du peu de temps qui lui a été donné de vivre. Je ne peux que vous recommander de foncer !

    « Mais même si je savais n’avoir que six mois à vivre, pendant ces six mois, du moins, je voudrais avoir de l’argent, même au prix d’un crime. Pardonne-moi, Clara. Je te parle comme à Dieu. Je crains la pauvreté par-dessus tout. Ce n’est pas seulement parce que je la connais, mais parce que des générations de malheureux avant moi l’ont connue. Il y a en moi toute une lignée d’affamés ; ils ne sont pas encore, ils ne seront jamais rassasiés ! Jamais je n’aurai assez chaud ! Jamais je ne me sentirai assez en sécurité, assez respecté, assez aimé, Clara ! Rien n’est plus terrible que de n’avoir pas d’argent ! Rien n’est plus odieux, plus honteux, plus irréparable que la pauvreté5 ! »

    De la même autrice

    La Proie

    Le Bal

    Lisez aussi

    Les Coups Jean Meckert

    Un bourgeois tout petit petit Vincenzo Cerami

    Dandy Richard Krawiec

    La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie Selim Derkaoui et Nicolas Framont

     

     

    1. Page 49. -2. Page 86. -3. Page 122. -4. Page 134. -5. Page 218.

    Le Maître des âmes
    (titre original : Les Échelles du Levant)
    Irène Némirovsky
    Préface d’Olivier Philipponnat et de Patrick Lienhardt
    Éditions Gallimard
    Collection Folio, n°4477
    2006
    288 pages
    8,20 euros

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  • Salon du livre Paris 2016

    Monsieur Han Bibliolingus

     

     

     

    Monsieur Han
    Hwang Sok-Yong
    Éditions Zulma
    2002

    En un mot

    Le discret monsieur Han vient de décéder, alors qu'il porte en lui l'histoire tragique de la Corée. Un roman coréen incontournable !

    « Je suis venu au Sud pour sauver ma peau,
    un point c'est tout1. »

    Monsieur Han, un vieil homme discret et miséreux, décède dans son petit appartement. Ses voisins, plutôt envieux de la place qui se libère, retrouvent tout de même les coordonnées de sa famille. Trois personnes viennent assister à la veillée funèbre. On découvre alors la vie incroyable de ce monsieur Han qui incarne à lui seul l'histoire dramatique de la Corée.

    Pour finir

    Si vous ne deviez lire qu'un-e auteur-e coréen-ne, lisez Hwang Sok-Yong ! Monsieur Han, un récit qui fait à peine plus de 100 pages, est un bijou de la littérature de par la profondeur, l'intensité des sentiments et des thèmes que l'auteur parvient à nous transmettre, le tout dans un style concis.

    On aime d'emblée Han qui, pendant la guerre (1950-1953), a quitté la Corée du Nord, sa femme, ses enfants et son métier qui le passionnait, pour se réfugier en Corée du Sud. Or, Han a vécu l'injustice à Séoul où il a été accusé, comme tant d'autres pendant la guerre froide, d'être un espion nord-coréen.

    À elle seule, l'histoire véridique de monsieur Han résume le déchirement coréen, et le drame de millions de Coréens séparés le long du 38e parallèle. En fait, je n'avais pas mesuré l'horreur humaine de ce drame qui dure depuis des décennies.

    On aime d'autant plus Han qu'on devine qu'il a vraiment existé (je lis toujours les préfaces à la fin) : il n'est autre que l'oncle de l'auteur. Et le récit de Hwang Sok-Yong est tout autant un livre contre l'oubli qu'un hommage rendu à sa mère qui s'est battue pour sauver son frère. Difficile de trop en dire, alors foncez !

    « Vers cette époque, la guerre s'était arrêtée. Pas tout à fait à vrai dire : il en était plutôt comme de la rivière quand elle gèle en surface tout d'un coup. Les querelles politiques, mais aussi les espoirs que chacun nourrissait, étaient pris dans la glace, condamnés à hiberner en attendant la saison nouvelle. L'oubli venait y ajouter une couche chaque jour plus épaisse2... »

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    1. Page 110. -2. Page 121.

    Monsieur Han
    Hwang Sok-Yong
    Traduit du coréen et préfacé par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet
    Éditions 10/18 2004
    128 pages

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