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Par Lybertaire le 10 Avril 2023 à 13:22
Handi-Gang
Cara Zina
Libertalia
2017
Handi-Gang est un roman militant sur les « éternels oubliés1 », mais il dépasse la question du handicap pour nous interroger sur le militantisme en général, tout cela avec une intrigue qui tient la route et une dose d’humour et de légèreté. Merci à Ada de m’avoir encouragée à le lire (il était dans ma PàL depuis quelques années), et merci aux éditions indépendantes Libertalia (partenaires de mon asso Alterlibris) de l’avoir édité !« En étant un gang, on peut faire peur, on peut passer du côté de la force, refuser d’être des victimes. Assumons-le2. »
Sam est le seul lycéen en fauteuil roulant de son établissement lyonnais. Même si tout le monde se félicite qu’il soit bien « intégré », son quotidien est loin d’être facile. Entre les gens valides qui monopolisent l’ascenseur et les remarques souvent bien intentionnées mais maladroites, Sam bout intérieurement. Les difficultés ne s’arrêtent pas au seuil du lycée : très peu d’établissements privés ou publics, de logements, de transports en commun et de lieux publics sont adaptés à son handicap.
Au café associatif inclusif, anarchiste et végane qu’il fréquente, Sam retrouve sa bande d’ami·es dont plusieurs sont en situation de handicap : Rodrigue et Vincent sont aussi handicapés moteur, Paul est aveugle, Joanes est sourd, Emma est autiste.
Toustes ensemble, iels décident de former le Handi-Gang, dans le but de devenir enfin visibles dans une société qui ne s’adapte pas aux personnes différentes. Au fil des réunions hebdomadaires dans le café associatif, le groupe fomente de petites actions directes et de sabotage pour rendre la cantine du lycée accessible aux PMR (personnes à mobilité réduite), imposer les sous-titrages dans un théâtre du quartier, permettre aux aveugles de s’orienter dans la rue grâce au braille…
La lutte commence à prendre. Le groupe s’agrandit, des gens de la France entière s’emparent de cette lutte et mènent leurs propres actions. C’est l’euphorie : tout devient possible !
Mais, à 4 mois du baccalauréat, celui qui est devenu une sorte de leader malgré lui se sent dépassé par les événements. Jusqu’à quel point le Handi-Gang est-il prêt à aller pour imposer sa vision de l’égalité aux yeux des valides ? Doit-il militer dans l’illégalité pour parvenir à ses fins ? Par quels moyens peut-il obtenir l’attention et l’adhésion des personnes valides ? Comment construire un groupe militant inclusif et démocratique, respectueux de chaque membre qui le compose ?
Mon avis
C’est sur les conseils avisés d’Ada de La Tournée de livres que j’ai fait remonter ce roman en haut ma PàL !
Au cours des premières pages, j’ai eu peur de tomber sur une sorte d’essai déguisé en roman. Je n’aime pas trop quand les auteurices utilisent leurs personnages à seule fin de développer à l’excès tous leurs arguments, ou encore quand iels ne mettent en scène que des personnages hyper conscientisés, qui cochent toutes les cases de la représentativité, dans un genre de catalogue militant. Heureusement, ce n’est pas le cas pour Handi-Gang : je me suis laissée prendre par le parcours des personnages, leurs évolutions, leur motivation, ainsi que par l’euphorie lorsqu’une action médiatisée et relayée ouvre la possibilité d’une révolution à plus grande échelle.
Handi-Gang provoque un petit sursaut bienfaiteur pour comprendre les personnes en situation de handicap. Même si le temps d’un roman ne suffit pas à prendre toute la mesure du problème, et que chaque handicap est spécifique, j’entrevois les difficultés de leur quotidien. D’une manière générale, le système capitaliste n’est pas fait pour les personnes qui n’entrent pas dans le moule. Le système demande à chacun et chacune de se conformer à lui, alors que toute personne devrait être acceptée comme elle est, et pouvoir vivre d’une manière digne, saine et épanouissante.
La question du handicap est plus large : les personnes qui ont toujours été valides (et dont je fais partie) voient le handicap comme une condamnation, comme quelque chose en moins. Mais celle qui est née aveugle vit-elle l’absence de la vue comme un manque, ou comme une modalité de vie différente des autres ? Enfin, Handi-Gang rappelle que nous pouvons tous et toutes devenir handicapé·es au cours de la vie ; et qu’à ce titre, nous sommes absolument tous et toutes concerné·es.
Mais Handi-Gang nous interroge aussi sur le militantisme au sens large. Tout un tas de considérations interviennent : quel mode de fonctionnement adopter pour se concerter au sein d’un groupe d’action ? Comment définir ses objectifs, ses stratégies et ses moyens d’action ? Quelles mesures de sécurité faut-il prendre ? Comment évaluer l’efficacité de ses actions et à quel moment faut-il les remettre en question ? Comment communiquer avec les médias et les institutions ? Jusqu’où décide-t-on aller pour changer le système ? Je suis assez familière de ces questionnements grâce à mon travail avec les éditions libre (je ne peux que vous recommander Full Spectrum Resistance), l’ensemble des mes lectures de témoignages (Vivre ma vie, Assata, une autobiographie, Mon histoire), et d’essais (La Rébellion zapatiste, Comment la non-violence protège l’Etat, Théorie du tube de dentifrice, L’impératif de désobéissance pour n’en citer que quelques-uns…), mais je trouve que c’est intéressant de les aborder dans un roman.
Pour toutes ces raisons, c’est un roman que j’ai envie d’offrir autour de moi à l’occasion !
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Récits
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Cosma Salé Chroniques de la zone libre
Sante Notarnicola La révolte à perpétuité
Louise Michel La Commune
Littérature
Yannick Haenel Les Renards pâles
Lídia Jorge Les Mémorables
Elsa Osorio La Capitana
Nathalie Peyrebonne Rêve général
Chroniques des moyens d'action et de la révolution
1. Page 81. -2. Page 123.
Handi-Gang
Cara Zina
Libertalia
2017
288 pages
10 euros
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Par Lybertaire le 30 Mars 2023 à 17:17
Le Cœur cousu
Carole Martinez
Éditions Gallimard
Prix Renaudot des lycéen·nes
2007
« On murmure que sa mère était sorcière et que toute sa lignée est maudite1. »
Soledad, la narratrice et dernière sœur des Carasco, renonce à prendre un mari. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir des prétendants. Toutes les femmes du village pensent même que son succès auprès des jeunes hommes vient du fait que les Carasco sont une longue lignée de sorcières.
En une nuit, Soledad devient vieille et sèche. Alors, elle se décide à poser sur le papier l’histoire à la fois fabuleuse et terrible de sa mère Frasquita et de sa famille, d’une rive à l’autre, peuplées de magie, de mystères, de superstitions, mais aussi de douleur et de mort.
Mon avis
Le Cœur cousu offre un savoureux mélange des genres. J’y ai d’abord trouvé du réalisme magique : les Carasco vivent dans un petit village où les dons des sorcières côtoient les traditions de la religion chrétienne. Des choses inexpliquées, inexplicables, tant dramatiques que farfelues, se mêlent aux réalités quotidiennes, sous le regard réprobateur des autres villageois·es.
Mais il y a dans ce roman de nombreux éléments relevant du conte : la contrée où évoluent les Carasco qui n’est pas nommée (du moins au début), et l’histoire s’articule autour d’un élément déclencheur, d’une grande épopée et de nombreuses péripéties. Du conte, on retrouve aussi les rituels, les initiations et les trésors transmis de génération en génération, les malédictions et la cruauté, des symboliques et des sens cachés. Chaque personnage possède son propre mobile et se caractérise par un don ou une particularité. Frasquita qui recoue les âmes et les corps, Anita la conteuse, Angela la femme-oiseau, Clara l’enfant solaire, Martirio qui dialogue avec la mort, Pedro le dessinateur prodige, l’homme-coq aux prises avec l’homme à l’oliveraie, le savant qui devient un ogre la nuit venue…
Mais, à rebours du conte traditionnel, les femmes Carasco se débattent continuellement avec la soumission que leur impose la société patriarcale. Carole Martinez excelle dans le portrait de ces femmes, reléguées à leur genre, exclues du monde des hommes, autrement dit du monde tout court ; en particulier Frasquita qui traverse courageusement les grandes étapes de sa vie d’épouse et de mère, faite d’interdits et d’obligations. Etonnamment, j’ai senti une influence zolienne dans Le Cœur cousu, avec deux scènes en particulier qui m’ont fait penser à l’histoire de Gervaise dans L’Assommoir : d’abord lorsque Soledad se rend au lavoir où toutes les femmes du village cancanent à propos des hommes, puis lorsque Frasquita doit subvenir aux besoins de sa famille à cause des dérives de son mari.
Également à rebours du conte, la contrée où évoluent les Carasco finit par se dévoiler par petites touches. En fait, on comprend au fur et à mesure que leur récit s’inscrit dans l’histoire collective, pétrie de la lutte des classes et de la guerre dans laquelle les exploité·es cherchent à faire la révolution pour déposséder les riches… Et, plus tard, la famille Carasco poursuit son périple de l’autre côté de la mer, dont on ne prononce même pas le nom.
J’ai beaucoup aimé me plonger dans Le Cœur cousu ; j’ai aimé l’écriture charnelle, enchanteresse, incantatrice, évocatrice, colorée ; j’ai aimé la diversité des genres et des péripéties, ainsi que la liberté que prend Carole Martinez. Mais je n’en dirai pas plus pour ne pas gâcher votre plaisir !
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Titiou Lecoq Libérées
Valérie Rey-Robert Une culture du viol à la française
1. Page 428.
Le Cœur cousu
Carole Martinez
Editions Gallimard
Collection Folio, format poche
2009
448 pages
9,90 euros
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Par Lybertaire le 20 Février 2023 à 20:41
L’amour de nous-mêmes
Erika Nomeni
Hors d’atteinte
2023
Merci aux éditions Hors d’atteinte de m’avoir offert ce livre !
Ce roman épistolaire et autobiographique, publié par les éditions indépendantes Hors d’atteinte, met en scène Aloé, une jeune femme noire, grosse, lesbienne et précaire. Au fil des mails, elle raconte son parcours intime et ses difficultés au sein d’une société blanche, raciste et hétéronormée. Comment être aimée, respectée, heureuse et s’aimer soi-même lorsqu’on est en bas de l’échelle sociale, et particulièrement sur le « marché de l’amour » ? Une voix contemporaine à écouter pour comprendre l’intersectionnalité des oppressions.
« C’est dur de trouver du boulot quand tu es noire, en surpoids et que tu viens du 931. »
Aloé est une jeune femme noire (dark skin), grosse, lesbienne butch, prolo et toxico qui correspond avec son amie Sujja. Au fil des mails envoyés, elle lui raconte sa vie, son enfance au Cameroun, son arrivée en région parisienne, la précarité, les violences et les micro-agressions quotidiennes, ses troubles alimentaires, ses relations amoureuses et amicales pour le moins complexes ; et le contexte du covid, des confinements et des couvre-feux qui n’arrange rien. Elle raconte à sa correspondante la difficulté de vivre dans un monde blanc où les Blanc·hes ne mesurent pas le privilège de la blanchité, la charge raciale et la solitude que cela induit, ainsi que le fait d’être « minoritaire de la minorité2 », même dans les milieux militants queer où elle évolue.
« J’ai compris quelle place j’occupais dans la société et, par la même occasion, quelle place j’occupais sur le marché de l’amour3. »
Inévitablement, Aloé a une conscience aiguë de la puissance écrasante de la structure sociale raciste, sexiste et classiste sur sa vie, de ses impacts sur ses choix et les opportunités qui lui sont proposées. Les prises de conscience se sont enchaînées : non, l’obtention des papiers français ne suffit pas pour être considérée comme une personne digne ; une pinte de bière équivaut à une heure de travail au Smic, et elle galérera à gagner davantage ; le foyer dans lequel elle a vécu était si vétuste qu’il menaçait de s’effondrer à tout moment, mais ce foyer, aussi minable soit-il, a permis de sortir pendant un temps de la précarité ; et, surtout, il lui faudra en faire 4 fois plus pour « réussir » en tant que femme noire située en bas de l’échelle sociale.
« Être une femme foncée de peau, c’est savoir que tu es le dernier choix du dernier choix. Je n’ai que peu d’emprise sur ce qui m’arrive. Je ne peux contrôler ni mon environnement, ni celui des autres4. »
Sur le « marché de l’amour », les histoires foireuses s’accumulent. Le fait d’être en couple avec une femme blanche de classe moyenne est indissociable de la structure raciste et hétéronormée de la société. Car, même dans les milieux militants queer, Aloé fait face au fétichisme, au colorisme, mais aussi à la lesbophobie des femmes hétéro « qui ont envie d’essayer » avec une autre femme. Et, pour une personne noire entourée de blanches, il est difficile de rencontrer d’autres femmes noires.
Pour Aloé, le blacklove, ce n’est pas seulement s’entourer de personnes noires (ce qui est à la fois salvateur dans l’adversité et nécessaire dans nos luttes), c’est aussi s’aimer soi-même. Au fil du temps, au fil des agressions et des traumatismes, l’amour d’elle-même a été ébranlé. Je rejoins totalement Aloé sur le fait que « la plus longue et grande relation qu’on a, c’est avec soi5 », et qu’il est important de la cultiver.
Lorsqu’on vit dans la dépendance affective, dans un profond manque émotionnel, lorsqu’on est prête à tout accepter pour se faire aimer, lorsqu’on s’attache à la première personne qui nous manifeste un peu d’intérêt, lorsqu’on est conditionnée depuis toujours à s’adapter à toutes les situations (même les plus humiliantes) pour survivre, c’est très dur de s’écouter, de poser ses limites, de refuser certaines opportunités, de choisir ses partenaires, de décider du cours d’une relation amoureuse, de s’entourer de personnes qui nous aiment réellement pour ce qu’on est, pour notre individualité, au-delà des stéréotypes que la société pose sur nous.
« Sur ce marché de l’amour, je crois que je me suis vendue trop bon marché, par manque d’estime et de confiance en moi, et aussi à cause de ce que les autres me renvoyaient en permanence. Mais je veux sortir de leur regard, me percevoir à travers mes propres yeux. Me voir telle que je suis vraiment6. »
Aloé parle beaucoup d’elle dans ses mails. Mais, au fait, qui est Sujja, sa correspondante ?
Mon avis : le récit « own voice » d’une femme noire, grosse, lesbienne et précaire
Je suis ravie que les éditions indépendantes Hors d’atteinte m’aient envoyé ce récit autobiographique, car il s’inscrit dans la continuité de ma récente lecture d’Amours silenciées de Christelle Murhula (chronique à venir) paru aux éditions Daronnes.
La fin du livre est pour le moins surprenante, mais je ne sais pas bien quoi en penser. Cette fin, qui concerne la mystérieuse correspondante Sujja, touche à la structure même du roman épistolaire, mais ça n’enlève strictement rien à tout ce que j’ai ressenti au cours de ma lecture.
J’ai beaucoup aimé rencontrer Aloé, lire son récit sensible, honnête ; sa vulnérabilité et les multiples traumatismes, les siens et ceux des générations passées ; son combat pour être respectée, aimée, heureuse ; son besoin de faire communauté face à l’adversité ; sa méfiance justifiée envers les personnes blanches, même dans les milieux militants qui ne sont pas toujours sûrs. Avec L’amour de nous-mêmes, on comprend mieux l’intersectionnalité des oppressions.
Car, en tant que femme blanche, je cherche à comprendre comment la structure raciste se manifeste. Je lis régulièrement des essais à ce sujet, mais la littérature a une approche plus intime : elle permet, l’espace de quelques heures, de comprendre ce que je ne vis pas dans ma chair.
Une voix contemporaine à écouter avec attention.
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Décolonial Stéphane Dufoix
1. Page 16. -2. Page 21. -3. Page 122. -4. Page 22. -5. Page 23. -6. Page 132.
L’amour de nous-mêmes
Erika Nomeni
Hors d’atteinte
2023
174 pages
19 euros
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