• Les Nouveaux Intellos précaires ≡ Anne et Marine Rambach

    Les Nouveaux Intellos précaires Rambach Bibliolingus

    Les Nouveaux Intellos précaires

    Anne et Marine Rambach

    Stock

    2009

     

    « “Dans nos bras, Christine !” C’est littéralement un cri d’amour qui s’élève de nos bouches en ce mois de février 2008 quand Le Point révèle que Christine Ockrent est rémunérée 120 000 euros par an pour sa pige à France 24. Enfin ! Enfin, une pigiste obtient la juste rétribution de son travail ! Enfin, une pigiste a su taper du poing sur la table et dire à son patron : “Non, je refuse de vivre dans la misère et le mépris ! Je suis compétente, je suis créative, je suis un bénéfice et non un coût pour votre entreprise ! Je ne travaillerai pas en dessous du tarif syndical. Et même, je veux un peu plus1.”»

    « Il y a bien longtemps que la précarité n’est plus marginale2 » 

    Anne et Marine Rambach, huit ans après Les Intellos précaires Rambach, refont un état des lieux grâce à une nouvelle série d’entretiens qualitatifs. La première partie des Nouveaux Intellos précaires est une redite du premier volume, puisque les intellos précaires existent toujours – et semblent même de plus en plus nombreux, même si le chiffre est difficile à évaluer.

    En revanche, la seconde partie propose une démarche intéressante : chaque secteur – journalisme, édition, recherche, enseignement, audiovisuel – fait l’objet d’un chapitre détaillé sur les évolutions professionnelles et législatives, comme la loi Aubry sur les 35 heures et son impact sur le travail précaire. Les changements propres à chaque secteur ont entraîné une accentuation de la précarité, mais en sens inverse, la précarité entraîne une baisse progressive de la qualité du travail qui a des conséquences de plus en plus visibles.

    « La précarisation est l’un des moyens de contrôler les idées en circulation. Des intellectuels éjectables et, pour une part, préoccupés d’abord de leur simple subsistance n’offrent absolument pas le même potentiel de résistance3. »

    Parmi les secteurs concernés, on peut évoquer tout particulièrement la précarité dans la presse et chez les éditeurs, mais d’autres précarités, moins connues, existent : les enseignants vacataires, les doctorants et les post-doc dans la recherche, les scénaristes de la télévision.

    « Le travail ne manque pas. Seulement les CDI4. » 

    « Que ce soit pour des motifs de politique interne (museler les revendications de la profession), ou de politique externe (limiter l’impact critique des journalistes sur la vie politique et sociale), les journalistes subissent peu à peu une mise au pas. Que la bonne gestion (rééquilibrer les comptes, rentabiliser les structures) rejoigne l’affaiblissement de la corporation est sans doute un simple (et heureux) hasard5. »

    Le succès de la presse gratuite et l'exigence toujours plus grande de rentabilité ont entraîné une plus forte précarisation des journalistes. Le journalisme de terrain est de plus en plus rare : les pigistes et les salariés pressurisés ne quittent plus leur siège. Ils doivent rendre leur travail vite (car l’information est intrinsèquement liée au temps), avec un budget inexistant et une équipe en sous-effectif. Dès lors, il n’est plus possible de se déplacer pour enquêter soi-même, rencontrer les interlocuteurs, vérifier les sources. On se contentera d’un bureau, d’une chaise, d’un ordinateur avec une connexion internet et d’une ligne téléphonique... Derrière cette génération de journalistes sédentaires, les grands patrons, Bouygues (TF1), Lagardère (Paris Match, Europe 1), Bolloré (Direct 8), ont mangé dans la main de Sarkozy qui a durablement régulé la dérégulation.

    « Ah, l’intello précaire ! Quel rêve... C’est l’intello à prix discount. Un bac + 5 pour le prix d’un plombier polonais6. » 

    La production de livres augmente considérablement. Alors qu’en 2000 on comptait 52 000 nouveautés (nouvelles éditions et rééditions confondues), on en compte 79 000 en 2010 (dont 40 000 nouveautés). La concentration semble aller de pair avec la surproduction, puisque les effectifs stables ne cessent de diminuer. La concentration massive dans l’édition, qui oppose Hachette et Editis à une multitude de toutes petites structures, a drastiquement réduit la masse salariale (sans plan social, sans médiatisation, mais au compte-gouttes). Tous les intellos externalisés, les traducteurs, les maquettistes, les attachés de presse, les éditeurs délégués, travaillent avec des budgets de plus en plus réduits qui affectent la qualité des livres, dans l’indifférence générale, dans la multitude des autres livres.

    « Les bac + 5 connaissent cependant plus le chômage et la précarité que les bac + 2 (mais moins que les bac tout court)7. » 

    Quant aux doctorants, ils sont peu financés par l’État pour mener leur thèse. Si les thèses sur les sciences dites « dures » sont plus financées que celles sur les sciences humaines et sociales, les bourses ne dépassent pourtant pas trois ans : or, la grande majorité des thésards consacrent quatre à cinq ans de recherche pour faire aboutir leur projet. Les doctorants travaillent donc en parallèle, ce qui augmente le taux d’abandon de la thèse. En France, contrairement à d’autres pays, c’est un parcours du combattant pour devenir chercheur, et encore plus pour obtenir un poste stable. Cette fuite des cerveaux s’explique aussi parce que les employeurs méprisent les docteurs qui choisissent pour beaucoup de travailler à l’étranger où leurs métiers sont valorisés.

    La mise en place en 2006 de l’ANR (Agence de financement de la recherche) a modifié le rapport à la recherche : en fonctionnant par appels à projet d’une durée de trois ans (ce qui est court pour la recherche), elle a poussé les laboratoires à privilégier les CDD et impose la rentabilité sur chaque projet. Or, l’objectif du chercheur est de... chercher. Pas automatiquement de trouver. La pression exercée sur les chercheurs précaires encourage la fraude scientifique par le bidouillage des résultats.

    Mon avis

    « Ah, le précaire jetable, il est motivé ! Ultramotivé même. Il est performant, il est productif, il ne s’endort pas sur les lauriers que nul ne songe à lui décerner. Il y a du potentiel chez le précaire, un petit truc en plus, un je-ne-sais-quoi, sans doute le supplément d’âme que lui confèrent la concurrence, la faim et la terreur du lendemain8. »

    Au résultat, la situation des intellos précaires se serait dégradée. En tant que variable d’ajustement de la masse salariale, ils sont dévalorisés. D’une manière constante, la mise sur sellette des travailleurs n’apporte pas une meilleure qualité de travail mais force l’individu à développer des stratégies pour satisfaire l’employeur au détriment de la qualité du travail. La précarité pousse à tricher avec son métier. Les plus intègres changeront de métier ou l’exerceront comme des puristes ; les autres s’accommoderont de “cette nouvelle manière de travailler”.

    Si ces thèmes sont traités plus en détail dans d’autres ouvrages, ils sont agrémentés ici des témoignages de personnes qui ont vécu les bouleversements économiques et sociaux, comme le rachat des maisons d’édition d’Editis par Vivendi puis Planeta. En ce sens, malgré un aspect fastidieux pour celui qui connaît les enjeux des secteurs de la culture et de l’information, cette suite apporte une valeur ajoutée des mouvements de l’intérieur.

    Mais derrière tout ça, une idée forte émerge : si Sarkozy, alors Président, figure en première place au rang des accusés, avec ses lois qui visent le monde de la culture, du savoir et de l’information, il n’est pas le seul fautif. Certes, il n’y a pas de cohésion sociale de la part des intellos précaires parce qu’ils sont individualistes (ce qui est propre aux professions créatives mais aussi aux secteurs concurrentiels). Mais cette absence de cohésion est imputable aux employeurs qui s’attachent à négocier les salaires au cas par cas. De fait, Hachette fait pression au Syndicat national de l’édition pour que la négociation des salaires se fasse individuellement ; au résultat, les salaires de l’édition, au regard d’une grande majorité de hauts diplômés, sont assez bas. Cette façon de placer le travailleur seul face à l’entreprise, démuni et impressionné par un rapport de force inégal, est une stratégie pour pressuriser la masse salariale au maximum et empêcher la solidarité.

    Une nouvelle fois, les auteurs préconisent aux intellos précaires de discuter le prix du travail, de ne pas « casser les prix », d’exiger un contrat, de contacter les autres travailleurs précaires et les organisations professionnelles du secteur, en vue de se solidariser. Le travail d’Anne et Marine Rambach a contribué à donner un nom à cette population invisible, et c’est un grand pas social et politique, mais la cohésion semble utopique.

    Enfin, la démarche d’Anne et Marine Rambach laisse une interrogation : le livre a été publié (par choix ou par défaut) chez Hachette (Stock, Fayard). Si la pieuvre permet une diffusion de grande envergure que n’aurait pu assurer une édition indépendante critique, les auteurs ont-elles pu s’assurer que leur livre n’avait pas été édité par un intello précaire, ou encore par l’un des 800 000 stagiaires annuels en France ?

    Des mêmes autrices

    Les Intellos précaires

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    Voir aussi

    Génération précaire

    Sauvons la recherche

     

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    Les Nouveaux Intellos précaires

    Anne et Marine Rambach

    Éditions Stock

    2009

    448 pages

    22,50 €

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  • Commentaires

    1
    Mardi 18 Février 2014 à 18:24

    Tout à fait d'actualité !! Je reconnais que certains points sont véridiques pour en avoir été témoin !!

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    2
    Vendredi 21 Février 2014 à 16:25
    Alex-Mot-à-Mots

    Il est vrai que le fameux "miracle allemand" repose en très grande partie sur ces emplois précaires et sous-payés.

    3
    Vendredi 21 Février 2014 à 16:31

    Tu es bien placée pour le savoir ;)

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