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    La Force de l’ordre

    Didier Fassin

    Éditions du Seuil

    2011

     

    L’étude anthropologique menée au sein de la BAC de nuit d’une banlieue parisienne permet de saisir les mécanismes qui légitiment et encouragent les violences policières et le racisme institutionnel. Avec la « politique du chiffre », la police est instrumentalisée par l’État qui a mis en place un discours discriminatoire confondant sciemment délinquance et immigration, volontiers relayé par les médias complaisants. Accablant, instructif et nécessaire, La Force de l’ordre de Didier Fassin est un ouvrage que je vous recommande vivement. Avec pédagogie, précision et minutie, il met à mal beaucoup de préjugés. Il donne à voir ce que les personnes blanches des classes moyenne et supérieure ne peuvent pas forcément appréhender dans leur quotidien, et retranscrit la parole des populations vulnérables qui l’ont rarement.

    « Dès lors que nous sommes couverts par notre hiérarchie, pour nous il n’y a pas de problèmes1. »

    Qui sont les flics des banlieues parisiennes ?

    Dans la police des banlieues parisiennes où Didier Fassin a mené son enquête, les policiers de la BAC sont tous des hommes blancs, issus de petites villes ou de la campagne. Leur affectation en périphérie de Paris est souvent non désirée et ils ne connaissent pas la banlieue, qualifiée de « jungle » habitée par des « étrangers », des « bâtards » (c’est-à-dire les jeunes noir·e·s et arabes, l’auteur rapportant que le mot désigne bien une catégorie racialisée), des « Manouches ». Les habitant·e·s de ces quartiers, tout comme les journalistes, les maires, les associations, les médiateur·rice·s auprès des jeunes, sont des ennemi·e·s dans ces « zones de non-droit ».

    Pour rompre l’ennui du quotidien, faire justice soi-même

    Le quotidien de la police, c’est avant tout l’inaction et l’ennui ; alors à la moindre alerte, les flics, pleins d’excitation, sont surinvestis. L’étude de Didier Fassin montre le grand écart entre le métier rêvé, véhiculé par les films d’action, et les missions vécues, qui engendre la déception. Les moyens mis en œuvre apparaissent bien souvent spectaculaires, disproportionnés, inefficaces (et un peu ridicules et maladroits à mes yeux) : courses-poursuites dangereuses (sources d’accidents de la route et interdites au demeurant), sirènes hurlantes, maraudes vaines, contrôles d’identité arbitraires. Leur capacité de discernement et de discrétion semble toute relative dans bien des situations. Les policiers font des excès de vitesse inutiles, car ils savent bien que le temps de traverser la ville, la personne à appréhender aura déjà pris la fuite.

    Leurs interpellations peuvent être musclées, intimidantes, humiliantes et indifférenciées. Les blagues racistes, le harcèlement, l’utilisation injustifiée du tutoiement, semblent être quotidiens. En maîtres des lieux, les policiers montrent leur domination par le biais de contrôles d’identité à répétition auprès de jeunes qu’ils connaissent déjà. À quoi servent ces contrôles, sinon à rappeler aux jeunes que ce sont les flics qui font la loi ? Si les flics n’ont pas pu épingler un·e jeune pour une raison légale, ils sont quand même satisfaits d’avoir pu lui « donner une leçon » (intention pédagogique mal à propos) ou d’avoir pu se venger d’un autre collègue (intention de rendre justice soi-même). L’auteur parle même d’une forme de jouissance à provoquer, frapper ou humilier un individu sans défense, et évoque des expéditions punitives contre l’ensemble d’un quartier. Mal formés aux tâches administratives et juridiques, les policiers montent des dossiers d’inculpation trop faibles, incohérents ou falsifiés pour faire coffrer quelqu’un (témoignages oculaires modulés, exagération des blessures envers les agents). Les juges qui rejettent ces dossiers trop maigres sont les ennemi·e·s, à leur tour, des flics frustrés.

    « Les contrôles d’identité, non seulement par leur fréquence mais aussi par leurs modalités, établissent une distinction entre des citoyens et des sujets. Les citoyens sont rarement contrôlés mais pensent pouvoir se plaindre s’ils considèrent l’être abusivement. Les sujets sont souvent contrôlés mais savent qu’ils n’ont le droit que de se taire. On comprend dès lors comment cette pratique, que beaucoup croient anodine, définit le rapport de certaines catégories de population à l’État et, plus largement, au politique2. »

    Même les jeunes innocent·e·s courent à la vue de la police

    Les petites villes autour de Paris font l’objet d’une ségrégation spatiale, sociale, économique et raciale importante. Elles concentrent les populations les plus précaires et souvent immigrées, abandonnées par l’État social. L’étude de Didier Fassin montre que non seulement les jeunes des milieux populaires sont bien plus souvent contrôlés et verbalisés que les autres, mais qu’en plus celles et ceux issus des classes moyennes bénéficient d’une plus grande bienveillance, notamment à l’égard de l’alcoolisme et de l’usage des drogues douces. Je le vois clairement dans mon quotidien, c’est tout à fait vrai. Les policiers, indifférents au cumul de handicaps sociaux, peuvent dévaloriser et humilier les jeunes : « Tu t’rends compte ? t’as vingt-huit ans, à ton âge tu devrais avoir du boulot, une famille, une maison, partir en vacances, avoir une vie normale, quoi ? Regarde-moi ce que tu fais de ta vie. Elle est pourrie, ta vie3 ! »

    Comment réagissent les populations sans cesse interpellées ? Elles intègrent la représentation dévalorisante qu’on leur renvoie d’eux·elles-mêmes. Depuis leur jeune âge, les jeunes apprennent très vite à être dociles face à la banalité de la discrimination et de l’injustice, sous peine d’exciter les policiers et d’être inculpé·e·s pour « outrage et rébellion ». Même innocent·e·s comme Zyed et Bouna en 2005, ils·elles se mettent à courir par réflexe de défense, par peur de se faire arrêter une énième fois, souvent pour rien. Il ne s’agit pas de nier la violence de la réaction des jeunes, mais celle-ci est radicalement différente.

    Légitimation de la police d’État

    La police que décrit Didier Fassin est le bras armé de l’État. Les statistiques alarmistes de la délinquance, régulièrement avancées par le ministère de l’Intérieur et relayés par les médias complaisants, appuient un discours sécuritaire visant à attiser la peur et légitimer des politiques de plus en plus répressives envers les populations vulnérables.

    Or, la violence baisse depuis plusieurs décennies, et elle ne semble pas plus élevée dans les quartiers populaires, quoi qu’en disent les médias dominants. Cela ne vise qu’à aggraver le climat d’insécurité dans le but de gagner un certain électorat. Toutefois, dans cette politique discriminatoire confondant sciemment délinquance et immigration, le nombre d’actes considérés comme des délits a augmenté et la législation s’est durcie (mise en place notamment de la comparution immédiate), ce qui fait mathématiquement gonfler les chiffres et les incarcérations. Cette politique répressive s’accompagne de matériels plus guerriers, à savoir l’utilisation des armes « sub-létales » que sont le Flash-Ball et le Taser.

    La « politique du chiffre », la « culture du résultat » initiées par le gouvernement depuis une quinzaine d’années, dévoient sensiblement la fonction de la police. Pour augmenter leurs quotas, les policiers vont davantage chercher à appréhender les personnes sans papiers et les dealers, donc les minorités visibles. Avec le « contrôle au faciès », on est loin de la mission première de protection de la population.

    Pour parfaire la stratégie de répression, depuis quelques années le gouvernement fait état des blessés chez les policiers, ceci pour faire passer les policiers pour des victimes et des agents héroïques, et pour reprendre la main sur l’évaluation morale de la fonction policière. Cet effet de loupe, qui exagère parfois sciemment certaines blessures, masque le nombre de blessé·e·s dans le rang des civils, comme on l’a vu pendant Nuit debout. Or, d’après les recherches de Didier Fassin, ce qui tue le plus les policiers, ce sont en premier lieu les suicides en forte hausse, et en second lieu les accidents de la route pour excès de vitesse…

    Rencontre avec le livre

    La Force de l’ordre de Didier Fassin est accablant, instructif et nécessaire. Concernant la forme, il est facile à aborder, dans la mesure où l’auteur prend le temps d’expliquer sa démarche, et de tirer des analyses à partir des événements observés. Didier Fassin corrobore et précise tout ce que je pressentais de la police à travers mon expérience personnelle et les documentaires que j’ai pu voir : autant ceux qui aboient dans leur sens (reportage type d’immersion sensationnaliste de TF1, M6 ou autre) que le fameux « Police et polissons » de Striptease que je ne peux que vous recommander.

    Cette étude anthropologique a été menée avec une équipe de BAC de nuit, en banlieue parisienne, dans une Zone urbaine sensible (ZUS), pendant 15 mois, entre 2005 et 2007, ce qui inclut donc les « émeutes » des banlieues, mais ça n’a pas eu de grande incidence dans l’enquête. Didier Fassin reconnaît que sa position d’observateur influence, même de manière minime, les personnes observées, mais il semble dire que les agents se retenaient en sa présence. Si tout ce qu’il a vu est considéré comme « montrable » par les policiers, cela en dit long sur leur sentiment de toute puissance.

    Ce travail de terrain est rare, car la police est une institution fermée, à l’abri de toute investigation, qui interdit toute analyse extérieure, qu’elle soit citoyenne, juridique ou scientifique. Même la juridiction peine à faire inculper les violences policières. À cela s’ajoutent la solidarité de corps et la loi du silence, même face à des problèmes éthiques. Ce conformisme couvre l’impunité, les excès et la cruauté des policiers, laquelle s’explique par l’écart sociologique énorme entre les policiers et les populations encadrées ainsi que le manque d’empathie des agents recrutés. La force, la virilité, sont valorisées au sein de la police, tandis que la sensibilité est vue comme une faiblesse ou une trahison.

    Avec la politique discriminatoire confondant sciemment délinquance et immigration, la police est coupable de racisme institutionnel. C’est une discrimination bien souvent pragmatique, en vue de faire du chiffre auprès des minorités visibles, mais on ne peut pas exclure la discrimination idéologique (les Noir·e·s et les arabes seraient inférieur·e·s aux Blanc·he·s). Le racisme, s’il peut concerner les policiers eux-mêmes, fait partie du système : il est encouragé quotidiennement par le recrutement, la formation, l’encadrement, et la politique du chiffre. Les personnes noires ou arabes fichées une première fois seront plus facilement interpellées une seconde fois, même si elles n’ont rien fait, simplement parce qu’elles étaient présentes sur les lieux d’un délit, ce qui nourrit l’engrenage raciste.

    Or, les victimes des violences policières peuvent difficilement se faire entendre. On compte une dizaine de morts par an, d’après les collectifs citoyens, contre 65 policiers dans les années 2000, d’après l’auteur. Pour se protéger ou minimiser les faits, les policiers disposent de plusieurs techniques pour dissuader les gens de porter plainte pour violence policière, notamment en faisant de l’intimidation, ou en ne notant pas les déclarations de la victime dans les rapports. L’auteur rapporte même l’exemple d’une affaire conduite fallacieusement (procès ne présentant que des témoins policiers, alcoolémie d’un des agents avérée au moment des faits et délibérément écartée lors de l’instruction). Dans les quelques cas où il y a un procès, les conséquences semblent peu fâcheuses pour les carrières policières, et les peines ne sont pas forcément appliquées.

    Voilà donc une étude pour le moins édifiante, qui peut certainement être extrapolée à une grande partie des services de police de quartiers normaux dans une certaine proportion (je ne parle donc pas du 16e arrondissement de Paris). On ne peut pas attaquer l’auteur en disant que cette étude ne regroupe que des pratiques déviantes. Cet ouvrage m’a profondément choqué, car si j’avais une forte intuition de la sociologie policière, surtout en vivant à Paris, j’ai pu saisir la logique et la perversion des violences policières. Cet ouvrage m’apparaît comme indispensable, car il donne à voir ce que les personnes blanches des classes moyenne et supérieure ne peuvent pas forcément appréhender dans leur quotidien, et il retranscrit la parole des populations vulnérables qui l’ont rarement.

    Allez voir aussi

      Police et polissons de Striptease   

    Les flics (tout le monde déteste la police?) d'Usul

      le site A toutes les victimes des Etats policiers   Court métrage Exercice de double pensée de Caroline Deruas, contribution au film collectif Outrage et rébellion

    Lisez aussi

    La Domination policière Mathieu Rigouste

    La prison est-elle obsolète ? Angela Davis

    Le fond de l'air est jaune Collectif

    Le Ventre des femmes Françoise Vergès

    Le FN et la société française André Koulberg

    La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie de Selim Derkaoui et Nicolas Framont

    L’ordre moins le pouvoir Normand Baillargeon

    "La Commune n'est pas morte" Eric Fournier

    La Commune Louise Michel

    Assata, une autobiographie Assata Shakur

    La révolte à perpétuité Sante Notarnicola

    Décolonial Stéphane Dufoix

    1. Page 53. -2. Page 152 -3. Page 215.

    La Force de l’ordre

    Une anthropologie de la police des quartiers

    Suivi de : La vie publique des livres

    Didier Fassin

    Éditions du Seuil

    Collection Points, essais

    2015

    448 pages

    10,50 euros

    « Ne nous mangez pas ! ≡ Ruby Roth6 ans de Bibliolingus : la lecture à contre-courant »
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  • Commentaires

    1
    Dimanche 7 Janvier 2018 à 15:03

    Une lecture édifiante

      • Dimanche 7 Janvier 2018 à 17:08

        Tout à fait! Et elle n'est pas difficile à lire, il n'y a pas de jargon (si ce n'est les propos racistes des agents^^).

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