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Par Lybertaire le 19 Avril 2020 à 15:10
L’ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l’anarchisme
Normand Baillargeon
Éditions Agone
2008
S’il y a un mot qui a été sciemment dévoyé et galvaudé, c’est bien le mot anarchisme. La pensée anarchiste a été résumée à « l’absence de gouvernement » et au chaos ; les acteur·rices et les penseur·ses ont été persécuté·es, emprisonné·es, assassiné·es et réduit·es à des terroristes poseur·ses de bombes ; la dimension libertaire des grands événements historiques (comme la Commune de Paris ou la révolution espagnole) a systématiquement été gommée des manuels d’histoire. Le travail de sape et d’occultation a été profond et durable, si bien que de nombreuses personnes de mon entourage, pourtant curieuses et passionnées, n’ont aucune connaissance théorique et pratique de ce qu’est réellement l’anarchisme. En cette période de confinement, alors que l’on s’interroge sur le monde après la pandémie du coronavirus, il me semble plus qu’urgent de vous présenter une introduction rapide et concise des aspirations libertaires.
« L’anarchisme est né d’une révolte morale contre l’injustice sociale1. » (Errico Malatesta)
Depuis la fin de la guerre froide, le communisme, avili par le stalinisme, ne fait plus rêver. Après les trente glorieuses dont les générations avant la mienne ont profité, au détriment des plus dominé·es, qu’iels soient humains ou non, le capitalisme ne fait plus rêver. L’anarchisme, pourtant écarté des médias mainstream, semble vivre un nouvel élan depuis deux décennies, et nous sommes de plus en plus nombreux·ses à voir dans ce courant la potentialité d’une vie libre, solidaire, juste, riche, épanouissante.
Voici ma définition très concise de l’anarchisme : il incarne la lutte contre le capitalisme et se veut le dépassement du libéralisme et du marxisme. Fondamentalement antiautoritaire et antidogmatique, il s’oppose à toute forme de domination, que ce soit celle de l’État2 (qui centralise le pouvoir, qui véhicule son idéologie par les médias et l’enseignement public, et qui réprime par sa police et son armée), ou celle de l’Église qui endoctrine. Il s’oppose à toute exploitation, comme le salariat qui enrichit les propriétaires des moyens de production, le patriarcat (Emma Goldman, Voltairine de Cleyre) et l’impérialisme qui asservissent la majorité de l’humanité au profit d’une minorité masculine et blanche. Largement internationaliste, antipatriotique, antimilitariste, l’anarchisme s’oppose aux guerres entre les nations, qui envoient les peuples mourir dans le seul intérêt de la classe dominante. Il dénonce l’aliénation de l’être humain par la technologie et le mythe du progrès proposés comme une solution miracle à tous nos problèmes (Jacques Ellul). L’anarchisme défend au contraire la liberté de toustes (Mikhaïl Bakounine) à disposer de sa vie et de son corps comme iel l’entend, ainsi que l’égalité, l’une n’allant pas sans l’autre : la liberté sans l’égalité, c’est le libéralisme ; l’égalité sans la liberté, c’est le communisme. La pensée libertaire revendique la libre association et le contrat social entre individus, entre communes et entre fédérations de communes, dans un mouvement allant du bas vers le haut, ainsi que l’autogestion par l’organisation des moyens de production et de consommation, comme les associations, syndicats, coopératives… (Pierre-Joseph Proudhon). L’anarchisme repose sur l’entraide (Pierre Kropotkine), l’échange, le respect de chaque être humain ou non-humain et de la nature (Élisée Reclus, Murray Bookchin), ainsi que sur l’émancipation politique, sociale, intellectuelle.
L’anarchisme n’est pas une utopie, il s’inscrit dans notre mémoire collective. Loin des manuels d’histoire officielle, ces aspirations révolutionnaires ont imprégné beaucoup de mouvements, de communautés, d’événements passés et présents, sans pour autant que le mot « anarchisme » soit prononcé (pour ne pas se définir, par peur d’être étiqueté, réprimé, censuré, par méconnaissance). Même si le concept a été théorisé au XIXe siècle, en même temps que l’essor du capitalisme, on peut vraisemblablement penser que l’anarchisme, en tant qu’organisation ou société sans hiérarchie, existe de tous temps. En Occident, on pense d’emblée à certains événements inspirants comme la Commune de Paris (1871), la révolution mexicaine (1911), la révolution russe (1918-1921), la Commune de Kronstadt (1921), ou la révolution espagnole (1936) qui reste à ce jour l’expérience libertaire ayant impliqué le plus de gens. L’anarchisme jalonne notre histoire : les créations des bourses du travail, des syndicats, des coopératives, ont permis aux travailleur·ses de s’instruire, de connaître leurs droits et de s’organiser face au patronat et au marché. Mais, récemment, plein d’expérimentations libertaires plus ou moins abouties, plus ou moins réussies, ont vu le jour : le mouvement des places publiques, les écovillages, les squats partout dans le monde ; les communautés autonomes comme celles du mouvement zapatiste au Mexique depuis les années 1990 (chronique en vue) ; le Rojava dans le Kurdistan syrien (depuis 2013), inspiré par le municipalisme libertaire de Bookchin ; le réseau des ZAD (zones à défendre) bien sûr. C’est sans compter les initiatives pédagogiques libertaires qui ont beaucoup d’importance au sein du mouvement, comme, pour ne citer que les plus connues, l’orphelinat de Cempuis (Paul Robin, 1880-1894), l’école libre de La Ruche (Sébastien Faure, 1904-1917), Summerhill (Alexander Neill, depuis 1921), l’École moderne (Francisco Ferrer, 1901-1907) qui a fait des émules.
Trop de gens croient qu’un gouvernement centralisé peut être réellement « bon » et représentatif, et qu’il est nécessaire à la formation d’une société puisque nous sommes des millions et incapables de nous autogérer. Comme cette croyance, à force d’être martelée, est perçue comme une évidence, je me permets d’émettre quelques oppositions : pourquoi devrions-nous vivre dans une société de 66 millions de personnes ? Par ailleurs, le « bon » gouvernement continuera-t-il de l’être si ses enfants cessent de lui obéir ? On nous répète sur toutes les antennes que nous sommes en « démocratie », et pourtant on peut constater l’autoritarisme de la Ve république chaque jour qui passe. Face à la richesse et à la diversité des êtres humains, des pensées et des choses, comment une structure institutionnelle centralisée pourrait-elle être représentative et régenter sans contraindre les libertés fondamentales ? Ce qu’on appelle les services publics ne sont-ils pas justement plus efficaces lorsqu’ils sont décentralisés, moins dépendants de l’administration centrale et moins attentistes envers elle ? Sommes-nous réellement incapables de gérer nos affaires nous-mêmes, ou est-ce plutôt que les plus puissant·es ont toujours fait en sorte que nous le croyions, en réprimant toute tentative historique allant dans ce sens ? Rien n’effraie plus la classe dominante que le constat qu’on peut se passer d’elle. Tous les grands bouleversements historiques ont montré que le pouvoir corrompt la meilleure des intentions et que tout gouvernement contient en son germe une forme d’autoritarisme. Pour toutes ces raisons, les anarchistes, contrairement aux marxistes, ont tendance à penser que l’insurrection viendra plus sûrement d’un peuple déterminé à se libérer de sa condition, que d’un groupe avant-gardiste et messianique ayant pris le pouvoir par la force ou par les voies légales des institutions. Pour Bakounine, si le prolétariat s’empare des institutions pour mettre en place un État révolutionnaire, même pour une période prétendument temporaire visant à accéder à une société idéale, alors il devient la nouvelle classe dominante à la suite de la bourgeoisie. Et l’histoire lui a donné raison, quelques décennies plus tard, avec la révolution russe spoliée par le totalitarisme soviétique.
« Nous repoussons toute législation, toute autorité, toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu’elle ne peut jamais tourner qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante contre les intérêts de l’immense majorité asservie. Voilà en quoi nous sommes anarchistes3. » (Bakounine)
Mon avis
Cela fait plusieurs années que je consacre du temps à faire des recherches sur l’anarchisme, mais je ne parvenais pas à en rédiger une chronique satisfaisante : il y a tant de choses à dire ! Les lectures à ce sujet ne manquent pas, mais je ne saurais que vous conseiller L’Ordre moins le pouvoir de Normand Baillargeon, chez les éditions indépendantes Agone, qui constitue à mon sens une bonne introduction à l’anarchisme. Il est court, accessible et offre un panorama assez consistant des figures, des courants et des événements anarchistes, ainsi que de nombreuses pistes pour aller plus loin. Je trouve qu’on se repère facilement dans sa construction en trois parties. Je vous invite aussi à aller voir les conseils de lecture de ma camarade Irène du blog La Nébuleuse.
Il est difficile de rendre compte des courants très riches et divers qui traversent l’anarchisme. Comme le rappelle justement Normand Baillargeon, l’anarchisme n’est pas figé et uniforme, il n’est la propriété de personne. Au-delà des grands fondements (la lutte contre la domination et pour la liberté et l’égalité), l’anarchisme est antidogmatique par essence. C’est pourquoi le but de l’anarchiste ne consiste pas à apporter ou imposer des solutions toutes faites pour établir la société idéale, ainsi que l’explique Malatesta, mais à indiquer une méthode, à encourager chacun·e d’entre nous à s’autoformer, à organiser ou rejoindre des collectifs, associations, coopératives, etc., afin de gagner en autonomie et de tisser un réseau d’entraide solide. L’anarchisme, c’est un « ici et maintenant » qui n’attend pas de réunir les conditions idéales ; c’est une expérimentation très concrète au quotidien, et on ne peut apprendre qu’en faisant les choses par nous-mêmes.
La civilisation industrielle, la planète, ses habitant·es, le monde entier est en train de convulser. La pandémie de coronavirus est un accélérateur des effondrements écologiques, politiques, économiques, sociaux. Nous ne sommes sûr·es de rien, le pire comme le meilleur peut surgir de cette catastrophe. Le pire, on commence à le voir ces derniers mois : le totalitarisme galopant du gouvernement qui commande toujours plus d’armes et de drones pour que sa police puisse écraser le soulèvement populaire et restreindre nos libertés. La police tue toujours plus de gens chaque année, en particulier dans les quartiers ségrégés. Il n’y a rien de bon à attendre de la part des gouvernements qui ne cherchent qu’à protéger leurs intérêts économiques. En revanche, le meilleur à venir, ce sont les réseaux que nous tissons aujourd’hui, ils nous permettront de rester solidaires lors des secousses et de préfigurer le monde d’après. Protégeons-nous du gouvernement, destituons-le, ainsi que le formule le comité invisible, et organisons notre autonomie pour protéger les plus vulnérables d’entre nous. Plus nous nous impliquerons dans nos réseaux, plus nous serons en mesure de riposter aux attaques du gouvernement, de faire preuve de résilience face aux multiples effondrements, et plus nous pourrons espérer poser les bases solides d’un monde juste et sauver ce qu’il reste de la planète.
« Je veux croire que les êtres humains ont un instinct de liberté, qu’ils souhaitent véritablement avoir le contrôle de leurs affaires ; qu’ils ne veulent être ni bousculés ni opprimés, ni recevoir des ordres et ainsi de suite ; et qu’ils n’aspirent à rien tant que de s’engager dans des activités qui ont du sens, comme dans du travail constructif qu’ils sont en mesure de contrôler ou à tout le moins de contrôler avec d’autres. Je ne connais aucune manière de prouver cela. Il s’agit essentiellement d’un espoir placé dans ce que nous sommes, un espoir au nom duquel on peut penser que, si les structures sociales se transforment suffisamment, ces aspects de la nature humaine auraient la possibilité de se manifester4. » (Noam Chomsky)
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Essais
"La Commune n'est pas morte" Eric Fournier
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Comment tout peut s'effondrer Pablo Servigne et Raphaël Stevens
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Comment la non-violence protège l’État Peter Gelderloos
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Boulots de merde ! Julien Brygo et Olivier Cyran
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La prison est-elle obsolète ? Angela Davis
Planète végane Ophélie Véron
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Littérature
L’Homme au marteau Jean Meckert
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Mendiants et orgueilleux Albert Cossery
Les Mémorables Lidia Jorge
Retour aux mots sauvages Thierry Beinstingel
Récits
Je vous écris de l’usine Jean-Pierre Levaray
1. Page 171. -2. Ou devrait-on écrire « état », sans capitale, pour le faire descendre de son piédestal. -3. Page 63. -4. Page 200.
L’ordre moins le pouvoir
Histoire et actualité de l’anarchisme
4e édition, revue et augmentée
Normand Baillargeon
Préface de Charles Jacquier
Éditions Agone
2018 (2008)
224 pages
10 euros
Je suis une grande défenseuse de la librairie indépendante. Mais en ces temps d’isolement individuel, l’ouvrage reste disponible en PDF et en ligne sur Cairn.info pour 8 euros.
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Par Lybertaire le 6 Janvier 2020 à 16:15
Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !
Petite histoire des résistances de la langue françaiseÉliane Viennot
Éditions iXe
2017
Pourquoi certains mots anciens comme autrice, professeuse, vainqueresse sonnent-ils si mal à notre oreille ? Le travail de recherche d’Éliane Viennot et des autres membres de la Siéfar montre qu’entre le XVIe et le XIXe siècles les masculinistes sont parvenus à invisibiliser le féminin dans la langue française. Vu l’importance du langage dans les représentations du monde et le façonnement de la pensée, la réappropriation de notre langue est essentielle pour ne pas laisser ce terrain aux masculinistes.
« Le masculin est plus noble que le féminin1 » (Louis-Nicolas Bescherelle)
L’objet de ce livre est de montrer que la langue française telle qu’on la connaît aujourd’hui est le résultat d’un récent effort des masculinistes pour asseoir leur domination, laquelle s’inscrit dans ce que l’on a appelé la « querelle des femmes », dont les débats portaient sur l’égalité entre femmes et hommes et qui a duré du XVe au début du XXe siècle. Selon Éliane Viennot, avant l’intervention et des académiciens et des pseudo-experts, la langue était effectivement genrée autour d’une construction binaire, mais elle n’était pas sexiste.
Jusqu’à la fin du XVe siècle, le français comportait peu de règles grammaticales strictes. On utilisait notamment l’accord de proximité (« Ce que le peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos louanges2 », consistant à accorder le genre et le nombre de l’adjectif avec le plus proche des noms qu’il qualifie, et le verbe avec le plus proche des éléments formant son sujet), ainsi que l’accord des pronoms (« Madame, je suis enrhumé. Je la suis aussi, me dit-elle3 » ; consistant à accorder le pronom personnel avec le nombre et le genre des substantif), ou encore l’accord des participes présents (« Couturière, âgée de vingt-cinq ans, native de Paris, demeurante rue Neuve-Saint-Sauveur4 »). C’est sans compter l’attribution arbitraire du genre grammatical féminin ou masculin des objets inanimés (le sphinx ou la sphinx, le comète ou la comète).
Mais avec l’invention de l’imprimerie et le développement de l’accès au savoir, les élites ont commencé à normaliser la langue (l’alphabet, la ponctuation, les accents), à s’interroger sur sa capacité à instruire le peuple (mais pas trop) et à légiférer les métiers du livre (coucou mes ancêtres). Le français était jusque-là une langue vernaculaire délaissée par les érudits au profit du latin, mais la création de l’Académie française en 1635 visait justement à produire un dictionnaire national.
« Des cohortes d’académiciens sont descendus dans l’arène pour interdire autrice, avocate, écrivaine, médecine, magistrate, ministre, présidente…, mais aucun n’a jamais contesté coiffeuse, crémière ou assistante… métiers bons pour les femmes5. »
Voyant là une menace, les élites, les intellectuels, les pseudo-spécialistes ont mené l’offensive sur différents points de la langue pour consolider les privilèges des hommes en tant que classe politique. Durant plusieurs siècles, la publication de manuels de grammaire et de pamphlets, à coup d’injonctions et de recommandations, visaient à justifier l’injustifiable et expliquer l’inexplicable : « le masculin l’emporte sur le féminin ». Aucune modification n’allait de soi, elles ont été imposées en dépit de la langue, des traditions et des logiques du français, afin de consolider une idéologie discriminante.
Ce sont finalement la création de l’éducation nationale et l’industrialisation du livre au XIXe siècle qui ont imposé les règles mises au point par les masculinistes. Malgré la résistance des féministes (femmes et hommes) et des usages populaires qui ont continué, pendant plusieurs siècles, de privilégier les logiques de l’ancien français, le travail purement idéologique des masculinistes a visiblement porté ses fruits, puisque certains mots nous apparaissent comme des néologismes, alors qu’ils sont en vérité très anciens. C’est le cas par exemple du mot autrice (vilipendé par l’Académie française mais qui existe depuis le XVe siècle au moins), ou encore des mots possesseure, emperière, inventrice, jugesse, apprentisse, barbière, financière, officière, vainqueresse. Par ailleurs, des néologismes ont été créés bien qu’ils ne se justifient pas sur le plan linguistique puisque leur équivalent est attesté de longue date : auteure (autrice), professeure (professeuse), chercheure (chercheuse), défenseure (défenseuse), etc. En ajoutant un e à l’écrit qui ne s’entend pas à l’oral, ces néologismes ne semblent pas bousculer véritablement l’ordre masculin.
Mon avis
Dans ce petit ouvrage publié par les précieuses éditions iXe, Éliane Viennot, professeuse de littérature et membre de la Siéfar, montre un aspect peu connu de la « querelle des femmes » : la bataille des mots pour justifier la supériorité de la classe des hommes sur celle des femmes. La masculinisation de la langue est finalement assez récente, mais les efforts des masculinistes ont visiblement porté leurs fruits puisque des mots anciens ressemblent à des aberrations, et que certaines tournures de phrases ne nous choquent pas (pourquoi « personne n’est venu » se conjugue-t-il au masculin, dans la mesure où l’on parle d’une personne ?).
À celleux qui doutent de l’importance de retravailler la langue, prétextant qu’il y a des domaines de lutte plus décisifs pour abolir le patriarcat, je leur réponds que le langage est un instrument de domination et de contrôle de la pensée (il n’y a qu’à relire 1984 de George Orwell pour en prendre toute la mesure). Il est une marque de distinction sociale entre les élites cultivées qui savent s’exprimer correctement et celleux, volontiers dénigré·es et invisibilisé·es, qui font des « fautes ». De la même façon, les masculinistes ont contraint le langage pour opérer une division de l’humanité en deux catégories, le féminin et le masculin, traduisant l’idéal hétérosexuel des rapports humains. Si le langage n’avait pas cette puissance, pourquoi avoir créé une autorité comme l’Académie française pour le normaliser ? Pourquoi les masculinistes se seraient-ils évertués à réformer la langue dans le sens qui leur convenait ? Quel effet cela provoque-t-il sur nous, lorsque, étant petites, on nous apprend à accorder les sujets au masculin, même lorsque le sujet de la phrase comporte un homme et cent femmes ?
Le langage renferme un pouvoir de représentation du monde et de façonnement de la pensée dont on a peu conscience. Si les mots autrice et ingénieure n’existaient pas, comment pourrait-on se représenter des femmes exerçant ce métier ? Ne laissons pas la langue à ceux qui l’ont infléchie durant quatre siècles, approprions-nous-la pour déconstruire les stéréotypes, décloisonner la société, fournir à chacun·e la possibilité de se donner au monde tel qu’iel l’entend.
Le masculin s’est tellement approprié le neutre, le général et l’universalité du discours (la portée générique de « ils » tendant vers la masculinisation du monde), que le féminin, ayant la valeur du spécifique et du particulier, est finalement le seul à porter la marque du genre. Lorsqu’une locutrice s’exprime, elle est forcée de faire apparaître son genre, de se définir comme appartenant à la classe des femmes, par rapport aux individus de la classe des hommes, ce qui donne de l’importance à une partie de ce qu’elle est (son genre, son apparence, ses organes sexuels si c’est une femme cisgenre), et non pas à l’ensemble de sa personne (un être humain).
Il ne s’agit pas de valoriser les différences ou de glorifier des comportements et des activités dites « féminines », mais de bousculer la notion de genre. Le genre est un carcan, un ensemble de normes sociales rigides qui dicte ce qui est autorisé, encouragé, défendu selon que l’on appartienne au genre masculin ou au genre féminin. Outre que cela interdit la possibilité d’appartenir aux deux genres, ou à aucun, cela opère une hiérarchie entre les deux genres et un privilège masculin sur le féminin : le genre est en fin de compte un instrument de domination de la moitié des êtres humains sur l’autre. Mais, puisque le français n’a pas réellement de neutre et qu’il est fondé sur un système binaire, sa féminisation me semble indispensable dans un processus d’égalité, de visibilisation, de transparence. C’est pourquoi, à défaut d’effectuer un immense travail pour supprimer le genre grammatical dans la langue, l’écriture inclusive me paraît une solution pragmatique, efficace, logique et économique, qui contrarie les efforts masculinistes (un aperçu dans Tirons la langue). L’écriture inclusive a développé plusieurs manières de neutraliser la masculinisation de la langue : dire « ils et elles » ou « iels » ; utiliser les points médians, les parenthèses ou les traits d’union, ou comme le propose Davy Borde, inventer des mots comme les « lecteurices » ; employer des mots englobants comme « le lectorat », etc. C’est une manière de lutter à la fois dans le genre (montrer la parité dans la langue) et contre le genre (tous les métiers sont accessibles à tout le monde, il y a aussi des plombières, des caissiers, etc.).
Et vous, qu’en pensez-vous ? Est-ce que vous utilisez l’écriture inclusive ou pas ?
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Essais
Tirons la langue Davy Borde
Des femmes et du style. Pour un feminist gaze Azélie Fayolle
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Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert
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Rage against the machisme Mathilde Larrère
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Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)
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Une si longue lettre Mariama Bâ
L'Œil le plus bleu Toni Morrison
Le Cantique de Meméia Heloneida Studart
Instinct primaire Pia Petersen
Histoire d'Awu Justine Mintsa
Une femme à Berlin Anonyme
Bandes dessinées
Camel Joe Claire Duplan
Corps à coeur Coeur à corps Léa Castor
1. Page 61. -2. Page 64. -3. Page 78. -4. Page 71 -5. Pages 113-114.
Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !
Petite histoire des résistances de la langue française
Éliane Viennot
Éditions iXe
2017 (deuxième édition)
144 pages
14 euros
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2 commentaires -
Par Lybertaire le 22 Décembre 2019 à 13:12
Une culture du viol à la française
Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner »Valérie Rey-Robert
Libertalia
2019
Avertissement : cette chronique parle d’un sujet difficile. Mes propos sont purement factuels, mais ne la lisez pas si vous y êtes sensible.
Chaque année, plus de 50 000 femmes sont victimes de viol et 370 000 de tentatives de viol ; plus de 500 000 femmes majeures sont victimes de violences sexuelles de toute nature (sans parler de la pédocriminalité). Pourtant, les violeurs courent toujours, les victimes vivent dans la honte et le silence, les violences sexuelles sont mal connues et mal traitées. Cela ne changera pas tant que nous ne prendrons pas conscience de la culture du viol qui forge nos représentations autour du viol, des violeurs et des victimes et qui protège les hommes au sein de la société patriarcale. Alors, parlons-en.
« Ne nous dites pas comment nous comporter, dites-leur de ne pas violer1. »
Presque tous les hommes cisgenres2 hétéros sont des violeurs. Ce sont nos amis, nos pères, nos frères, nos cousins, nos collègues, nos patrons, nos voisins. Les violeurs, à 99 % des hommes cisgenres, sont majoritairement connus des victimes, ils vivent une vie ordinaire et évoluent dans tous les milieux sociaux. Nous, les femmes cis et trans, devons vivre avec eux, au quotidien, avec leurs crimes présents et passés.
La moitié des viols sont commis par le conjoint ou l’ex-conjoint. Le domicile conjugal et le couple hétéro sont les lieux privilégiés des violences subies par les femmes. Par conséquent, la représentation de la rue sombre et dangereuse pour les femmes conditionne profondément notre éducation : nous développons très tôt des stratégies d’évitement dans la rue et bridons notre liberté, alors que le danger se trouve davantage dans notre cercle intime, là où nous sommes le plus vulnérables au sexisme. En France, une femme meurt tous les deux jours sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint.
« La culture du viol entraîne donc probablement certains agresseurs sexuels à ne pas savoir qu’ils en sont3. »
Selon l’autrice, la culture du viol est la « manière dont une société se représente le viol, les victimes de viol et les violeurs à une époque donnée4 ». C’est un ensemble de croyances, de mythes, d’idées reçues qui légitime ces violences, qui permet aux violeurs de vivre en toute impunité et qui musèle la parole des victimes.
La culture du viol véhicule l’idée que le viol est l’acte d’un homme instable, agressif et armé pénétrant de force une femme qui n’aurait pas dû se trouver seule dans une ruelle sombre, tard le soir, et qui n’aurait pas dû attirer les regards par sa tenue et son comportement. Par conséquent, plus un viol s’éloigne de ces idées reçues, plus on a du mal à l’identifier comme tel, et plus on va excuser les coupables et culpabiliser les victimes.
D’un côté, les violeurs sont dédouanés : « il n’avait pas compris qu’elle ne voulait pas » (cela en dit long sur la mise à disposition du corps des femmes pour le bon vouloir des hommes cis) ; « il a été un peu lourd » (c’est une manière de minimiser, de dédramatiser la violence, alors que les victimes sont marquées à vie) ; « ce n’est pas de sa faute, c’est dans la nature de l’homme d’avoir un appétit sexuel irrépressible » (leur part d’animalité et la perte de leur libre arbitre permet de se placer en victimes).
De l’autre, les victimes sont culpabilisées : où était-elle ? que faisait-elle ? était-elle provoquante, « baisable » (elle l’a bien cherché) ? est-elle « sexuellement libérée » ou est-elle une travailleuse du sexe (il y a moindre mal si c’est une salope) ? s’est-elle défendue (contre son père, son patron, son ami…) ? a-t-elle fini par aimer le viol (une manière d’érotiser le crime) ? est-elle racisée (deux fois moins d’articles dans les médias) ? fait-elle assez victime ? Le moindre élément de la vie des victimes, la moindre réaction deviennent des éléments à charge, ce qui revient à les rendre responsables du viol, à déplacer la honte sur elles et à les murer dans le silence.
Arrêtons-nous un instant sur le consentement : je crois qu’on peut faire la distinction entre les situations où les hommes cis passent outre au « non » explicite (verbal ou non) de la victime afin d’assouvir leurs désirs, parce qu’ils sont éduqués au sein d’une société phallocentrée où le désir masculin est roi ; et les situations où les femmes en couple hétérosexuel consentent, cèdent, acceptent une relation non désirée, par négociation, par habitude, par confort, car il est bien entendu que l’homme cis propose et dispose, et que les femmes apprennent dès le plus jeune âge à obéir.
« Le viol est un crime, il devrait être jugé indépendamment des violences volontaires qui sont des délits5. »
Les victimes de viol sont moins de 10 % à porter plainte, 70 % des plaintes sont classées sans suite, et la majorité des plaintes qui aboutissent est requalifiée en délit. À la police ou au tribunal, rien n’est fait pour accueillir convenablement les victimes. Les policiers, majoritairement des hommes cisgenres qui colportent inconsciemment la culture du viol, se comportent mal avec les victimes, voire les maltraitent.
Bien souvent, les affaires sont classées sans suite : la parole des victimes est mise en doute, surtout si leur témoignage ne concorde pas avec les représentations et les mythes autour du viol. Dans les rares cas où la plainte aboutit, la justice requalifie le viol en délit, au même titre que les agressions sexuelles. Or, le viol, qui est une pénétration forcée, relève du crime et doit être jugé en cour d’assises. En fin de compte, comme le traumatisme relève aussi bien du viol que de l’agressivité, de la maladresse des proches, des professionnel·les et de la société, le silence est généralement une option préférable.
« Ces dernières années, il devient donc de plus en plus difficile d’échapper à des productions culturelles comme des films ou des séries où il n’y a pas au moins une scène comportant des violences sexuelles sur les femmes6. »
Le viol n’est pas un fait divers, mais une problématique politique et sociétale qui concerne tout le monde. Non seulement les médias traitent les violences masculines comme des affaires personnelles, mais en plus ils les titrent avec légèreté ou ironie (grâce à des personnes comme Sophie Gourion et son tumblr Les mots tuent, la perception des violences masculines est en train de changer). Par ailleurs, les médias couvrent davantage les viols correspondant à la vision stéréotypée du viol (comme ceux de joggeuses ou ceux qui sont suivis du meurtre de la victime), qui sont plus spectaculaires et plus rares, et donc moins représentatifs des viols ordinaires.
Bien trop souvent, le viol est utilisé comme ressort scénaristique qui justifie la violence masculine. Sans parler des films pornos dans lesquels le viol est omniprésent, la plupart des films mettent en scène le viol comme du sexe (montrant encore une fois la suprématie du désir masculin au détriment des femmes), comme un rapport de séduction (la fameuse « liberté d’importuner » du séducteur cumulant les « conquêtes », lesquelles ne doivent pas céder trop vite sous peine de passer pour des salopes) ou comme un ressort humoristique (notamment dans les comédies), ce qui est particulièrement dangereux. Le viol est rarement représenté comme ce qu’il est : un crime impuni qui détruit la vie de la victime.
Mon avis
La lecture d’Une culture du viol à la française de Valérie Rey-Robert montre combien le viol protège les hommes au sein de notre société patriarcale. C’est en parlant des oppressions que nous subissons que nous parviendrons à augmenter notre seuil d’intolérance aux violences sexuelles, à déconstruire la domination masculine et à abolir les privilèges attribués aux hommes cis hétéros. La honte doit changer de camp.
Pour nous, pour nos sœurs, nos mères, nos amies, nos collègues, ne nous taisons plus, écoutons-nous.
Les 6 phrases à dire à une personne victime d’une agression :
Les numéros utiles : 3919 (Violences femmes infos) 0 800 05 95 95 (Viols femmes infos) 119 (Enfance en danger)
Pour ceux qui pensent avoir déjà violé, je vous invite à lire cette brochure.
Lisez aussi
Essais
Moi les hommes, je les déteste Pauline Harmange
Le Deuxième Sexe 1 Simone de Beauvoir
Beauté fatale Mona Chollet
Le Ventre des femmes Françoise Vergès
Rage against the machisme Mathilde Larrère
Ceci est mon sang Elise Thiébaut
Masculin/Féminin 1 Françoise Héritier
Libérées Titiou Lecoq
Non c'est non Irène Zeilinger
Tirons la langue Davy Borde
Des femmes et du style. Pour un feminist gaze Azélie Fayolle
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Manifeste d'une femme trans Julia Serano
On ne naît pas grosse Gabrielle Deydier
Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)
Littérature et récits
Le Chœur des femmes Martin Winckler
Une si longue lettre Mariama Bâ
L'Œil le plus bleu Toni Morrison
Le Cantique de Meméia Heloneida Studart
Instinct primaire Pia Petersen
Histoire d'Awu Justine Mintsa
Une femme à Berlin Anonyme
L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni
Bandes dessinées
Camel Joe Claire Duplan
Corps à coeur Coeur à corps Léa Castor
1. Page 31. -2. Les personnes cisgenres vivent dans le genre qui leur a été attribué à la naissance. -3. Page 129. -4. Page 37. -5. Page 85. -6. Page 261.
Une culture du viol à la française
Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner »
Valérie Rey-Robert
Éditions Libertalia
2019
300 pages
18 euros
(dispo sur alterlibris.fr, ma librairie associative)
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