• révolution amoureuse carol herrera gomez bibliolingusRévolution amoureuse. Pour en finir avec le mythe de l’amour romantique

    Coral Herrera Gómez

    Traduit de l’espagnol par Sophie Hofnung

    Binge audio éditions

    2021

     

    Qui d’entre nous n’a pas connu des relations douloureuses, voire toxiques ? Coral Herrera Gómez, enseignante-chercheuse espagnole, nous invite à nous libérer de l’amour romantique hétérosexuel, fondé sur des valeurs patriarcales et capitalistes, et à nous affranchir des stéréotypes de genre pour réinventer notre rapport à l’amour, fonder des relations saines et construire collectivement un monde bienveillant, sans hiérarchie, sans oppression et sans lutte de pouvoir. Un petit ouvrage qui a eu un certain écho en moi, à mettre absolument entre les mains de nos ami·es blessé·es par l’amour romantique.

    « La vérité est que les hommes ont un sérieux problème avec leur masculinité. Plus elle est fragile, plus ils sont violents. Plus ils souffrent d’insécurité, plus ils se sentent attaqués par toutes les avancées de la lutte féministe1. »

    Dans les contes de fée et les comédies romantiques, les femmes sont vouées à chercher le prince charmant, présenté comme l’amour idéal absolu, et à souffrir par amour. Les publicités et les médias sociaux nous poussent sans cesse à souffrir pour être belles, à perfectionner notre corps, notre image de soi, pour atteindre un idéal de beauté (quitte à devenir complexées) et espérer être l’heureuse élue de notre « crush ».

    Coral Herrera Gómez explique que la culture romantique est fondée sur les valeurs patriarcales : les relations hétérosexuelles, qui sont la norme, sont fondées sur un rapport de domination et sur une guerre de pouvoir entre les deux partenaires. Des deux côtés, les hommes et les femmes (en tant que catégorie sociale) performent leur genre. Les hommes pris en étau dans une masculinité malsaine sont dès le plus jeune âge mutilés dans l’expression de leurs sentiments (un garçon, ça ne pleure pas, mais il peut exprimer librement sa colère !) et jugés à l’aune du nombre de conquêtes féminines. De l’autre, les femmes perçoivent l’amour romantique comme un élément central de leur vie, au détriment de leur propre bien-être, de leur identité, de leur autonomie et de toutes les autres formes d’amour perçues comme secondaires. Dès lors, comment construire une relation saine et épanouissante ? 

    La culture romantique est aussi fondée sur des valeurs capitalistes : le sentiment de possession et de propriété privée nous condamne à vivre des relations à deux au sein de l’union monogame et cloisonnée du mariage. L’amour romantique devient alors un instrument d’oppression et de contrôle social des femmes, ce que démontre Françoise Héritier dans Masculin/Féminin. Cette culture romantique patriarcale isole les femmes entre elles, puisque les autres sont perçues comme des concurrentes dans la recherche et la conquête du partenaire idéal. 

    « Nous devons bien choisir les compagnons avec lesquels nous voulons partager un bout de notre vie : nous avons besoin d’hommes libres qui ne nous traitent pas en ennemies, qui peuvent jouir de l’amour sans crainte, qui peuvent se mettre à nu et être dans le partage2. »

    Coral Herrera Gómez nous invite dans un premier temps à démythifier cet amour idéal et à repérer les signes d’une personne ou d’une relation toxique et énergivore. Abandonnons les dons Juans à leur sort, cherchons plutôt des partenaires qui ont commencé à transgresser la masculinité stéréotypée !

    Pour reconnaître une relation malsaine, vous pouvez utiliser le violentomètre élaboré par la Mairie de Paris, l’Observatoire de la Seine-Saint-Denis des violences faites aux femmes et l’association En Avant Toute(s).

    Violentomètre

    Mais il s’agit aussi de voir l’amour au sens large comme une manière de se connecter au monde. Dans la vie, il n’y a pas que l’amour sexo-affectif : l’amour est partout ! Dans nos amitiés, dans notre famille, dans nos réseaux militants, avec nos voisins et voisines. En mettant de côté l’amour romantique absolu, on fait de la place dans nos vies pour la « famille choisie », pour créer un espace de soutien et de solidarité, pour élaborer ensemble des stratégies et des actions de lutte contre les oppressions et pour le bien commun. On fait de la place pour des relations désintéressées, fondées sur l’honnêteté, l’affection, l’empathie, la générosité, le compagnonnage, la joie de vivre, le plaisir et le partage.

    « Bien s’aimer soi-même est une question politique : c’est la première rébellion féministe contre le système patriarcal, qui nous veut en guerre contre nous-mêmes3. »

    Surtout, l’autrice nous invite à faire un travail pour s’aimer soi-même, pour se faire du bien, se porter conseil, prendre les décisions qui nous font du bien et arrêter de gaspiller notre énergie dans des choses inutiles. L’amour qu’on se porte à soi-même est la base de notre relation au monde ; en fin de compte, nous sommes la première personne avec qui nous vivons toute notre vie.

    S’aimer soi-même se traduit de plusieurs manières : on peut choisir de ne pas se mettre en couple ; on peut essayer de s’entourer de personnes qui nous aiment vraiment, qui nous veulent du bien, et tenir à distance celles qui nous détruisent ; on peut choisir de se séparer de notre partenaire sans se déchirer et se haïr, mais avec autant d’amour, de respect et de bienveillance qu’au début de la relation.

    Révolution amoureuse, parce que même l’amour est politique

    La lecture de cet ouvrage a un certain écho en moi. Tout ce qu’écrit Coral Herrera Gómez relève à mes yeux du bon sens. J’ai noué au cours de ma vie des relations saines et durables, fondées sur le respect, la communication, la complicité et la confiance. Je suis plutôt attirée par les personnes qui ont pris du recul avec les stéréotypes de genre, qui se voient comme mes égales et qui ne cherchent pas à me dominer ; en fait, je ne me sens pas attirée ou séduite par une personne qui m’intimide ou qui pourrait me faire souffrir, et je fuis les relations asymétriques. Pour le dire autrement, le sentiment amoureux ne naît pas en moi si les conditions d’une relation saine ne sont pas réunies.

    J’ai mis un terme à une très belle relation qui a duré 11 ans : j’ai laissé partir l’homme qui a partagé toute ma vingtaine parce qu’il ne pouvait plus me rendre heureuse et que je ne pouvais plus le rendre heureux. Mon sentiment amoureux s’est progressivement éteint dès l’instant où il n’était plus partagé avec l’être aimé. La séparation a été douloureuse, mais la souffrance ne dure qu’un temps. Je l’ai laissé partir parce qu’il était amoureux d’une autre femme, avec qui il semble heureux à présent. Et grand bien m’a pris, car cela m’a permis de rencontrer un autre homme tout aussi aimant, bienveillant et respectueux (et avec plein d’autres qualités !). 

    Cet ouvrage me semble utile pour nombre de femmes de mon entourage qui s’enlisent dans des relations toxiques, qui donnent trop d’énergie physique et mentale pour tenter de faire durer une relation qui les détruit, qui continuent à pleurer la fin d’une relation toxique, des mois ou des années plus tard. Si j’en connais quelques-unes dans cette situation, alors nous en connaissons tous et toutes : il fallait donc que j’écrive une chronique de Révolution amoureuse !

    C’est aussi notre histoire familiale, notre entourage et notre milieu social qui agissent sur la manière dont nous percevons et vivons l’amour. On peut regretter que l’autrice parle assez peu des incidences de la classe sociale et des conditions matérielles sur nos relations. Quand on vit en couple et qu’on partage la même chambre, on peut payer un loyer moins cher, mais on s’expose à une promiscuité permanente. Quand on a une situation financière et professionnelle précaire, on réfléchit à deux fois avant de quitter un conjoint violent. On ne peut pas faire abstraction des conditions de vie que nous imposent la pauvreté, le handicap, le racisme lorsqu’on envisage nos relations aux autres.

    Mais la force de cet ouvrage, c’est de sortir l’amour de la sphère privée. Tout est politique, y compris l’amour. Cet ouvrage ne relève donc pas du développement personnel : il invite à mettre en pratique le féminisme dans l’ensemble de nos relations, dans le but de changer notre mode d’organisation, de lutter contre les hiérarchies et les rapports de domination. La révolution amoureuse est tout autant personnelle que collective. Faisons passer le mot !

    Merci à Sarah de m’avoir prêté ce petit ouvrage salutaire, et merci aux éditions Binge de l’avoir traduit et publié.

    Lisez aussi

    Essais

    Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges Christelle Murhula

    Beauté fatale Mona Chollet

    Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert

    Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Éliane Viennot

    Tirons la langue Davy Borde

    Le Deuxième Sexe 1 Simone de Beauvoir

    Le Ventre des femmes Françoise Vergès

    Ceci est mon sang Elise Thiébaut

    Masculin/Féminin 1 Françoise Héritier

    Libérées Titiou Lecoq

    Les Humilié·es Rozenn Le Carboulec

    Non c'est non Irène Zeilinger

    Rage against the machisme Mathilde Larrère

    Nous sommes tous des féministes Chimamanda Ngozi Adichie

    Manifeste d'une femme trans Julia Serano

    Moi les hommes, je les déteste Pauline Harmange

    Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)

    Littérature et récits

    Le Chœur des femmes Martin Winckler

    Vivre ma vie Emma Goldman

    La Commune Louise Michel

    Assata, une autobiographie Assata Shakur

    Une si longue lettre Mariama Bâ

    L'Œil le plus bleu Toni Morrison

    Le Cantique de Meméia Heloneida Studart

    Instinct primaire Pia Petersen

    Histoire d'Awu Justine Mintsa

    Une femme à Berlin Anonyme 

    Bandes dessinées

    Camel Joe Claire Duplan

    L’Histoire d’une huître Cualli Carnago

    Corps à coeur Coeur à corps Léa Castor

     

    1. Page 72. -2. Page 46. -3. Page 78.


    Révolution amoureuse. Pour en finir avec le mythe de l’amour romantique

    Coral Herrera Gómez

    Traduit de l’espagnol par Sophie Hofnung

    Binge audio éditions

    2021

    160 pages

    17 euros

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  • Chronique des 10 ans

    la guerre des mots bibliolingusLa guerre des mots
    Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie

    Selim Derkaoui et Nicolas Framont

    Illustrations d’Antoine Glorieux

    Le passager clandestin

    2020

     

    Concours Instagram du 6 au 9 janvier 2022 pour gagner un exemplaire

    « Charges sociales », « projet », « égalité des chances », « classe moyenne », « ascenseur social », « réforme »… J’ai souvent écrit dans mes chroniques que les mots sont essentiels dans nos luttes, c’est pourquoi j’ai choisi de vous présenter La guerre des mots pour fêter les 10 ans de Bibliolingus. Les auteurs de cet ouvrage particulièrement bien conçu, riche et clair mettent à nu les mécanismes langagiers de la classe bourgeoise pour asseoir son emprise idéologique et nous faire travailler contre l’intérêt de la classe laborieuse. Voilà un livre salutaire à l’approche des élections présidentielles qui relèvent de la mascarade !

    « La lutte de classes n'a jamais cessé1. »

    Contrairement à ce que la classe politico-médiatique veut le faire croire, la lutte des classes n’a jamais cessé. La société capitaliste est toujours très hiérarchisée : d’un côté, la bourgeoisie (le gouvernement, le patronat, les actionnaires, les grand·es propriétaires) contrôle les moyens de production, les modes de vie et les règles du capitalisme ; et, de l’autre, la classe laborieuse assure les fonctions vitales de toustes. C’est une réalité, la première tire ses revenus du travail de la seconde.

    « Les dominants ont des raisons de l’être, et les dominés l’ont bien cherché2. »

    La classe bourgeoise a mis en œuvre un ensemble de fictions idéologiques diffusées à longueur de journée dans les médias complaisants : les bourgeois·es sont riches et puissant·es parce qu’iels sont doué·es et qu’iels le méritent, les pauvres sont pauvres parce qu’iels ne savent pas gérer leur argent, parce qu’iels ne connaissent rien à l’économie, parce qu’iels n’ont pas fait les bonnes études, parce qu’iels sont fainéant·es, anti-républicain·es, communautaires, extrémistes, musulman·es, fainéant·es, malchanceux·ses…

    La guerre des mots-répartition des salaires

    À coups de mensonges, de langue de bois, d’abus de langage et de phrases méprisantes, les fictions idéologiques de la classe bourgeoise ont plusieurs fonctions :

    • faire accepter la domination économique, politique, médiatique de la bourgeoisie ;
    • invisibiliser ses propres privilèges en attribuant ses richesses et ses pouvoirs à des qualités individuelles, et en s’incluant au sein d’une « classe moyenne » vague et montée de toutes pièces ;
    • masquer les hiérarchies, les liens de subordination et la conflictualité intrinsèques au système capitaliste ;
    • faire croire que ses intérêts sont ceux de l’ensemble de la population ;
    • justifier la casse des services publics et forcer l’extension du marché dans tous les aspects de nos vies ;
    • faire accepter le chômage de masse, la précarisation, la souffrance au travail et la pauvreté du plus grand nombre au profit d’une minorité aisée ;
    • faire croire que chacun·e d’entre nous peut devenir riche et puissant·e ;
    • empêcher la critique de l’ordre social, discréditer et décourager nos luttes, légitimer la répression (notamment policière) dont nos mouvements sociaux font l’objet.

    « La vie d’un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier. [...] Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties3. » (Emmanuel Macron)

    Parmi les nombreux subterfuges utilisés, je voudrais vous parler de celui de la « prise de risque ». Dans la fiction idéologique de la classe bourgeoise, le·a patron·ne est un·e « entrepreneur·se », un·e « visionnaire » dont on loue l’audace, le courage, l’intelligence et le mérite, alors qu’iel a pu créer son entreprise grâce à son patrimoine financier et immobilier, grâce à son héritage, grâce à son réseau familial ou scolaire. En cas de liquidation, que dire des salarié·es, dont la perte de leur emploi équivaut à une mise à mort s’iels ne retrouvent pas immédiatement un nouvel emploi ? Que dire des travailleur·ses ubérisé·es, des autoentrepreneur·ses (dont je fais partie), qui prennent en charge tous les risques ? Que dire des personnes qui souffrent de maladies physiques et mentales liées à leurs conditions de travail ? Enfin, que dire des 1535 personnes mortes dans l’effondrement de l’atelier de textile du Rana Plaza en 2013 ?

    La guerre des mots-prise de risque

    «  Non, le gouvernement n’agit pas comme dans une dictature : il n’a de cesse de consulter les partenaires sociaux, de communiquer avec pédagogie4. »

    Je veux aussi vous parler du « dialogue social », à l’instar de l’immense mascarade du « Grand Débat national » instauré en 2019 après les Gilets jaunes. Pour la classe bourgeoise, il s’agit de mettre en scène des débats « ouverts », « démocratiques », aussi bien au sein de la société que des entreprises avec les « partenaires sociaux » pour donner l’impression d’agir, de « collaborer », et pour gérer les mouvements sociaux. Mais en fin de compte, plus il y a du « dialogue social », plus le gouvernement et le patronat décident.

    Le « dialogue social » est inefficace et vain, il vise à désamorcer les mouvements sociaux, à apaiser le sentiment d’injustice (la « grogne »). Toute action politique qui sort de ce cadre est aussitôt discréditée et perçue comme violente (je me souviens en 2015 de la chemise arrachée du cadre d’Air France qui a fait davantage la Une des médias que les 2900 emplois menacés par le « plan de restructuration »).

    La guerre des mots-cfdtMon avis

    La guerre des mots est un ouvrage nécessaire à l’édifice de nos luttes émancipatrices. Effectivement, comment nous organiser si nous ne parvenons pas à nommer nos adversaires et à cerner leurs stratégies de dépolitisation ? Pour reprendre le pouvoir, il nous faut retrouver le sens des mots.

    Je n’ai pas choisi cet ouvrage par hasard pour fêter les 10 ans de Bibliolingus : La guerre des mots est très bien conçu de bout en bout ! Ce n’est pas un dictionnaire qui se lit de manière aléatoire et décousue, c’est un ouvrage qui explique les concepts politico-médiatiques dans une suite cohérente et progressive. Il s’achève par la notion centrale dans nos luttes, la « gauche », qui a été récupérée par la bourgeoisie pour se donner des airs d’humanité.

    Cet ouvrage est particulièrement complet, puisque les analyses des discours de la bourgeoisie sont appuyées de rétrospectives historiques sur la lutte des classes (colonisation, esclavage, révolution de 1848, Commune de Paris, élection d’Hitler, guerres mondiales…), et des illustrations très efficaces et parfois grinçantes d’Antoine Glorieux.

    Merci aux éditions indépendantes et engagées du passager clandestin d’être à mes côtés pour fêter les 10 ans de Bibliolingus ! À cette occasion, je vous propose, pour la première fois, un concours sur Instagram pour gagner un exemplaire de La guerre des mots ! Bonne chance !La guerre des mots-demander poliment

    Lisez aussi

    Essais

    Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot Sociologie de la bourgeoisie

    Julien Brygo et Olivier Cyran Boulots de merde !

    Edward Bernays Propaganda

    Collectif Journalistes précaires, journalistes au quotidien (100e chronique)

    Pierre Bourdieu Sur la télévision 

    Paul Nizan Les Chiens de garde

    Daniel Schneidermann Du journalisme après Bourdieu

    John Stauber et Sheldon Rampton L'Industrie du mensonge

    Peter Gelderloos Comment la non-violence protège l’État

    Mathieu Rigouste La Domination policière

    Didier Fassin La Force de l’ordre

    Collectif Le fond de l'air est jaune

    Normand Baillargeon L’ordre moins le pouvoir  

    Eric Fournier "La Commune n'est pas morte"

    Louise Michel La Commune

    Chris Harman Un siècle d'espoir et d'horreur, une histoire populaire du XXe siècle

    Collectif En finir avec les idées fausses sur les pauvres
    et la pauvreté

    Littérature

    Irène Némirovsky Le Maître des âmes

    Thierry Beinstingel Retour aux mots sauvages

    Jean Meckert Les Coups

    Emile Zola La Curée (tome 2)

    Richard Krawiec Dandy

    Iain Levison Tribulations d'un précaire

    Iain Levison Un petit boulot

    José Saramago L'Aveuglement

    José Saramago La Lucidité

    Récits

    Jean-Pierre Levaray Je vous écris de l'usine

    Emma Goldman Vivre ma vie 

    Regardez aussi

     

    1. Page 243. -2. Page 23. -3. Page 113. -4. Page 185.

    La guerre des mots

    Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie

    Selim Derkaoui et Nicolas Framont

    Illustrations d’Antoine Glorieux

    Préface de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

    Le passager clandestin

    2020

    256 pages

    17 €

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  • le ventre des villes carolyn steel bibliolingus

    Le ventre des villes

    Carolyn Steel

    Éditions Rue de l’échiquier

    2016

     

    Dans cet ouvrage colossal publié par les éditions indépendantes Rue de l’échiquier, l’architecte britannique Carolyn Steel montre comment la nourriture façonne nos villes, dans lesquelles vivaient en 2018 54 % de la population mondiale, soit 3,9 milliards de personnes. Chacun des aspects de la nourriture a des conséquences catastrophiques sur la société, les êtres humains, les animaux et la planète : l’agriculture et l’élevage, le transport et la vente de la nourriture dans les villes, la préparation et la consommation des repas, l’élimination des restes... Le travail de l’autrice permet de comprendre les paradoxes et les risques qui agitent notre société, et de prendre conscience que l’alimentation est au carrefour de toutes les problématiques depuis la nuit des temps. Une lecture édifiante !

    Un système vulnérable

    « En termes de catastrophe environnementale, la civilisation industrielle est un chantier en cours : en bonne voie vers l’effondrement, mais pas encore suffisamment près du gouffre pour réprimer son fatal penchant énergivore1. »

    L’ensemble du système alimentaire est une catastrophe sociale, politique, économique et écologique. Comme nous le voyons depuis le premier confinement à la suite du Covid, ce système est si mondialisé, rationalisé, complexifié, à flux tendu et énergivore que la moindre perturbation entraîne des pénuries jusque dans les supermarchés. 

    Notre sécurité alimentaire est quasi inexistante : elle dépend des lois du marché et du monopole des multinationales, des décisions absurdes ou criminelles des gouvernements successifs et des affaires géopolitiques, des dérèglements climatiques et de l’épuisement des ressources naturelles (à commencer par le pétrole qui est au fondement de notre mode de vie). Pour le dire clairement, ce système n’est pas conçu pour faire face aux multiples effondrements en cours et à venir.

    L’agriculture

    Commençons par les terres agricoles qui ont fait l’objet d’une privatisation au profit de quelques grandes entreprises, au détriment des petites. Les réglementations contraignent tout·e agriculteurice à s’endetter, à employer des OGM, des produits chimiques et polluants, et n’encouragent pas les méthodes plus respectueuses de la planète, comme la bio ou la permaculture

    Ces terres agricoles sont sans cesse menacées par des constructions inutiles et néfastes : avec l’étalement urbain, on construit toujours plus de logements sur des terres cultivables, alors que nombre de bâtiments en ville sont vacants et pourraient être confiés aux personnes en difficulté ou aux sans-domicile qui crèvent à nos pieds. Sur ces terres arables, on construit toujours plus de centres commerciaux et de complexes de loisirs artificiels, tandis que les ZAD qui visent à protéger les territoires naturels sont systématiquement réprimées et détruites.

    Les animaux, les premières victimes

    Mais, dans cette course à la nourriture bon marché, je regrette que l’autrice ne souligne pas assez que les animaux en sont les premières victimes. Rien qu’en France, plus de 3 millions d’animaux sont tués chaque jour pour la consommation humaine.

    Leur vie et leur mort sont rationalisées. Leur cage, leur alimentation, leur santé mentale, leur vie sociale, leur « durée de vie », leur acheminement vers l’abattoir, leur assassinat loin des regards, tout cela est quantifié, anticipé, taylorisé. Une fois dépecés, écorchés, éviscérés, brûlés, blanchis, rosis et placés dans des barquettes sous vide aseptisées et congelées, les cadavres des animaux sont acheminés à travers le monde entier vers les plateformes de logistique, les centres commerciaux et les supermarchés, jusque dans nos assiettes.

    La nourriture est politique

    « L’alimentation s’avère détenir une extraordinaire capacité à transformer non seulement les paysages, mais aussi les structures politiques, les espaces publics, les relations sociales, les villes2. »

    Ce qu’on mange nous appartient, c’est une liberté fondamentale. On devrait pouvoir choisir et contrôler ce qu’on fait entrer dans notre corps plusieurs fois par jour durant toute notre vie.

    Si la grande distribution ne contrôlait pas à ce point l’ensemble du système alimentaire, de notre mode de vie occidental, et, in fine, de notre nourriture, on pourrait choisir parmi des milliers de variétés de fruits et de légumes : des gros, des petits, des moches, des rabougris. On saurait d’où ils proviennent, en toute transparence, et on pourrait choisir des aliments locaux, acheminés avec des moyens de locomotion peu polluants, produits dans des conditions respectueuses de la planète, des animaux et des agriculteurices, aussi bien celleux d’Europe que les autochtones à l’autre bout du monde. On ne mangerait pas les bananes martiniquaises arrosées de chlordécone, ce produit chimique qui empoisonne les agriculteurices réduit·es en esclavage avec la complicité des gouvernements français successifs. 

    Ce qu’on mange, la manière dont on se le procure et ce qu’on fait des restes, tout cela est hautement politique. La nourriture est source d’injustices entre les classes, les genres, les races, les générations, les religions, les régions. Elle a justifié des guerres et des conquêtes. Elle a justifié l’assignation des femmes à la cuisine, jusqu’à ce que nous soyons délivrées de cette corvée par les plats tout préparés de l’industrie agroalimentaire à partir de la moitié du XXe siècle. La nourriture est un objet de fantasmes, de croyances, de préjugés, de rituels. Elle est aussi vectrice de maladies comme le diabète, l’obésité ou les troubles du comportement alimentaire.

    Les restes alimentaires, qui étaient avant l’ère industrielle des ressources précieuses utilisées comme engrais, sont aujourd’hui vaguement triés, renvoyés à la mer (cette poubelle géante) ou incinérés. Les quantités gâchées sont indécentes eu égard aux populations affamées (la famine étant la première cause de mortalité au monde ), mais elles ne représentent rien en comparaison des continents de plastiques, des marées de pétrole et des puits de déchets nucléaires que la civilisation génère.

    Carolyn Steel explique comment la production de la nourriture et son acheminement ont façonné l’urbanisme de nos villes, leurs axes de circulation, leur démographie, leur campagne, et comment tout cela a été révolutionné par l’arrivée des chemins de fer. Elle explique par exemple qu’à Paris les égouts ont été construits sous les grands boulevards à l’époque du baron Haussmann (1852-1870), et qu’à la même époque, les Halles parisiennes, brillamment décrites par Émile Zola (Le Ventre de Paris), étaient le principal marché alimentaire de toute la ville, ce qui explique sa géographie centrale. 

    L’autrice insiste aussi sur le fait que la nourriture a le pouvoir de nous réunir. Elle n’a pas toujours été consommée dans les lieux anonymes, individualistes, aseptisés, privatisés que sont les restaurants, et encore moins dans les fast-foods qui sont des concentrés d’exploitation humaine et animale. Avant l’ère industrielle, les marchés alimentaires étaient des lieux politiques, à l’instar de l’agora à Athènes ou du forum à Rome.

    Reprendre le contrôle de notre alimentation pour tendre vers l’autosuffisance alimentaire, c’est un bon point de départ pour faire face aux catastrophes sociales, politiques, écologiques en cours et à venir ; c’est un excellent levier pour organiser l’autogestion, pour tisser des liens entre les gens, les communautés, les luttes, et avec les animaux et la nature.

    Mon avis

    Nous sommes aveuglé·es par notre mode de vie capitaliste malade, insoutenable et destructeur, et déconnecté·es de la nature et de la nourriture. Le sujet de l’alimentation ne pouvait que m’intéresser, parce que la nourriture a pris une place plus importante dans ma vie depuis que je suis devenue végane en 2015, aussi bien pour des raisons éthiques qu’écologiques.

    À travers l’histoire de la nourriture en Grande-Bretagne et en particulier à Londres, l’autrice parvient à mettre en perspective toutes les problématiques qui me sont pourtant familières depuis longtemps. Elle le fait simplement et sans jargon, avec quelques illustrations à l’appui, si bien que je n’ai pas vu les 400 pages défiler !

    Pour moi, l’intérêt de l’ouvrage ne réside pas tant dans les solutions proposées en vue de (re)fonder des villes écologiques que dans l’analyse du système et de ses problèmes, car je trouve que Carolyn Steel a des positions plutôt réformistes (par exemple, elle semble cautionner le carnisme et l’exploitation animale, pourvu que les animaux soient “bien traités », et entretenir la croyance que la technologie et le progrès sont profitables à la civilisation). Cela dit, je lirai peut-être les pistes qu’elle propose dans son dernier ouvrage Sitopia, également paru à Rue de l’échiquier (pour lesquelles je fais un peu d’administratif).

    En fait, faire le lien entre la nourriture et la ville, c’est comme chausser de nouvelles lunettes pour voir le monde : tout est sous nos yeux, et pourtant nous ne voyons pas ce qui cloche. C’est comme lorsque je me suis renseignée sur l’écoféminisme et que j’ai commencé à analyser toutes les problématiques sous l’angle croisé du féminisme et de l’écologie. Alors, prêt·e à ouvrir les yeux sur la manière dont nous mangeons ?

    Lisez aussi

    Essais

    Ophélie Véron Planète végane

    Peter Singer La Libération animale

    Jonathan Safran Foer Faut-il manger les animaux ?

    Alistair Smith La Saga de la banane

    Ruby Roth Ne nous mangez pas !

    Martin Page Les animaux ne sont pas comestibles

    Marie-Monique Robin Les Moissons du futur. Comment l'agroécologie peut nourrir le monde

    Jared Diamond Effondrement

    Pablo Servigne, Raphaël Stevens Comment tout peut s'effondrer

    Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle Une autre fin du monde est possible

    Normand Baillargeon L’ordre moins le pouvoir 

    Littérature

    Émile Zola Le Ventre de Paris (tome 3)

    Upton Sinclair La Jungle

    Karin Serres Monde sans oiseaux

    Louise Erdrich La Chorale des maîtres bouchers

     

    1. Page 366. -2 .Page 414.

     

     

    Le Ventre des villes

    Hungry city (How Food Shapes Our Lives)

    Traduit de l’anglais par Marianne Bouvier

    Carolyn Steel

    Éditions Rue de l’échiquier

    Collection l’écopoche

    2021

    464 pages

    12,50 euros

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