• des femmes et du style azelie fayolle divergences bibliolingus

    Des femmes et du style

    Pour un feminist gaze 

    Azélie Fayolle

    Éditions divergences

    2023

     

    Merci aux éditions divergences de m’avoir offert le livre !

     

    Comment écrivent les féministes ? Qu’est-ce qui définit l’écriture féministe ? À travers l’étude de nombreux textes, la chercheuse, enseignante et youtubeuse (Un grain de lettres) Azélie Fayolle tente de définir le feminist gaze (en opposition au male gaze) qui porte un regard féministe et politique sur le monde. Dans cet ouvrage particulièrement dense et riche de références (ma pile à lire a pris de la hauteur !), Azélie Fayolle propose un grand panorama de la littérature féministe. Elle montre que les thèmes explorés sont nombreux, et que tous les genres se prêtent au feminist gaze. Un ouvrage plutôt universitaire que je vois comme une invitation à (re)lire en féministe, à interroger les imaginaires éculés et étroits des hommes blancs, bourgeois, hétéros, individualistes, pour en créer de nouveaux !

    « Inscrites dans les “silences de l’histoire”, les femmes ont été peu nombreuses à avoir eu un rôle historique de premier plan, et elles ont été oubliées1. »

    Écrire, c’est déjà sortir du silence dans lequel les femmes ont longtemps été reléguées, après avoir été considérées comme des possessions pendant des siècles, même sur le plan juridique (merci Napoléon). Et depuis que les femmes s’expriment, toute exposition publique entraîne potentiellement du harcèlement et des violences (il n’y a qu’à voir la manière dont Frédéric Beigbeder a critiqué le livre de Lena Mahfouf !).

    « Privées de modèle, dressées à la vie domestique et à la gentillesse timide, les femmes doivent lutter pour prendre la parole, comme le montre l’hostilité dont elles sont toujours la cible, dans l’arène politique, comme dans le harcèlement, parfois organisé, dont les femmes (en particulier noires) sont victimes en ligne. Leur parole, quand elle n’est pas étouffée, est disqualifiée, inécoutée, déformée, moquée, appropriée, et parfois punie2. »

    « La littérature est, comme le pensait [Monique] Wittig, un cheval de Troie, qui périme les vieilles formes et les imaginaires rances3. »

    Dans la continuité d’Iris Brey et de son female gaze, Azélie Fayolle définit la littérature féministe par son feminist gaze, c’est-à-dire par la manière dont les femmes représentent et politisent le monde. 

    À travers l’étude de nombreux textes (au moins 200 !), l’autrice montre que les thèmes explorés sont nombreux : l’hétéropatriarcat, le mariage, l’amour, les injonctions contradictoires, l’émancipation, la culture du viol ; la sexualité, l’intimité, le lesbianisme ; l’autodéfense, la résistance… Et, au croisement de tous ces thèmes, il y a souvent le corps : le corps objectivé, haï, violenté, violé, racisé. 

    Le corps soumis à des transformations durant différentes étapes de la vie (la puberté, la grossesse, la vieillesse) est particulièrement propice au genre de l’horreur et au body horror, à l’instar de la nouvelle « Ma pathologie » de Lisa Tuttle (dans le recueil Ainsi naissent les fantômes aux éditions Dystopia).

    Comment dire la violence sexuelle ? Comment politiser la souffrance ? Comment parler du viol (un événement « central et fondateur » pour reprendre les mots de Léonore Brassard) ? Certaines choisissent l’ellipse, tandis que d’autres en parlent frontalement, comme Virginie Despentes dans King Kong Théorie et dans Baise-moi (chroniques en préparation). A rebours du male gaze, les représentations féministes du viol évitent toute érotisation, et encourage l’empathie avec la victime plutôt qu’avec le violeur.

    Pour Ursula Le Guin, il s’agit de déjouer l’intrigue linéaire traditionnelle qui met en scène un héros seul, masculin et blanc, dont l’action se résume au conflit. L’écriture féministe fait place au quotidien, habituellement considéré comme un non-événement, en tant que sujet à part entière, à l’instar de l’œuvre d’Annie Ernaux

    L’autrice montre aussi les nombreux procédés utilisés pour porter le feminist gaze : les procédés narratifs, les figures de style, le détournement des stéréotypes, l’inversion des stigmates, le recours à l’humour et au trollage… 

    Littérature blanche, chick-lit, policier, témoignages, science-fiction, poésie, théâtre, manifestes, essais… Finalement, tous les genres se prêtent au feminist gaze. Et, quel que soit le genre choisi, beaucoup de textes ont au moins deux choses en commun : 

    • ils cherchent à ouvrir les possibles, à imaginer des alternatives au système hétéropatriarcal, comme Le Cœur synthétique (2020), de Chloé Delaume, qui explore les différentes formes d’amour hors de l’hétéropatriarcat et la vie en communauté entre femmes ;
    • ils partent du « je » singulier pour lui donner une dimension politique et collective, qui résonne en chacun·e de nous

    « Peut-être faut-il considérer comme “utopiste” toute la littérature féministe, tant elle suppose un optimisme peu adéquat au monde patriarcal. Elle repose en tout cas sur une foi aussi simple qu’évidente : il peut en aller autrement ― et les voix des femmes proposant cet ailleurs, cet autrement, pourraient ne pas tomber dans l’oubli. Cette utopie se fonde d’abord sur le constat d’une réalité qui ne va pas comme elle est dite : en dire et en dénoncer l’injustice, c’est déjà rêver et construire un monde meilleur4. »

    Inventer une langue féministe

    Mais écrire en féministe, ce n’est pas seulement aborder les thèmes qui nous sont chers, c’est aussi inventer une langue féministe, une langue inclusive, « dépatriarcalisée », popularisée par Éliane Viennot en 2017. Plusieurs autrices s’y sont essayé : on pense bien entendu aux Guérillères de Monique Wittig qui fait du « elles » un féminin pluriel neutre, ou encore aux Contes à rebours de Tiphaine D qui utilise la féminine universelle.

    « Tout un vocabulaire féministe de la sexualité s’invente pour dégager les connotations dévalorisantes de la sexualité (baiser/être baisé·e). La pénétration, présupposée active et masculine, peut se dire comme un “enveloppement” ou une “circlusion”, proposée en 2016 par la philosophe Bini Adamczak, et popularisé par Martin Page dans Au-delà de la pénétration (2019)5. »

    Mon avis

    L’écriture féministe m’intéresse beaucoup car j’avais voulu y consacrer un mémoire de master en 2011, mais, face à un sujet aussi casse-gueule, j’ai finalement choisi de traiter la question du prix du livre, et en particulier du format poche qui a permis de rendre le livre accessible au plus grand nombre. 

    Au début de ma lecture, j’étais mitigée : tout d’abord, le sujet est très vaste, le corpus infini, et par conséquent, la structure du livre assez obscure, car tous les genres se prêtent au feminist gaze et les procédés pour le mettre en œuvre sont innombrables. Azélie Fayolle a fourni un impressionnant travail de recherche, les références et les analyses sont très nombreuses. D’autre part, on peut regretter l’absence des thèmes du handicap et de la transidentité, ainsi que de la bande-dessinée et des mangas, mais le sujet du feminist gaze est si vaste que l’autrice n’aurait pas pu tout explorer. Elle a tout de même abordé la question de la chick-lit, un sous-genre populaire et dévalorisé, comme Cinquante nuances de Grey d’E. L. James, ce qui m’a fait bien rire car j’en ai édité pendant un an !

    Et finalement, plus j’avançais, plus la lecture m’intéressait ! En fin de compte, cet ouvrage est une invitation à (re)lire en féministe, à cultiver ce regard féministe, à interroger les imaginaires éculés et étroits des hommes blancs, bourgeois, hétéros, individualistes, pour en créer de nouveaux. D’autant que, de ce que j’ai pu constater, la plupart des textes qu’Azélie Fayolle étudie sont disponibles en librairie ou en bibliothèque. L’écriture ouvre un immense champ des possibles, et cet ouvrage a fait sensiblement augmenter ma pile à lire, pour mon plus grand bonheur !

    Voici quelques-uns des livres qui me font envie après avoir terminé ma lecture (et qui sont dispo dans mes bibliothèques de quartier) :

    • Herland de Charlotte Perkins Gilman ;
    • Les Filles d’Égalie de Gerd Brantenberg ;
    • Les Orageuses de Marcia Burnier ;
    • Contes à rebours de Typhaine D ;
    • La Pensée féministe noire de Patricia Hill Collins.

    Enfin, un dernier mot sur les éditions divergences : cette maison d’édition indépendante et engagée propose une mise en page très agréable à lire qui fait penser aux essais militants des années 1970. J’adore !

    « Lire, relire en féministe, c’est participer à la réévalusation de ce canon, l’élargir à des voix minorées (et pas seulement féminines, ni féministes) et faire entendre celles qui n’ont jamais pu parler, en les devinant derrière le male gaze et dans la ventriloquie masculine, et que nous voulons lire6. »

    Lisez aussi

    Essais

    Simone de Beauvoir Le Deuxième Sexe 1

    Éliane Viennot Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin !

    Davy Borde Tirons la langue

    Pauline Harmange Moi les hommes, je les déteste

    Coral Herrera Gomez Révolution amoureuse

    Françoise Héritier Masculin/Féminin 1

    Mathilde Larrère Rage against the machisme

    Titiou Lecoq Libérées

    Christelle Murhula Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges

    Valérie Rey-Robert Une culture du viol à la française

    Julia Serano Manifeste d'une femme trans

    Françoise Vergès Le Ventre des femmes

    Irène Zeilinger Non c'est non

    Récits

    Dorothy Allison Deux ou trois choses dont je suis sûre

    Anonyme Une femme à Berlin

    Jeanne Cordelier La Dérobade

    Gabrielle Deydier On ne naît pas grosse

    Mika Etchébéhère Ma guerre d'Espagne à moi

    Emma Goldman Vivre ma vie 

    Rosa Parks Mon histoire 

    Assata Shakur Assata, une autobiographie

    Littérature

    Chimamanda Ngozi Adichie Americanah

    Dorothy Allison L'Histoire de Bone

    Dorothy Allison Retour à Cayro (200e chronique)

    Mariama Bâ Une si longue lettre 

    Amanda Eyre Ward Le Ciel tout autour

    Justine Mintsa Histoire d'Awu

    Toni Morrison Beloved

    Erika Nomeni L'Amour de nous-mêmes

    Elsa Osorio La Capitana

    Heloneida Studart Le Bourreau

    Heloneida Studart Le Cantique de Meméia

    Martin Winckler Le Chœur des femmes

    Zakiya Dalila Harris Black Girl 

    Illustrés

    Léa Castor Corps à cœur Cœur à corps 

    Claire Duplan Camel Joe 

     

    1. Page 117. -2. page 44. 3-. Pages 184-185. -4. Page 181. -5. page 131. -6. Page 185.

     

    Des femmes et du style. Pour un feminist gaze

    Azélie Fayolle

    Éditions divergences

    2023

    216 pages

    16 euros

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  • amours silencies christelle murhula bibliolingus

    Amours silenciées

    Repenser la révolution romantique depuis les marges

    Christelle Murhula

    Éditions Daronnes

    2022

     

    Ces dernières années, le mouvement féministe s’est (re)emparé de l’amour comme terrain de lutte. On parle certes de patriarcat, mais de nombreuses problématiques restent à articuler en rapport avec l’amour. Au sein des relations amoureuses, un ensemble de discriminations entre en ligne de compte : le capitalisme, le racisme, le validisme, le classisme, pour ne citer que celles-ci. L’ouvrage de Christelle Murhula, publié par les toutes jeunes éditions Daronnes (disponible sur Alterlibris.fr, mon association), indépendantes et féministes, apporte une pierre à l’édifice.

    « On ne pense pas la femme noire comme une femme amoureuse1. »

    Christelle Murhula part du constat que la « révolution romantique » qui agite le mouvement féministe ces dernières années est mené par des femmes blanches de classe aisée. Or, pour l’autrice, il s’agit d’articuler ensemble les différentes problématiques qui ont un impact sur nos relations amoureuses : le patriarcat, l’hétérosexisme, le capitalisme, le racisme, le validisme et le classisme. De cette révolution romantique en cours sont exclues les femmes non blanches (dont l’autrice parle plus particulièrement, en tant que personne concernée), mais aussi les femmes handicapées, grosses, pauvres, lesbiennes, bisexuelles, asexuelles ou aromantiques. Comme tous les autres aspects de la société, la « préférence amoureuse » est sans doute le fruit d’une construction sociale.

    « Pourquoi certaines peuvent avoir le temps de réfléchir aux relations romantiques plus que d’autres2 ? »

    L’autrice explique que les femmes noires ne sont pas perçues comme des partenaires amoureuses, comme un sujet de désir. Situées en bas de la hiérarchie sociale, elles ne sont pas convoitées dans le « marché de l’amour », elles sont invisibilisées. Soit elles sont hyposexualisées, relayées au rang d’amies, soit elles sont hypersexualisées, animalisées, ce qui n’en fait pas pour autant des partenaires amoureuses. Même les hommes noirs ne veulent pas d’une femme noire comme partenaire, car ce serait une régression sociale (et, à ce sujet, l’autrice explique ce qu’est le colorisme et la hiérarchie des couleurs de peau).

    Les femmes pauvres (qui peuvent également être racisées, puisque les deux vont souvent de pair) sont également exclues de la révolution amoureuse. Dans une démarche de déconstruction des genres et d’émancipation, le mouvement féministe en cours invoque le « célibat choisi », le « lesbianisme politique » ou l’éducation du conjoint au féminisme : mais qu’en est-il des femmes qui luttent quotidiennement pour leur leur survie ? Comment envisager d’éduquer son conjoint au féminisme quand on doit déjà jongler avec plusieurs boulots pour payer le loyer ? Comment envisager de vivre seule lorsqu’on est mère célibataire avec un Smic ? Dans une société qui érige le couple hétérosexuel en norme absolue pour les femmes, surtout si le partenaire est un homme blanc, choisir le « célibat politique » ou le « lesbianisme politique » revient à être plus marginalisée, à subir plus d’oppressions. En fin de compte, cette révolution amoureuse peut paraître une injonction de plus pour celles qui ne peuvent pas matériellement se défaire des normes hétérosexuelles. Je rappelle à toutes fins utiles qu’il est plus facile d’être pauvre à deux que seul·e, que les femmes gagnent moins que les hommes, et qu’au sein de la catégorie sociale des femmes, les femmes racisées, handicapées, transgenre gagnent encore moins…

    Amours silenciées, ou comment le féminisme a exclu une majorité de femmes non privilégiées de la révolution romantique

    Voilà une pierre utile à l’édifice du(des) féminisme(s) que je défends, un ouvrage précieux que je vois comme un complément bienvenu à Révolution amoureuse de Coral Herrera Gomez, chroniqué l’an dernier. Cependant, l’introduction veut visibiliser l’ensemble des femmes marginalisées et discriminées, mais il est surtout question en fin de compte des femmes noires et des femmes issues des classes les plus pauvres, puisque l’autrice est directement concernée. Je me note donc qu’il me faudra lire d’autres travaux qui articulent l’amour à ces autres problématiques, sans parler de la transidentité ou de l’écologie qui sont absentes de cet ouvrage (et ce n’est pas un reproche !). 

    Au risque d’invoquer une banalité, faisons avec les moyens qui sont à notre portée, à l’échelle individuelle : changeons les choses à notre rythme, dressons un ordre de nos priorités, assurons notre survie avant tout. À l’échelle collective, on peut s’organiser au sein de syndicats, collectifs et associations, à l’instar du Front de mères cofondé par Fatima Ouassak et de Femmes en lutte 93 cofondé par Hanane Ameqrane, pour mettre en place une solidarité et permettre notre émancipation collective. 

    Car, au risque d’énoncer une autre banalité, l’amour ne réside pas seulement au sein du couple, mais dans toutes les relations humaines et non-humaines. Qu’on l’appelle amitié, sororité, fraternité, solidarité, adelphité, plan-cul ou camaraderie, l’amour est une source d’émancipation, il est le terreau d’une société heureuse.

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    Lisez aussi

    Essais

    Coral Herrera Gomez Révolution amoureuse

    Mona Chollet Beauté fatale

    Rozenn Le Carboulec Les Humilié·es 

    Pauline Harmange Moi les hommes, je les déteste

    Françoise Héritier Masculin/Féminin 1

    Mathilde Larrère Rage against the machisme

    Titiou Lecoq Libérées

    Valérie Rey-Robert Une culture du viol à la française

    Julia Serano Manifeste d'une femme trans

    Françoise Vergès Le Ventre des femmes

    La puissance des mères de Fatima Ouassak (non chroniqué)

    Des paillettes sur le compost de Myriam Bahaffou (non chroniqué)

    Littérature

    Erika Nomeni L'amour de nous-mêmes 

    Dorothy Allison L'Histoire de Bone

    Dorothy Allison Retour à Cayro (200e chronique)

    Zakiya Dalila Harris Black Girl 

    Zeyn Joukhadar Les Trente Noms de la nuit

    Récits

    Maya Angelou Tant que je serai noire 

    Emma Goldman Vivre ma vie 

    Jeanne Cordelier La Dérobade

    Gabrielle Deydier On ne naît pas grosse

    Illustrés

    Léa Castor Corps à cœur Cœur à corps 

    Claire Duplan Camel Joe 

    Cualli Carnago L’Histoire d’une huître

    1. Page 73. -2. Page 87.

     

    Amours silenciées

    Repenser la révolution romantique depuis les marges

    Christelle Murhula

    éditions Daronnes

    2022

    162 pages

    18 euros

    dispo sur alterlibris.fr (mon asso)

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  • décolonial stéphane dufoix bibliolingusDécolonial
    Stéphane Dufoix
    Éditions Anamosa
    2022

     

    Merci à Babelio pour son opération Masse critique

    Dans ce petit ouvrage, le chercheur en sciences sociales Stéphane Dufoix explique les différentes définitions des mots « décolonial » et « décolonialisme » et les réactions de droite et d’extrême droite qu’ils suscitent. Il revient rapidement sur l’histoire de la pensée décoloniale en sciences sociales qui vise à réduire l’hégémonie des cultures et savoirs occidentaux et à rendre visibles les savoirs invisibilisés des autres continents. Qu’est-ce que la colonialité ? Qu’est-ce qu’un point de vue situé ? Que sont l’universalisme et le pluriversalisme ? Quels sont les arguments des néo-républicain·es qui s’opposent farouchement à la pensée décoloniale ? Quelles sont les principales figures décoloniales au sein des sciences sociales ? Cet ouvrage, publié par les éditions indépendantes Anamosa, propose une porte d’entrée intéressante sur les débats qui agitent la société depuis plusieurs dizaines d’années.

    Un terme récent dont la définition est malléable

    « Décolonial » et « décolonialisme » sont des termes récents, mais de plus en plus utilisés depuis 2016. Pourtant, leurs définitions sont encore assez floues et sujettes à diverses manipulations, d’où l’objet de ce petit livre dans la collection Le mot est faible des éditions indépendantes Anamosa.

    Il y a celles et ceux qui s’en revendiquent, d’une manière positive, dans le cadre des sciences sociales et des mouvements anti-racistes et anti-décoloniaux, et celles et ceux qui s’y opposent, en particulier pour les intellectuel·les âgé·es, les chercheur·ses à la retraite (principalement des hommes blancs et bourgeois), dans les médias de droite et d’extrême-droite et au sein du gouvernement lui-même. Ces opposant·es mettent le « décolonialisme » dans le même sac idéologique que « l’islamo-gauchisme », « l’indigénisme » et le « wokisme ». 

    La définition du décolonialisme par celleux qui l’étudient…

    Même si le colonialisme a pris fin, l’impérialisme existe encore et les pratiques et politiques coloniales ont perduré malgré la fin du colonialisme. Inconsciemment, nos récits collectifs sont largement imprégnés de la pensée coloniale. C’est pour cette raison que, ces dernières années, les objets d’étude des sciences sociales ont beaucoup évolué : ils s’intéressent davantage au poids de la race et de la colonialité dans la société.

    Le concept de décolonialisme a donc émergé pour prendre conscience du fait que nos sciences sociales occidentales sont situées historiquement et géographiquement et n’ont rien d’universel. Nos savoirs sont le produit de notre histoire. Ils ne s’élaborent pas dans un huis-clos, hors de la société. Ils sont intrinsèquement liés aux travaux d’hommes blancs bourgeois et occidentaux, en particulier depuis le siècle des Lumières, qui ont érigé une structure des cultures et des valeurs au sein dans laquelle ils sont au sommet. Ainsi, au nom de l’universalisme, la science occidentale serait LA seule science, au détriment de toutes les représentations culturelles et scientifiques ailleurs dans le monde.

    Il s’agit donc de faire un pas de côté, de réduire la domination, l’hégémonie des sciences occidentales pour porter un regard sur les recherches menées partout ailleurs dans le monde, comme en Amérique latine, en Asie ou en Afrique et dans tous les anciens pays colonisés. Si on prend l’exemple de la sociologie, les travaux de Bourdieu, Derrida et Foucault sont connus et étudiés dans le monde entier. Mais connaissons-nous ne serait-ce qu’un·e seul·e chercheur·se en Argentine, en Malaisie, au Maroc ? Et peut-on vraiment appliquer les recherches de Bourdieu dans un contexte indien ? péruvien ? On ne se rend pas compte en France que tout un ensemble de savoirs sont en fait réduits au silence.

    L’auteur de ce petit ouvrage revient donc sur l’histoire du décolonialisme, qui aurait pour origine la création d’un groupe de recherche Modernité/Colonialité dans les années 1990, avec pour figures principales le sociologue péruvien Aníbal Quijano, qui a forgé la notion de « colonialité » du pouvoir, des savoirs et de lêtre en 1992, et le philosophe argentin Enrique Dussel qui invite à adopter une vision pluriversaliste pour une meilleure circulation des idées.

    Partant de ces constats, les chercheur·ses étudient de plus en plus les effets de la colonialité au sein de la société, et c’est ce qui fait visiblement peur aux opposant·es de la pensée décoloniale…

    …et celleux qui le dénoncent !

    La définition du décolonialsme est avant tout posée par ses opposant·es, qui l’utilisent comme un mot repoussoir. Pour elleux, le décolonialisme est un mouvement idéologique, purement militant, non universitaire, non scientifique, qui manque d’objectivité, de neutralité, de méthode. En mettant l’accent sur les identités raciales, ethniques et de genre, la pensée décoloniale mettrait en danger la cohésion sociale, l’unité de la Nation, la République indivisible. Le mouvement de décolonisation aurait « infiltré » et « contaminé » l’université (d’où le rapport commandité par la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal en 2021 sur l’islamo-gauchisme dans les universités).

    Pour Stéphane Dufoix, cette opposition n’est pas récente, elle relève d’un mouvement néo-républicain qui est à l’œuvre en France depuis les années 1990, avec toutes les polémiques soulevées sur le voile, la laïcité, « l’identité nationale », la « culpabilité » de l’esclavage et de la colonisation et la « repentance » qui irait avec, la gestion de l’immigration…

    Mon avis : l’importance des mots

    Je suis très contente d’avoir lu cet ouvrage qui entre parfaitement dans mon parcours de lecture sur le racisme. Décolonial de Stéphane Dufoix fait partie de la collection Le mot est faible des éditions indépendantes Anamosa, qui s’attache à étudier le sens des mots qui agitent nos débats. Faut-il que je rappelle combien les mots ont de l’importance dans la manière dont nous percevons le monde ? J’ai consacré plusieurs chroniques à ce sujet, notamment La Guerre des mots pour les 10 ans de Bibliolingus.

    J’aime beaucoup le concept de la collection : ce sont des textes très courts (moins de 100 pages), dans un format tout petit, qui ne sont pas impressionnants et qui permettent d’ouvrir une brèche, de se questionner sur notre langage sans se fader un gros ouvrage universitaire ! 

    Décolonial est le premier ouvrage que je découvre dans cette collection : même si Stéphane Dufoix m’a un peu perdue au début, j’ai trouvé que l’ensemble était clair. Comme le texte est très ramassé et concis, je pense qu’il faut tout de même avoir une certaine connaissance des débats passés et en cours pour comprendre l’ensemble des enjeux. Mais, comme pour tout essai, il ne faut pas hésiter à s’emparer physiquement du livre : lire et relire, revenir en arrière, souligner, se tourner vers des lectures complémentaires, ainsi que l’explique Modiie. Et l’avantage, c’est que celui-ci est petit ! La prise de risque est minime, c’est donc une bonne entrée en matière.

    J’apprécie aussi l’humilité de l’auteur qui, comme les sciences qu’il étudie, ne prétend pas être neutre. Comme nous toustes, son point de vue est situé : c’est un chercheur engagé, blanc et âgé de plus de cinquante ans.

    A la fin de cette lecture, je mesure combien l’édition a aussi un grand rôle à jouer dans la décolonisation des savoirs : en tant qu’éditeurs et éditrices, nous avons la possibilité de faire connaître les travaux de chercheur·ses originaires de pays dont la visibilité scientifique dans les sciences sociales mondiales demeure très faible. Même s’ils sont pris en étaux par des considérations économiques, nos choix éditoriaux ont un pouvoir sur la circulation des idées. Alors, éditeurs et éditrices, mais aussi lecteurs et lectrices, ouvrons les yeux sur ce qui s’écrit ailleurs qu’en Occident…

    Lisez aussi

    L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni 

    Retour dans l’œil du cyclone James Baldwin

    Mon histoire Rosa Parks

    Assata, une autobiographie Assata Shakur

    Le 16e round Rubin Carter 

    À jeter aux chiens Dorothy B. Hughes

    L'art de perdre Alice Zeniter 

    Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur Harper Lee

    Va et poste une sentinelle Harper Lee

    L'Intérieur de la nuit Léonora Miano

    Beloved Toni Morrison

    Americanah Chimamanda Ngozi Adichie

    Voici venir les rêveurs Imbolo Mbue

    Le Ventre des femmes Françoise Vergès

    Heineken en Afrique Olivier Van Beemen

    Françafrique, la famille recomposée Association Survie

    Découvrez aussi le numéro 24 de la revue Passerelle à ce sujet, et en accès libre.

    Décolonial

    Stéphane Dufoix

    Editions Anamosa

    Collection Le mot est faible

    2023

    104 pages

    9 euros

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