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    L’Édition

    indépendante critique. Engagements

    politiques et intellectuels

    Sophie Noël

    Presses de l’Enssib

    2012

     

    « Une structure éditoriale indépendante des groupes monopolistes qui phagocytent et tuent à petit feu l’édition en transformant connaissances et œuvres en produits. Des phrases qui donnent à penser dans cette civilisation du loisir et du divertissement permanent. Des livres qui vivent, durent, s’installent et poursuivent une histoire, à l’époque du culte de l’instant présent qui ordonne le passé en un vaste réservoir à musées et commémorations. Des écrits pour abolir l’objet éphémère de la pure consommation et retrouver l’objet singulier, relié et porteur de sens qui permet à la vie de dépasser le stade de la survie1. »

    « Faire de la politique en faisant de l’édition2 »

    Parmi la multitude de petites maisons indépendantes, quelques unes ont choisi l’engagement politique et social comme matériau éditorial. Après l’apogée des sciences humaines et du livre politique dans les années 1970, le genre s’était assoupi. Les maisons que Sophie Noël a étudiées sont issues de la dynamique de politisation des années 1990 et qui a été à l’origine des mouvements sociaux de 1995. Pour une majorité, elles sont les héritières plus ou moins directes de François Maspéro, Champ libre ou Minuit, avec la figure emblématique de Jérôme Lindon.

    Depuis les années 1990, ces maisons occupent la place laissée libre depuis plusieurs décennies par les grandes maisons : les sciences humaines, surtout les versions traduites, sont un secteur jugé peu rentable, d’autant que la figure des « grands intellectuels », comme Sartre, tels que Michel Foucault les définissait, tend à disparaître.

    Parmi les maisons au coeur de l’analyse sociologique, on compte bien sûr Raisons d’agir, Agone, La Fabrique, Lignes, mais d’autres moins connues qui méritent le détour, comme L’Échappée, Le Temps des cerises, Syllepse et Amsterdam. La quasi totalité sont des microstructures, sans salarié, avec moins de 100000 euros de chiffre d’affaires annuel et moins de dix livres par an. Leur position éditoriale se définit par la négative : publier des textes contre la pensée de droite dominante. En fait, il n’existe aucune maison dont la critique prendrait racine dans la politique dite de “droite”, laquelle est par définition conservatrice.

    Mais au-delà d’un positionnement idéologique fort, ces maisons se définissent également par le refus de l’édition intégrée, uniformisée et marchandisée. Cet engagement se manifeste dans la manière de faire les livres, mais également dans le fonctionnement de la structure : en choisissant l’association à but non lucratif plutôt que la forme juridique comptabilisant le profit, elles maintiennent la pureté de la production éditoriale sans considération économique.

    En vivre ou pas ?

    Même si ces maisons ont un poids économique infinitésimal dans l’édition française, elles sont essentielles au renouvellement du paysage : la preuve est que de nombreuses collections pseudo contestataires ont été mises en place dans des maisons appartenant à des groupes. Chacun y va de son texte au degré révolutionnaire variable, dans le but de surfer sur la vague idéologique tout en captant le succès commercial.

    On peut se demander par exemple pourquoi Anne et Marine Rambach, si elles contestent la précarité dans l’édition, n’ont pas fait le choix idéologique, et non pas financier, de publier dans une petite structure.

    Face à la concurrence, les maisons critiques indépendantes ont mis en place plusieurs stratégies pour construire leur catalogue, comme la publication d’auteurs français inconnus pour constituer une politique d’auteurs, la réédition d’anciens textes de référence, ou l’innovation éditoriale par le format ou la structure comme Raisons d’agir. La traduction reste un territoire à conquérir puisque les grandes maisons sont frileuses ; Pierre Nora chez Gallimard avait par exemple refusé de publier L’Âge des extrêmes d’Eric Hobsbawm, considérant que la pensée communiste ne trouverait pas écho en 1997, lors de la soumission du manuscrit. Dans tous les cas, il est difficile d’élaborer une politique d’auteurs car les grandes maisons proposent de leur côté des à-valoir que les petites maisons ne peuvent se permettre. Dans ce sens, Noam Chomsky avait été récupéré par Fayard3 avant d’être publié par une dizaine d’éditeurs indépendants. En fait, le prestige du professeur jaillit sur chacune d’entre elles mais contribue aussi à disperser ses travaux en France.

    La difficulté majeure, pour les éditeurs de sciences humaines comme pour les autres, n’est pas d’éditer des livres mais de confier la diffusion à une structure professionnelle. La professionnalisation est source de reconnaissance et de stabilité, mais c’est aussi le début du développement économique. Or, celui-ci est-il compatible avec l’activité éditoriale, sans qu’il n’interfère dans le choix des livres publiés ? La réponse des éditeurs est souvent non : le compromis est rarement possible.

    Mon avis

    De nombreuses maisons d’édition indépendantes naissent et meurent chaque année, mais parmi celles-ci quelques unes sont parvenues à pérenniser leur structure. Toutefois, si le danger réside dans la précarité, il réside aussi dans le développement : l’augmentation de la production de livres entraîne un accroissement des frais, comme l’embauche de salariés. Si les livres ne se vendent pas suffisamment, la structure entre alors dans un système néfaste qui fait du profit la nouvelle priorité. Par ailleurs, les maisons de taille moyenne sont les premières cibles de rachat des groupes. Il reste à savoir si ces maisons seraient prêtes à passer le cap.

    Un autre écueil est le risque d’épuisement de la position idéologique : ces maisons se sont construites en opposition aux maisons installées sur la place des éditeurs : dès lors qu’elles cèdent sur le plan intellectuel, elles perdent leur identité. Au résultat, plus une maison est professionnalisée, plus elle augmente la quantité de livres publiés en les destinant au grand public. Sophie Noël cite par exemple Les Arènes, dont la production se rapproche de celles de grandes structures, même si les discours des fondateurs tendent à mettre en évidence une démarcation qui est de plus en plus ténue.

    L’ouvrage passionnant de Sophie Noël, documenté et riche d’informations, repose sur une analyse sociologique rigoureusement menée, avec pour objet d’étude une trentaine de maisons d’édition. Elle définit chaque terme, contextualise et délimite son champ d’action, s’attachant tant à décrire les trajectoires des maisons d’édition que celles des éditeurs qui les incarnent – chaque jour, à travers chaque livre.

    Lisez aussi

    L’Édition sans éditeurs André Schiffrin

    Édition. L’envers du décor Martine Prosper

    Le livre : que faire ? Collectif

     

    La Trahison des éditeurs Thierry Discepolo

     

     

    1. Page 265. Source : site de L’Échappée. -2. Page 83. -3. Page 134.

     

    L’Édition indépendante critique

    Engagements politiques et intellectuels

    Sophie Noël

    Presses de l’Enssib

    Collection Papiers

    2012

    444 pages

    42 €

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  •  Propaganda Edward Bernays BibliolingusPropaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie

    Edward Bernays

    1928

    Éditions La Découverte (2007)


      

    « Des dirigeants invisibles contrôlent les destinées de millions d’êtres humains1

    Il y a des thèmes dont on parle peu, à tort. La propagande est de ceux-là. Qu’est-ce que la propagande ? Pour Bernays, la propagande regroupe un ensemble de techniques visant à manipuler l’opinion publique pour « servir des intérêts particuliers2 ». Les intérêts particuliers dont il parle sont ceux d’un « gouvernement invisible3 », une élite minoritaire qui influence les comportements du peuple pour satisfaire ses intérêts personnels et qui dirige véritablement le pays. Cette thématique a été plusieurs fois abordée dans ce blog, et en voici ici l’un des textes fondateurs. Qui sont les « faiseurs d’opinion4 » ?

    « L’inventaire comprendrait bien évidemment le président des États-Unis et le conseil des ministres au grand complet ; les sénateurs et les représentants élus au Congrès ; les gouverneurs de nos quarante-huit États ; les présidents des chambres de commerce de nos cents plus grandes villes ; les présidents-directeurs généraux des conseils d’administration des cent premières grandes entreprises industrielles du pays ; le président des nombreux syndicats affiliés à l’American Federation of Labor ; [...] les cinquante écrivains les plus lus ; les cent arbitres de la mode les plus écoutés ; les ecclésiastiques les plus appréciés et les plus influents des cent premières villes du pays ; [...] les financiers les plus puissants de Wall Street ; les sportifs les plus remarqués, et ainsi de suite5. »

    Bernays justifie cette concentration des pouvoirs par le coût élevé que la promotion d’une idée ou d’un produit auprès de millions de personnes coûte cher... On peut surtout penser que la classe dirigeante sait s’unir pour préserver richesses et pouvoir dans le même camp.

    « Organiser le chaos6 » 

    Le « conseiller en relations publiques7 » (dont le terme semble avoir été inventé par Bernays), coordinateur de la propagande, se fait l’avocat d’une cause, qu’elle soit d’ordre privé ou public. Son rôle « consiste à amener le commanditaire (aussi bien une assemblée élue chargée de formuler des lois qu’un industriel fabriquant un produit commercial) à comprendre ce que souhaite l’opinion, et, dans l’autre sens, à expliciter pour l’opinion les objectifs du commanditaire8. » Le propagandiste œuvre dans tous les domaines : 

    « De nos jours la propagande intervient nécessairement dans tout ce qui a un peu d’importance sur le plan social, que ce soit dans le domaine de la politique ou de la finance, de l’industrie, de l’agriculture, de la charité ou de l’enseignement. La propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible9. » 

    Certes, la propagande est omniprésente, et il cite quelques exemples, mais Bernays la qualifie également de nécessaire : pourquoi ? Concernant la propagande étatique, c’est parce que le peuple est obligé de déléguer les fonctions d’administration de la société à une minorité. Celle-ci fait donc appel aux services de propagandistes pour avoir l’adhésion de l’opinion publique dans les projets publics : la construction d’un hôpital, d’un aéroport, etc. Il insiste d’ailleurs sur le fait que les hommes politiques, pendant et après la campagne électorale, ne savent pas se faire aimer et écouter de leurs électeurs...

    « Qu’ils soient monarchiques ou constitutionnels, démocratiques ou communistes, les gouvernements ont besoin de l’assentiment de l’opinion pour que leurs efforts portent leurs fruits, et au reste le gouvernement ne gouverne qu’avec l’accord des gouvernés10. »  En fait, Bernays souligne qu’elle trouve aussi « son origine dans la dépendance de plus en plus marquée des instances de pouvoir par rapport à l’opinion publique11. »

    Mais il justifie moins la propagande venant des entreprises (ce que l’on appellerait aujourd’hui du lobbying), sauf implicitement par l’accroissement des ventes (et donc de la clientèle). « Dans le secteur industriel, l’idéal du conseiller en relations publiques sera d’éliminer la perte de temps et les frictions dues soit à ce que l’entreprise fait ou fabrique des choses dont le public ne veut pas, soit à ce que le public ne voit pas l’intérêt de ce qu’on lui propose12. »

    Mais en bon prince, Bernays vient nous expliquer que le conseiller en relations publiques respecte une éthique : rien que ça ! Il énonce même une sorte de code moral dans lequel le propagandiste ne servira pas un client que le propagandiste juge « malhonnête », et qu’il ne travaillera pas pour deux clients « dont les intérêts viendraient se heurter ».  Même,   « la sincérité doit être pour lui une règle d’or13. »

    Comment peut-on discerner le projet voué à une communauté, au commerce équitable, à la démocratie, du projet mené dans le seul but de faire prospérer une entreprise ? Dans quelle mesure faire prospérer une entreprise serait-il préjudiciable pour la population ? Dans quelle mesure faire vendre tel produit de consommation courante serait-il immoral ? Où se situe le délit si les propagandistes obtiennent l’assentiment discret d’une population ? Quelles sont les limites du code moral ? Justement, il n’y en a pas. Le code moral, c’est la parole des conseillers en relations publiques contre celle des autres. Quelques règles déontologiques ont été dressées par le lobbying des lobbying, mais c’est davantage une façade de plus, à en juger par les méthodes recensées dans L’Industrie du mensonge de Stauber et Rampton qu’une loi contraignante.

    Bernays, le père de la propagande ? 

    Qui est Edward Bernays ? Parmi les opérations de propagande de la Première Guerre mondiale, on se rappellera de l’affiche « I want you for US Army » (réalisée par James Montgomery Flagg en 1917) mettant en scène l’Oncle Sam afin de recruter de nouveaux soldats.

     

    affiche-I-want-you.png

     

     

    Cette affiche est le produit d’une des nombreuses techniques de propagande de la commission Creel, dont Bernays a fait partie, pour encourager l’opinion publique à être favorable à l’entrée en guerre des États-Unis. Mais Bernays s’est également illustré pour le ralliement des femmes au tabagisme. Il avait été recruté par Lucky Strikes pour conquérir l’autre moitié de la population. C’est probablement pour cette opération que l’on peut considérer que Bernays en tant que père de la propagande, car il est parvenu à s’immiscer profondément dans les mentalités : alors qu’avant la femme qui fumait était mal vue, désormais, elle dégage une aura de sensualité proche de la virilité et de transgression qui perdure inconsciemment aujourd’hui.

    Si Bernays dévoile quelques techniques développées entre 1920 et 1928 (date de rédaction du texte), comme payer des médecins pour affirmer que le tabagisme n’est pas mauvais pour la santé, ces méthodes semblent relativement faciles et transparentes au regard de celles qu’ont décrit Stauber et Rampton dans  L’Industrie du mensonge en 1995.

    Bernays, fier d’être le neveu de Freud, se base sur la psychologie des foules pour influencer l’opinion. C’est par exemple en influençant les instances en lesquelles les peuples donnent leur confiance (les médecins pour le tabagisme des femmes) ou en créant des associations et des instances en apparence neutres qu’il atteint sa cible. 

    Mon avis

    Curieusement, ce sont les éditions La Découverte, avec la collection (pardon, le « label ») Zones, qui se sont emparées de ce texte à la fois subversif et fondamental. Ces mêmes éditions ont gardé le fonds Maspero dont elles sont issues, mais dans un coin, dans une collection (oups, un label) séparée du catalogue La Découverte qui, lui, est bien moins subversif que celui de son prédécesseur. Les maquettes intérieures et extérieures de la collection (du label, décidément), pensées dans une volonté de faire correspondre la mise en page et l’esthétique à l’avant-gardisme des textes édités, sont d’ailleurs particulièrement moches ; le résultat est déplorable mais les textes sont intéressants ! Il existe un vide sidérant dans l’édition française des sciences humaines et politiques : comment ce texte, datant de 1928, n’a-t-il pas été publié avant 2007 ? Cette situation tient-elle de l’omerta, du présupposé désintérêt des lecteurs ou d’une corporation d’éditeurs frileux ? Les trois à la fois ? Même si l’édition indépendante s’attache à combler ce vide, notamment par le biais des traductions, des textes majeurs sont passés à la trappe en France.

    Propaganda d’Edward Bernays est saisissant de limpidité, même si quelques propos sont empreints de la langue de bois – en particulier lorsqu’il s’agit de légitimer l’existence de la propagande par un code déontologique. Toutefois, la structure du livre, divisée en courts chapitre, n’est pas très claire, et donne un ensemble décousu, mais à la limite qu’importe : on a bien compris les propos de Bernays.

    À ceux qui refusent l’existence d’une élite organisée en vue de la conservation de leurs intérêts personnels, à ceux qui veulent croire que la théorie du complot est plus qu’une théorie, ce livre est fait pour eux ! Car quoi qu’on en dise, les mots ici jaillissent en toute transparence, même si Bernays se drappe parfois d’intentions louables et honnêtes ; les mots ici s’expriment au nom du gouvernement invisible qui n’a rien d’irréel.

    Une question néanmoins subsiste : pourquoi Edward Bernays a-t-il publié ce livre ? Pourquoi diffuser cette « réalité », au risque de faire soulever une rébellion ? Est-ce croire qu’il n’arrivera pas dans les mains « de la masse » qu’il qualifie volontiers d’un champ lexical péjoratif (« masse14 » ; « ménagères15 » ; « troupeau16 » ) ? Est-ce croire que, quand bien même il arrive dans nos mains, nous n’en ferions rien ?

    Napoléon aurait dit ceci : « Savez-vous, demandait [-t-il] à l’époque, ce que j’admire le plus dans le monde ? C’est l’impuissance de la force collective pour organiser quelque chose17. » Le point de vue est particulièrement pessimiste, mais si les remous de la rébellion se font sentir, comme à toutes les époques, ils ne semblent toutefois pas être les prémisses d’un mouvement général.

    « En règle générale, cependant, toute propagande a ses partisans et ses détracteurs, aussi acharnés les uns que les autres à convaincre la majorité18. » 

    Propagande, lobbying, think tank... Au fond, les organisations, quelle qu’en soit leur forme, luttent pour des intérêts qui leurs sont propres. La question est : à quelles instances accordons-nous une légitimité ? La réponse n’est pas unique, elle se décline différemment pour chacun d’entre nous. Comme le soulignent Stauber et Rampton, il n’y a pas de bon ou mauvais lobbying. Qu’en est-il alors ? Peut-être pourrions-nous commencer par discerner l’œuvre des groupes de pression (quels arguments sont avancés ? par qui ? dans quels buts ?) ; et ensuite choisir quelles opérations de propagande on rejette, selon ses convictions propres (par le boycott ou la non-action/consommation), et celles auxquelles on adhère (en s’en faisant le porte-parole).

    Lisez aussi

    La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie de Selim Derkaoui et Nicolas Framont

    L’Industrie du mensonge Sheldon Rampton et John Stauber

    Les Chiens de garde Paul Nizan

    Le fond de l'air est jaune Collectif

    L’ordre moins le pouvoir Normand Baillargeon

    "La Commune n'est pas morte" Eric Fournier

    Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes Paul Ariès

    Petit cours d’autodéfense intellectuelle Normand Baillargeon

    Éloge de la démotivation Guillaume Paoli

    Divertir pour dominer Collectif

    1. Page 51. -2. Page 136. -3. Page 31. -4. Page 49. -5. Ibid. -6. Page 31. -7. Page 53. -8. Page 58. -9. Page 39. -10. Page 54. -11. Page 53. -12. Page 58. -13. Page 59 pour les trois citations. -14. Page 47. -15. Ibid. -16. Page 106. -17. Page 37 ; conversation de Napoléon avec M. de Fontaines, rapportée par Charles Augustin Sainte-Beuve, dans ses Portraits littéraires. -18. Page 48.

    Propaganda

    Comment manipuler l’opinion en démocratie

    (Propaganda, traduit de l’américain par Oristelle Bonis)

    Edward Bernays

    Préface de Normand Baillargeon

    La Découverte

    Collection/label Zones

    2007

    144 pages

    12 euros

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  • les-intellos-precaires-rambach-bibliolingus

     

    Les Intellos précaires

    Anne et Marine Rambach

    Éditions Fayard

    2001

      
     L’intello, précaire ou flexible ?

    Sous ces deux termes en apparence antinomiques se cache une réalité sociale et économique. La précarité de l’intellectuel est le résultat d’une politique orientée vers la rentabilité à tout prix, au profit de l’actionnariat et au détriment de la dimension humaine et sociale de l’entreprise (sauf lorsqu’il s’agit d’une jeune structure ou d’une association, elle-même précaire, qui induit celle de ses intellos).

    À défaut d’avoir fait une analyse sociologique en bonne et due forme, Anne et Marine Rambach ont sorti du placard l’une des conséquences du régime capitaliste que nous absorbons chaque jour à petite dose : l’externalisation des compétences. Au même titre que la délocalisation, la baisse de la qualité au mépris de la sécurité et de la santé du travailleur et du consommateur, la recherche impérative de la croissance économique (par l’obsolescence programmée ou l’injection de dépendance), la précarité est une réponse économique pour être rentable et conquérir toujours plus de place sur les « marchés » ultra-concurrentiels.

    Ceux qui investissent sur les biens, les services et les êtres humains pour bâtir leur fortune l’appellent flexibilité et mobilité. Pour ceux qui la subissent – et ils sont certainement majoritaires – c’est la précarité. Les CDI, s’ils ne sont pas raflés par un plan social, sont progressivement remplacés par des travailleurs à domicile, des free lance (ou des auto-entrepreneurs) dont les charges sociales et les contraintes sont inexistantes ; les journalistes sont plus compétents lorsqu’ils sont pigistes, car moins sédentaires ; même les CDD sont remplacés par des stagiaires qui occupent à tour de rôle un poste à l’année.

    Dans cette logique ultra libérale, ce sont évidemment les entreprises qui tiennent d’une main de fer le rapport de force avec les nombreux candidats à la précarité (à défaut d’avoir pu mettre les deux pieds dans l’entreprise avec un CDI utopique, ou au moins un CDD).

    « Les stagiaires : catégorie bénie ! Si soumis, si disciplinés, de bonne volonté, pas fiers, travailleurs, et qui ne coûtent rien. Besoin d’une assistante ? C’est fait. Bac + 5, bilingue, connaît déjà le boulot, pour environ 13 francs de l’heure, sans charges sociales. Qui dit mieux1 ? »

    Grâce à la précarité, les entreprises suppriment leur devoir de nourrir, de protéger et d’assurer la retraite de leurs salariés. Désormais, on dispose et on impose selon les besoins immédiats de l’activité. Désormais, les salariés, tout comme leurs outils de travail et leurs locaux (bref, leurs conditions de travail), ne représentent plus un investissement mais seulement une charge ; on investit plus que dans les actions et les fonds financiers.

    Et parmi les employeurs visés, Anne et Marine Rambach s’en prennent violemment au premier d’entre eux : l’État, qui abuse des CDD consécutifs, des postes vacataires et se permet des retards de paiement.

    La précarité induit une concurrence extrême entre les précaires qui se battent pour une pige ou une traduction payée au lance pierres ; la précarité tue les droits sociaux et la sécurité de l’emploi que chacun mérite en échange de sa force de travail (qu’elle soit physique ou intellectuelle). La précarité tue la solidarité, muselle les travailleurs qui n’existent pas sur les plans social, économique, politique et médiatique. Ces travailleurs n’existent même pas pour les organismes publics, comme la Sécurité sociale et le Pôle emploi, ce qui entraîne des flous plus ou moins artistiques en termes de rémunération.

    Cette non-représentation permet aux entreprises de continuer, en toute impunité, à piocher dans le tas de précaires pour remplir les tâches sous-investies ; les précaires eux-mêmes ne se reconnaissaient pas en tant que tels, avant cette enquête, et ne se sont jamais syndiqués (mais par qui ?). Et la concurrence entraîne le nivellement par le bas des tarifs des piges, des feuillets, des heures d’enseignement qui rémunèrent les intellos précaires :

    « Le précaire précarise le précaire2. »

    L’intello précaire, un « ovni social3 » ?

    « Errant de stand en stand en compagnie d’autres amis précaires pendant l’inauguration du Salon du livre 2001, dans la grande halle de la porte de Versailles, nous nous demandions combien d’intellos précaires squattaient alors l’endroit. On critique souvent les pique-assiettes qui hantent les cocktails. Pense-t-on que certains d’entre eux trouvent ainsi leur principal repas ? Un jeune pigiste de Technikart expliquait ses stratégies pour se nourrir toute la semaine en courant de buffet en buffet. Ce soir-là, comme des volées de moineaux, nous dévalisâmes le traiteur du Seuil avant de jeter notre dévolu sur celui des éditions Robert Laffont. Comme nous étions mêlés à la foule, notre illégitimité était indétectable ; nous emportions nos provisions pour les dévorer à l’ombre d’une plante verte ou derrière une tablée de livres... Cependant, cette année, manquant de bonnes adresses (la chaleur, sans doute), nous éclusâmes surtout du champagne, ce qui nous conduisit à un état d’euphorie sans doute injustifié4. »

    Qui sont les intellos précaires ? Auteurs, journalistes, traducteurs, rewriteurs, éditeurs, illustrateurs, photographes, scénaristes mais aussi chercheurs et enseignants, ils ont fait de longues études (de bac + à bac + 8) mais n’ont pas trouvé d’emploi fixe. Ils sont passionnés par leur métier et ont choisi de l’exercer sans considération des difficultés économiques à venir.

    Le mode de vie précaire engendre une succession de comportements plus ou moins volontaires : ils sont polyvalents et hyper-travailleurs, ils effectuent tantôt des travaux dits « alimentaires », tantôt des travaux qui les passionnent, parfois dans des secteurs radicalement opposés, ce qui permet difficilement de les comptabiliser. Bernard Lahire, dans La Condition littéraire, évoque cette « schizophrénie sociale5 » (que Bernard Lahire appelle « double vie »), puisque les auteurs sont en première ligne de la précarité des diplômés. Rares sont ceux qui vivent de leur écriture (Marc Lévy, malheureusement...) et la grande majorité exerce des métiers sans rapport direct avec leur passion de l’écriture.

    Ils vivent dans l’instant présent (selon les contrats qui se présentent) et cumulent un fort capital symbolique et des activités culturelles chronophages, au croisement entre les obligations du métier et la passion. L’intellectuel précaire se doit d’entretenir son réseau, car sans lui il n’est rien, puisqu’il lui permet de décrocher les contrats – et c’est probablement la plus grande difficulté des nouveaux intellos précaires.

    La précarité est bien souvent financière (d’où le développement du système D et de pratiques illégales) mais aussi statutaire : comment se projeter dans l’avenir si, à chaque instant, on est menacé de perdre des contrats ? Vivre avec quel argent en cas d’« accidents de la vie » ? Et comment avoir une retraite, quand l’activité professionnelle n’ouvre aucun droit ?

    Mais la précarité n’est pas forcément subie ; elle peut être un choix et présente des avantages, surtout quand le CDI en entreprise n’est plus le modèle économique qui séduit les jeunes générations. « Le modèle du travail salarié ne veut plus de nous ? Ça tombe bien : nous ne voulons plus de lui6 ! » L’entreprise est une désillusion : elle engendre le stress, le mal-être, le harcèlement moral, la sédentarité. Il faut respecter les codes sociaux et vestimentaires, veiller à éviter les conflits relationnels, et travailler dans des conditions de travail souvent mal vécues et qui ne laissent pas de place à la créativité et à l’originalité. L’entreprise est perçue comme une micro-société violente psychologiquement, où la guerre pour le pouvoir est perpétuelle ; le mode de fonctionnement est perçu comme rigide et sclérosé.

    Les intellos précaires ont des beaux métiers : être auteur pour donner à voir au-delà des apparences, être journaliste pour défendre la cause des opprimés ; être traducteur pour donner le texte à l’universalité ; être rewriteur pour permettre au texte de rencontrer le plus grand nombre de lecteurs ; être éditeur pour incarner le lien indispensable entre l’auteur et son lectorat. Nobles métiers, ô combien prestigieux ! « Surtout dans l’édition où tout le monde se la pète un peu parce qu’on fait des livres, pas de la pâtée pour chiens7. »

    Oui, mais ! Anne et Marine Rambach pointent du doigt ce qu’elles appellent le grand écart social : les métiers sont valorisés socialement mais pas du tout financièrement. Et souvent, le prestige social fait office de rémunération ; comme si l’on ne se nourrissait exclusivement que des honneurs.

    Et tandis que les télespectateurs du journal télévisé de 20 heures admirent (il n’y a pas de quoi) l’élocution des journaleux chiens de garde (à défaut d’être intègres, ils baignent dans le prestige), une multitude de journalistes triment pour aligner 100 grammes de viande dans leur frigo (et pourtant, ils ne sont pas moins doués et moins dignes de réussir que leurs confrères). L’intello précaire, qui effectue des menus tâches de rédaction, fait du remplissage ; on délègue le fond, mais c’est souvent la forme qui compte (et paie) le plus. Alors d’un côté, une poignée d’intellos reçoit les honneurs et les salaires souvent démesurés par rapport à la qualité du travail ; de l’autre, une armée (mais l’armée est plus solidaire que les précaires) déconsidérée et précarisée.

    Mon avis

    Les autrices, précaires et beaucoup diplômées elles-mêmes, assument pleinement leur démarche subjective : on écrit forcément de quelque part et elles ne s’en cachent pas.

    Elles ne sont pas sociologues mais ont mené une série d’entretiens qualitatifs avec des dizaines d’intellos précaires. Elles racontent les témoignages, ponctués de leur propre expérience, avec beaucoup d’humour, même s’il est parfois grinçant, tout en ayant un propos politique sur la question de la précarité. Au résultat, le livre se lit facilement, grâce aux récits qui alimentent cet ouvrage en diversité et surprises, mais l'ensemble manque aussi de structure à cause de ces entretiens. S'il pêche par un amalgame de tous les secteurs, lesquels ont des points communs mais méritent d’être traités séparément : mais leur second livre, Les Nouveaux Intellos précaires, publié en 2009, revient en détail sur chacun.

    Cet ouvrage a fait de grandes vagues lors de sa sortie : enfin, un statut était accordé à une population aux limites floues, mais dont les caractéristiques étaient précises. Certes, il a été écrit voilà plus de dix ans ; certaines mesures légales ont évolué, mais il dégage une réalité sociale et économique intéressante. Elles terminent également sur l’explication de cette précarité : ce serait en partie dû au conflit générationel avec les anciens soixante-huitards, désormais bien implantés dans les entreprises, et qui ne veulent pas céder du terrain aux nouveaux diplômés.

    Des mêmes autrices

    Les Nouveaux Intellos précaires

    Lisez aussi

    La Condition littéraire Bernard Lahire

    Édition. L’envers du décor Martine Prosper

    Correcteurs et correctrices, entre prestige et précarité Guillaume Goutte

    Journalistes précaires, journalistes au quotidien Collectif (100e chronique du blog)

    Tribulations d’un précaire Iain Levison 

    Boulots de merde ! Enquête sur l'utilité et la nuisance sociales des métiers Julien Brygo et Olivier Cyran

     

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    Les Intellos précaires

    Anne et Marine Rambach

    Fayard

    2001

    332 pages

    18,25 euros

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