• libérées titiou lecoq bibliolingus

    Libérées
    Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale

    Titiou Lecoq

    Éditions Fayard

    2017

     

    Club de lecture féministe des Antigones sur le blog Un invincible été et sur le blog Antigone XXI

    Libérées est une lecture qui fait franchement du bien : avec humour et clarté, Titiou Lecoq fait découvrir le féminisme et le patriarcat en amorçant le débat par un sujet qui nous concerne toutes et tous : les tâches ménagères. Cet ouvrage tout à fait accessible à un public large vise à débusquer et comprendre les mécanismes sexistes profondément ancrés chez les deux genres. Une lecture vivement recommandée !!

    « Le ménage, c’est comme les règles. Un truc chiant de meuf chiante. C’est même en dessous des règles, qui, au moins, peuvent servir à une imagerie de film gore1. »

    Les statistiques de l’Insee sont stables depuis 25 ans : les femmes (entendues au sens binaire du terme) continuent de faire les deux-tiers du travail domestique, et si elles en font moins qu’avant c’est surtout grâce à l’arrivée de l’électro-ménager. Les femmes en font toujours plus au sein des couples hétéros, cumulant le travail rémunéré et les tâches ménagères, ce qu’on appelle la double journée. D’autant plus que le déséquilibre dans la répartition des tâches ménagères est fortement accentué par la naissance des enfants, et plus il y a d’enfants plus les inégalités se creusent ! Par ailleurs, les hommes ont tendance à choisir les tâches les plus valorisantes, les plus occasionnelles et les moins chiantes, comme se balader avec les enfants, faire du bricolage ou du jardinage, tandis que les femmes vont récurer les chiottes et trier les vêtements.

    « Qui déciderait de prendre les prérogatives des faibles alors qu’il appartient au clan des forts? »

    Les femmes ont une énorme tâche invisible : c’est la charge mentale qui les pousse à développer une forme d’ubiquité, à être dans un état de vigilance permanent, dans un souci viscéral d’anticiper et organiser toute la vie de famille, jusqu’à frôler, pour certaines, le « burn out » maternel. On se moque injustement des « to do list » en tous genres, mais qui pourrait accomplir ces exploits quotidiens sans ces listes ?

    « La case femme est trop petite, trop étroite, trop mince, trop injonctive3. »

    Comment expliquer le dévouement féminin ? Depuis des millénaires, la femme est assignée à l’entretien du foyer. Les injonctions pleuvent sur la femme infantilisée et dominée par l’homme : elle doit être bienveillante et dévouée, souriante et discrète. Elle est élevée dans le souci constant de plaire et d’éviter le conflit. Sa maison doit être propre, rangée, joliment décorée, les enfants sains, bien nourris, éduqués, ce qui était un signe de bonne moralité et de vertu. Ainsi, la vie domestique des femmes, toujours occupées chez elles, a permis de les tenir à l’écart de la sphère publique et politique, laquelle est le domaine réservé des hommes.

    « C’est une société qui d’un côté répète aux filles qu’elles doivent être sexy, et de l’autre qu’elles doivent faire attention à ne pas attiser le désir4. »

    Alors, les femmes se sentent naturellement plus à l’aise chez elles, c’est un espace qu’elles maîtrisent et qui leur appartient. À plus forte raison parce que la rue appartient aux hommes. Dès le plus jeune âge, on apprend aux femmes qu’elles sont fragiles et en danger dans la rue. Dès 12-13 ans, les jeunes filles découvrent les comportements concupiscents masculins et toute la violence du harcèlement de rue.

    « Il faut oser prendre sa place dans le monde, et même, déjà, oser prendre de la place5. »

    Les inégalités domestiques vont de pair avec les inégalités professionnelles et salariales, car les femmes sont plus vulnérables au travail (temps partiel, précarité, chômage, salaire, plafond de verre). Pour respecter ses obligations familiales multiples, la femme est encouragée à ne pas prendre davantage de responsabilités au travail, quitte à stagner professionnellement, au profit des carrières masculines. Ce comportement est renforcé par la dévalorisation de la femme au sein du milieu professionnel, et par le sentiment féminin que le temps de travail entre en concurrence directe avec le temps passé auprès des enfants. De l’autre côté, les hommes perçoivent le travail comme une manière de subvenir aux besoins des enfants.

    Mon avis

    La lecture de Libérées, du Club de lecture féministe des Antigones organisé par Ophélie du blog Antigone XXI et Pauline d’Un invincible été, est particulièrement intéressante à plus d’un titre. Avec humour et clarté, Titiou Lecoq fait découvrir le féminisme en amorçant le débat par un sujet qui nous concerne toutes et tous : les tâches ménagères. Cet ouvrage est tout à fait accessible à un public large, et ne simplifie pas à outrance les problématiques ; je regrette simplement l’absence du mot « patriarcat » qui met un nom sur l’ensemble des violences structurelles faites par les hommes.

    Son introduction intriguera le ou la féministe en herbe, car Titiou Lecoq note que la plupart des gens ont le sentiment aveuglant que leur propre couple est dans une situation équilibrée, qu’il s’en tire mieux que la moyenne nationale, et puis lorsqu’on observe de plus près leur quotidien, il n’en est rien. De fait, l’égalité des tâches ne se fait pas « naturellement », elle se discute et se travaille.

    Les discours officiels visent à faire croire que l’égalité est acquise grâce aux luttes du XXe siècle (droite de vote, IVG, divorce…) et que le féminisme est un combat dépassé. Il n’en est rien, la société est structurellement patriarcale et les mécanismes sexistes sont profondément ancrés chez les deux genres. Ainsi, les tâches ménagères sont considérées comme un sujet anodin et relevant uniquement de la sphère privée, donc rendu invisible au débat public. Pourtant, l’État a longtemps pris en charge l’enseignement ménager des femmes (ce qui prouve bien que l’éponge n’est pas une excroissance féminine mais un apprentissage genré). Il s’agit donc, d’une part, de soumettre la question à la sphère publique pour démonter les mécanismes à l’œuvre.

    Les femmes sont doublement pénalisées : elles se retrouvent à assumer des journées ultra chargées, sous couvert de « normalité », et à ne pas oser s’en plaindre sous peine de passer pour la mégère aigrie. Or, personne n’aime la mégère aigrie, car elle renvoie à l’exact opposé du stéréotype de la femme douce et soucieuse du bien-être de sa famille. En prenant tout en charge, et en se résignant, les femmes évitent le conflit, et perpétuent d’elles-mêmes les inégalités. Il s’agit donc, d’autre part, de retirer la dimension affective des tâches ménagères, et de compter, concrètement, le temps que passe chacun et chacune à faire le ménage. Si nous ne parvenons pas à établir l’égalité au sein de nos foyers, comment faire entendre nos droits dans les sphères publique et professionnelle ?

    Concernant le ménage, les pistes à explorer sont de deux ordres. À l’échelle personnelle, le dialogue est bien sûr le maître-mot pour rendre visibles toutes vos activités quotidiennes, et pour faire comprendre que vous n’avez pas un bac + 3 en démarrage de machine à laver. Un tableau indiquant la répartition concrète des tâches permettra peut-être de faire prendre conscience d’un décalage entre les deux membres du couple. Il s’agit aussi de déculpabiliser, de se déconditionner : tant pis si tout n’est pas nickel chez vous, les enfants développeront leurs anticorps avec les microbes, et vous gagnerez du temps sur ce qui vous fait vraiment plaisir (on a qu’une vie !). À l’échelle collective, le débat peut introduire l’amélioration du service public de la petite enfance, l’allongement de la durée du congé paternel et sa mise en application réelle

     « Pour être libre, il faut libérer nos esprits de la charge mentale, arrêter de se dévaloriser et surtout d’avoir peur. Peur d’échouer, de viser trop haut, de ne pas être à la hauteur, de dire une bêtise, de parler, de ne pas être habillée comme il faut6. »

    J’ai pris le temps de savourer la lecture de Libérées, car cela m’a fait beaucoup de bien de poser les mots sur ce qui pose problème au quotidien, d’autant plus que je suis aussi freelance, comme l’autrice. Je ne suis pas épargnée, en huit ans de vie commune, même si je ne suis pas la moins bien lotie.

    Et vous, quelle est votre expérience des tâches ménagères ? Vous plussoyez ou au contraire vous n’êtes pas d’accord ? Discutons-en dans les commentaires !

    Lisez aussi

    Essais

    Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Éliane Viennot

    Moi les hommes, je les déteste Pauline Harmange

    Le Deuxième Sexe 1 Simone de Beauvoir

    Beauté fatale Mona Chollet

    Les Humilié·es Rozenn Le Carboulec

    Le Ventre des femmes Françoise Vergès

    Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges Christelle Murhula

    Rage against the machisme Mathilde Larrère

    Ceci est mon sang Elise Thiébaut

    Masculin/Féminin 1 Françoise Héritier

    Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert

    Non c'est non Irène Zeilinger

    Tirons la langue Davy Borde

    Nous sommes tous des féministes Chimamanda Ngozi Adichie

    Manifeste d'une femme trans Julia Serano

    Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)

    Littérature et récits

    Le Chœur des femmes Martin Winckler

    L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni 

    Une si longue lettre Mariama Bâ

    L'Œil le plus bleu Toni Morrison

    Le Cantique de Meméia Heloneida Studart

    Instinct primaire Pia Petersen

    Histoire d'Awu Justine Mintsa

    Une femme à Berlin Anonyme

    On ne naît pas grosse Gabrielle Deydier

    Bandes dessinées

    Camel Joe Claire Duplan

    Corps à coeur Coeur à corps Léa Castor

    Ailleurs

    Le minimalisme est-il un "truc de filles" ?, sur le blog Tout est politique

         

    Application Maydee pour mesurer la répartition des tâches

         

     

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    Libérées

    Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale

    Titiou Lecoq

    Éditions Fayard

    2017

    240 pages

    17 euros

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  • le ventre des femmes francoise verges bibliolingus

    Le Ventre des femmes

    Françoise Vergès

    Éditions Albin Michel

    2017

    Club de lecture féministe des Antigones

    Chronique sur le blog Un invincible été

    À partir du scandale de la fin des années 1960 où l’État français a mené une campagne d’avortement et de stérilisation forcés à des femmes noires réunionnaises, Françoise Vergès analyse le racisme et le patriarcat institutionnels ainsi que les processus collectifs d’oubli et de réécriture de l’histoire, notamment ceux du féminisme blanc des années 1970. Un ouvrage vraiment intéressant, bien que difficile d’accès à mon sens, qui met en perspective le racisme et le patriarcat, et invoque le féminisme décolonial, ou intersectionnel pour inclure les luttes des personnes de toutes origines.

    « La description éclaire […] la triple oppression subie par des Réunionnaises, en tant que femmes, non blanches et du peuple1. »

    À la fin des années 1960 à La Réunion, l’État français a mené une campagne d’avortement et de stérilisation sur les femmes noires et pauvres, alors même que l’avortement était interdit. Les femmes admises à l’hôpital subissaient un avortement et une stérilisation forcés, tandis que les médecins déclaraient une intervention bénigne et se faisaient rembourser par la Sécurité sociale. Comment ces pratiques ont-elles pu se mettre en place en toute impunité par les médecins, les assistant·e·s, les autorités ? Cet événement dramatique et incroyable, qui a pourtant été relayé par quelques journaux d’époque, a complètement disparu de l’histoire collective française.

    Françoise Vergès part de ce scandale pour analyser la politique coloniale, impérialiste, raciste et patriarcale du gouvernement français. Après la Seconde Guerre mondiale, l’État redessine son empire colonial et définit les territoires qui comptent (la France) et ceux qui ne comptent pas (comme les DOM-TOM), lesquels seront par conséquent abandonnés aux plans économiques et sociaux. En fin de compte, l’autrice montre que la « décolonisation » est un leurre. La colonialité du pouvoir a perduré malgré les transformations économiques et sociales et les déclarations d’indépendance ; les anciennes colonies sont restées à la marge de l’histoire officielle.

    Pendant des siècles, le colonialisme a violé le ventre des femmes noires pour produire de petit·e·s esclaves, et à présent que cette main d’œuvre n’est plus nécessaire, les ventres réunionnais sont saccagés et scellés au bon vouloir des hommes blancs. Bien sûr, cette idéologie est masquée par une propagande fallacieuse visant à faire croire que La Réunion est un département surpeuplé et qu’il convient de pratiquer une politique antinataliste.

    Mon avis

    J’ai lu Le Ventre des femmes de Françoise Vergès grâce au club de lecture féministe des Antigones organisé par Ophélie du blog Antigone XXI et Pauline d’Un invincible été. J’ai beaucoup aimé le contenu de cet ouvrage, même s’il m’a semblé difficile d’accès par rapport à d’autres lectures. Françoise Vergès, elle-même issue d’une famille réunionnaise composée de personnalités politiques, est politologue, historienne et féministe.

    Françoise Vergès met en perspective le scandale des femmes noires avortées de force à La Réunion pour mieux appréhender le racisme français et analyser les processus d’oubli de la France, les gommages et les manipulations du passé, surtout concernant les populations « inutiles ». Pour exemple, l’autrice s’appuie sur l’étude du Mouvement de libération des femmes (MLF) dans les années 1970, qui ignore la dimension raciale du patriarcat et la lutte des femmes noires.

    En conclusion, l’idée est de s’opposer au féminisme d'état prétendant parvenir à l’égalité sans changement structurel. L’autrice invoque l’intersectionnalité des luttes, visant à décloisonner les identités et les formes d’oppression, et parle de féminisme décolonial, ou intersectionnel, ayant pour but de faire resurgir l’histoire des opprimé·e·s au sein de l’histoire officielle des manuels scolaires. L’autrice en appelle aussi au féminisme killjoy, qui interrompt le discours officiel du « tout va bien ». Il s’agit de réparer l’oubli, de mettre les mots sur le passé qu’on dissimule.

    Voilà un ouvrage essentiel à la compréhension du racisme étatique et du féminisme que je ne peux que vous inviter à lire. S’il est certes difficile à lire, car il brasse plusieurs notions qu’il vaut mieux avoir déjà rencontré auparavant, il mérite de s’accrocher. Je compte prolonger cette lecture par tout un ensemble d’autres ouvrages traitant des mêmes sujets !

    « Les femmes des outre-mer, qu’elles soient esclaves, engagées ou colonisées, existent à peine dans les analyses féministes, qui les traitent au mieux comme des témoins d’oppressions diverses, mais jamais comme des personnes dont les paroles singulières remettraient en cause un universalisme qui masque un particularisme2. »

    Lisez d'autres essais

    Mes trompes, mon choix ! Laurène Levy

    Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Éliane Viennot

    Moi les hommes, je les déteste Pauline Harmange

    Les Humilié·es Rozenn Le Carboulec

    Le Deuxième Sexe 1 Simone de Beauvoir

    Faiminisme. Quand le spécisme passe à table Nora Bouazzouni 

    La Force de l'ordre Didier Fassin

    Françafrique, la famille recomposée Association Survie

    Beauté fatale Mona Chollet

    Ceci est mon sang Elise Thiébaut

    Masculin/Féminin 1 Françoise Héritier

    Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert

    Rage against the machisme Mathilde Larrère

    Libérées Titiou Lecoq

    Non c'est non Irène Zeilinger

    Tirons la langue Davy Borde

    Nous sommes tous des féministes Chimamanda Ngozi Adichie

    Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges Christelle Murhula

    On ne naît pas grosse Gabrielle Deydier

    Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)

    Décolonial Stéphane Dufoix

    Et de la littérature

    L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni 

    L'Œil le plus bleu Toni Morrison

    Le Chœur des femmes Martin Winckler

    Une si longue lettre Mariama Bâ (Sénégal)

    Crépuscule du tourment Léonora Miano (Cameroun)

    Les Maquisards Hemley Boum (Cameroun)

    Petit pays Gaël Faye (Burundi et Rwanda)

    Tels des astres éteints Léonora Miano

    L'Intérieur de la nuit Léonora Miano (Cameroun)

    Beloved Toni Morrison

    Black Girl Zakiya Dalila Harris 

    Histoire d'Awu Justine Mintsa (Gabon)

    Americanah Chimamanda Ngozi Adichie (Nigéria)

    Instinct primaire Pia Petersen

    Une femme à Berlin Anonyme

    Bandes dessinées

    Camel Joe Claire Duplan

    Corps à coeur Coeur à corps Léa Castor

    Voir aussi

    ouvrir la voix amandine gay L’excellent documentaire Ouvrir la voix d’Amandine Gay    

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    Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme

    Françoise Vergès

    Éditions Albin Michel

    Bibliothèque Idées

    2017

    242 pages

    20 euros

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  • faut il manger les animaux jonathan safran foer bibliolingus blog livre

     

    Faut-il manger les animaux ?

    Jonathan Safran Foer

    Éditions de l’Olivier

    2010

    Même si je n’ai pas trop aimé le style décousu et certaines positions concernant l’exploitation animale, l’ouvrage de Jonathan Safran Foer, qui a rencontré un certain succès à l’époque de sa parution, ne manque pas d’impertinence, d’humour et de nombreux passages perspicaces à partager.

    « Les chiens sont innombrables, bons pour la santé, faciles à cuisiner, savoureux1. »

    Élevage industriel massif, pêche destructrice des fonds marins… Le nombre d’animaux tués chaque année est incommensurable. Les chiffres sont accablants, les vidéos tournées dans les élevages et dans les abattoirs sont insupportables. La souffrance animale entre de plus en plus dans le débat public et dans l’esprit des gens. Et pourtant, les habitudes alimentaires évoluent peu à l’échelle européenne ou mondiale. Pourquoi ?

    Jonathan Safran Foer se joue de nous en invoquant le goût pour la viande de chien dans certaines cultures. C’est vrai, après tout, on a des chiens à profusion qui sont faciles à nourrir et ne prennent pas de place comme les vaches et les moutons. Mais ça nous choque, car c’est l’« incohérence consciencieuse2 » qui nous pousse à faire le tri entre « ce qu’on mange » et « ceux qu’on aime ». Jonathan Safran Foer invoque même l’anthropodéni, le « refus d’admettre la moindre similitude expérientielle significative entre les êtres humains et les autres animaux3 ».

    C’est vrai qu’il y a la pression sociale, la « camaraderie de table » comme le dit l’auteur : « Les omnivores sélectifs mangent aussi des plats végétariens, mais l’inverse, bien entendu, n’est pas vrai. Quel choix favorise le mieux la camaraderie de table4 ? » Le végétalisme est le dénominateur commun dans beaucoup de cultures, et peut être source de pacification en cas de désaccord culturel ou religieux.

    Et puis on peut décider de manger de la « viande éthique », mais c’est « une promesse, non une réalité5 », car l’animal élevé en plein air (le vrai « plein air », pas le labellisé qui autorise une fenêtre dans l’immense hangar) a besoin de beaucoup de terres pour se nourrir. Or, il n’y a rien de moins démocratique qu’une « viande bio » à l’heure où les êtres humains sont plus de 7 milliards à vouloir potentiellement manger de la chair animale, et rien de moins écologique à une époque où l’élevage est le secteur d’activité le plus polluant, devant les transports. Et l’animal issu d’élevage « éthique », « bio », « responsable », « traditionnel », sera tué très jeune, tout comme ses congénères prisonniers du hangar, malgré les confessions d’amour de son éleveur·se.

    Alors, on choisit d’éliminer de son alimentation certains animaux et pas d’autres. D’abord les chevaux, parce que c’est beau et intelligent ; puis les veaux, parce que c’est choupi ; puis les vaches, parce qu’elles pourraient partager beaucoup de notre patrimoine génétique. Mais pas de scrupule pour le poulet, c’est connu, c’est bête comme ses pieds, et que c’est délicieux ! Pourquoi le goût serait-il exempté de règles éthiques ?

    Bref, on évite de regarder les vidéos, on justifie ses propres choix, on se cherche des excuses, on ne veut pas gêner, on s’énerve contre les véganes. Mais au final, la manière dont on traite les animaux en dit long sur ce qu’on oublie de notre propre nature animale. « La compassion est un muscle qui se renforce en travaillant, et l’exercice régulier consistant à choisir la bonté plutôt que la cruauté ne pourrait que nous transformer6. »

    Rencontre avec le livre

    L’ouvrage de Jonathan Safran Foer, qui a rencontré un certain succès à l’époque de sa parution, vise à convaincre d’arrêter de manger les animaux, et particulièrement ceux issus des élevages industriels. Je le dis tout net, je n’ai pas vraiment aimé le style de l’auteur, très américain me semble-t-il, ni les positions davantage welfaristes qu’abolitionnistes, mais je lui reconnais son impertinence qui fait mouche à de nombreuses reprises.

    Jonathan Safran Foer parle de sa vie de famille, des traditions alimentaires juives, et de la naissance de son fils qui l’a poussée à écrire cet ouvrage (« les enfants nous mettent face à nos paradoxes et à nos hypocrisies, et nous sommes tout nus devant eux7 »). Même si je n’ai pas trop aimé ces passages personnels et un peu mis en scène, j’en comprends l’intérêt : ce partage d’expérience lui permet de rester au même niveau que le lectorat, car l’alimentation est une histoire tout autant intime que collective.

    Recherches documentaires, visites pas tout à fait légales d’élevages, entretiens avec des acteur·rices de l’exploitation ou de la défense animale, et même un dictionnaire sélectif... Dans cet ouvrage se succèdent pêle-mêle différents types de textes dans un long déroulement de la pensée pertinent mais décousu. Son texte est composé de chapitres et de sous parties aux titres énigmatiques ou franchement peu inspirés (comme « Ha ha, snif snif », page 209) qui n’aident pas à se repérer. Il laisse la parole à plusieurs personnes dont les points de vue sont opposés : une militante, un éleveur industriel, et même une éleveuse traditionnelle végétarienne (fallait la trouver celle-là, dans le genre contradictoire) ou le végétalien qui conçoit des abattoirs (alors celui-là, je demande à voir !). J’ai trouvé ces derniers témoignages trop en marge du problème pour être recevables, surtout que l’auteur semble tenir une position plutôt welfariste, consistant à défendre l’élevage traditionnel : c’est-à-dire que selon lui, on peut manger les animaux tant qu’on les traite bien. J’ai eu l’impression que l’auteur entretenait une certaine ambivalence et ne voulait pas paraître trop radical dans sa démarche, par peur de froisser ses camarades éleveur·se·s « traditionnel·le·s ». Pour ma part, je soutiens la position abolitionniste qui refuse toute exploitation animale, que ce soit pour en faire de la nourriture, des vêtements, des loisirs.

    Cela dit, l’ouvrage de Jonathan Safran Foer ne manque pas d’impertinence, d’intelligence, et de nombreux passages perspicaces à partager. Je lui reconnais un certain sens de l’humour (mangeons les chiens et les chats euthanasiés, ainsi on aurait des millions de kilos de viande au lieu de les transformer en farine animale pour les animaux) et une manière d’appuyer là où ça fait mal : les obstacles psychologiques à la végétalisation de l’alimentation, le lobbying de l’alimentation industrielle, les risques sanitaires liés particulièrement aux grippes aviaires.

    « Si je détourne le logo d’une entreprise, je risque la prison ; si une entreprise maltraite un milliard de volailles, la loi protègera non pas les animaux, mais le droit de cette entreprise à faire ce qui lui chante. C’est ce à quoi on aboutit quand on refuse de reconnaître les droits des animaux. Ce qui est dingue, c’est que l’idée que les animaux puissent avoir des droits paraisse dingue aux yeux de la plupart Nous vivons dans un monde où il est considéré normal de traiter un animal comme un bout de bois, et extrémiste de traiter un animal comme un animal8. » (propos d’une militante végane)

    Lisez aussi

    Planète végane Ophélie Véron

    Les animaux ne sont pas comestibles Martin Page

    La Libération animale Peter Singer

    Zoos. Le cauchemar de la vie en captivité Derrick Jensen

    Ne nous mangez pas ! Ruby Roth

    Théorie du tube de dentifrice Peter Singer

    Antispéciste Aymeric Caron

    Faut-il arrêter de manger de la viande ? Collectif

     

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    Faut-il manger les animaux ?

    (Eating Animals)

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gilles Berton et Raymond Clarinard

    Jonathan Safran Foer

    Éditions Seuil

    Collection Points

    2012

    406 pages

    7,90 euros

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