• la domination policière mathieu rigouste bibliolingus

    La Domination policière

    Une violence industrielle

    Mathieu Rigouste

    La fabrique

    2012

     

    À toutes les victimes de l’État policier, notamment celles citées dans cet ouvrage : Mohamed Diab, 32 ans (1972), Malika Yazid, 8 ans (1973), « petite guerre d’Algérie » à Marseille (sept personnes tuées, 1973), Abdelkader Grib, 16 ans (1980) Malik Oussekine (1986) et Abdelwahab Benyahia, 19 ans (1986), Thomas Claudio (1990), Djamel Chettouh, 18 ans (1991), Abdelkader Bouziane, 16 ans (1997), Habib Ould Mohamed (1998), Xavier Dem (2002), Mohammed Berrichi (2002), Moushin Sehhouli, 15 ans et Lakhamy Samoura, 16 ans (2007), Hakim Ajimi, 22 ans (2008), Ali Ziri, 69 ans (2009), Karim Boudouda (2010), Mamadou Marega (2010), Michael Blaise (2010), Jamal Ghermaoui, 23 ans (2011) Wissam El Yamni (2012), Nabil Mabtoul, 26 ans (2012), Amine Bentounsi (2012), Youssef Mahdi, 24 ans (2012)… et même Philippe Maziz, un policier en civil qui s’est fait tirer dessus par des collègues en 1980. Depuis la parution de cet ouvrage, la liste n’a fait que s’allonger : j’y ajoute seulement Rémi Fraisse, 21 ans (2014), Adama Traoré, 24 ans (2016), mais aussi Zineb Redouane, 80 ans (2018)…

    La violence policière n’est pas une « bavure », elle est le résultat d’une oppression institutionnalisée et méthodique visant à soumettre et bannir les indésirables de la république, à écraser toute rébellion qui menacerait l’ordre bourgeois, capitaliste, colonial et patriarcal en place. La répression policière, qui va de pair avec le marché des armes et des équipements et le développement de l’industrie carcérale, est légitimée par les gouvernements et les médias mainstream par un discours sécuritaire et la création d’un ennemi intérieur qui accentuent le « socio-apartheid » dont parle Mathieu Rigouste. Voilà un ouvrage résolument engagé, passionnant à lire après déjà quatre mois du mouvement des « gilets jaunes ».

    « Je crois qu’ils éprouvent une espèce de plaisir pervers à s’acharner ainsi sur quelqu’un à leur merci. Il doit être confronté dans sa virilité en écrasant les autres1. »

    « Sans compter la cinquantaine de suicides et morts suspectes en prison chaque année, on comptait 6 morts par an entre 1977 et 1987, 8 morts par an entre 1987  et 1997, 10 morts par an entre 1997 et 2001 et on compte désormais en moyenne 12 morts par an entre 2005 et 2012 directement liés à l’exercice de la police. Il existe un rapport direct entre le développement du capitalisme, l’extension des inégalités et le taux d’élimination policière des damnés intérieurs2. »

    La police tue. La violence policière n’est pas une « bavure », elle est le résultat d’une oppression institutionnalisée et méthodique visant à écraser toute rébellion, toute autonomie qui menaceraient l’ordre bourgeois, capitaliste, colonial et patriarcal en place.

    Selon Mathieu Rigouste, l’histoire de la police est clairement marquée par les méthodes de répression et de soumission imposées aux populations colonisées, et par la guerre d’Algérie (1954-1962). Dans les années 1960, dans un processus de « socio-apartheid » lié à la destruction des bidonvilles et à la construction des HLM, dans lesquels les populations originaires des anciennes colonies ont été ségrégées. Depuis plusieurs décennies, les « damné·es de l’intérieur » subissent de plein fouet la paupérisation, la précarisation, la discrimination par la race et la classe, l’abandon des services publics, et sont la cible de la répression policière orchestrée autant par les gouvernements de droite que de gauche.

    « Alors que la ‘gauche de gouvernement’ se concentre sur la fabrication de polices d’occupation et sur l’augmentation des effectifs de la police en tant que ‘service public’, la ‘droite’ a plutôt tendance à étendre les polices de choc en favorisant le développement des technologies et de productivité policière3. »

    « ‘Si j’en vois un qui crache, je lui colle un PV et, avec un peu de chance, ça se termine en rébellion’, raconte un policier fier de sa trouvaille4. »

    La BAC (Brigade anticriminalité) est emblématique de la violence d’État. Directement issue des brigades nord-africaines ouvertement racistes des années 1930, la BAC est généralisée sur tout le territoire et mise à toutes les sauces (BAC de jour, BAC de nuit, BAC de métro, BAC d’arrondissement…). Au fil des décennies, ses prérogatives et son autonomie n’ont cessé de s’élargir. François Le Mouel, qui se présente comme le créateur du concept d’anticriminalité, explique qu’il ne s’agit plus d’enquêter « du crime au criminel », mais « du criminel au crime », ce qui implique la traque, voire la provocation, des « suspect·es » pour faire des « flagrants délits ».

    « La technique est bien connue. Quand quelqu’un n’est pas d’accord avec ce que tu fais, tu dis que la personne s’est rebellée et tu l’emmènes au poste5. »

    Habillés en civil et patrouillant à bord de voitures banalisées dans les quartiers ségrégés, les « baqueux » sont majoritairement des hommes hétéros cisgenres blancs, bien souvent racistes, paternalistes et sexistes, obsédés par la chasse et l’adrénaline qu’elle procure, fascinés par la violence, le rapport à l’autorité, et particulièrement zélés, puisqu’ils sont sélectionnés sur la base du volontariat. Ils s’appuient sur des stéréotypes racistes pour faire du « flagrant délit » et enregistrer un maximum de prises en un temps limité, car la politique du chiffre est clairement affichée par la hiérarchie. La fabrication des « coupables » cible en premier les hommes non-blancs, les pauvres, même si les femmes (en particulier les femmes arabes), les prostitué·es, les sans-abri, les clandestin·es (ou identifié·es comme tel·les) sont également la cible d’humiliations et d’agressions.

    « Le baqueux justifie sa brutalité comme l’idéologie patronale justifie la brutalisation des travailleurs revendicatifs, comme l’idéologie esclavagiste justifie la brutalisation d’un esclave insolent, comme l’idéologie paternaliste justifie la brutalisation des enfants indisciplinés et comme l’idéologie patriarcale justifie les violences faites aux femmes insoumises6. »

    « Le policier, on sait qu’il n’est là que pour chasser7. » (parole d’un ancien officier)

    Dans les quartiers ségrégés, la police adopte des mesures répressives : le quadrillage et l’occupation constante du terrain, notamment par la mise en place de patrouilles, les contrôles d’identité au faciès, quotidiens, répétitifs, inutiles, accompagnés d’insultes racistes et sexistes, de menaces, d’intimidations, de l’usage du tutoiement… Tout cela constitue un véritable harcèlement des populations délibérément ciblées et une paralysie de leur vie sociale. Forcément, les rafles et les techniques de flagrants délits font exploser les chiffres de la délinquance, ce qui accentue l’impression d’insécurité par rapport à d’autres endroits et profite aux discours sécuritaires.

    « Une nuit calme sans interventions est une mauvaise nuit. Une nuit agitée est une bonne nuit8. »

    Pour justifier et systématiser la répression policière, les discours politiques, validés et répétés en boucle par les médias mainstream, mettent en place une contre-insurrection en fabriquant un imaginaire raciste : violences des « banlieues », « quartiers sensibles », « cités », « ghetto », « problème d’intégration des immigré·es », « terrorisme islamiste »... La création d’un ennemi intérieur, comme par exemple celle du jeune homme arabe ou noir, délinquant, dealer, voleur, retire une part d’humanité à autrui et endort notre empathie naturelle envers une population déjà discriminée et criminalisée. C’est le même procédé employé par les dirigeant·es pour acquérir l’assentiment de leur population et leur faire accepter la nécessité d’une guerre envers un autre peuple : par les mécanismes de propagande, on dépeint celui-ci de manière très négative pour empêcher toute solidarité. Cet imaginaire raciste vise aussi à masquer les profondes inégalités structurelles de la société, c’est-à-dire la politique de ségrégation spatiale, économique, politique, sociale, culturelle qui puise ses origines dans le racisme institutionnel et le colonialisme français. La ségrégation est par ailleurs renforcée par une restructuration urbaine qui facilite la circulation et la surveillance de la police et brise la solidarité de classe.

    Les médias mainstream se font complices de la contre-insurrection en adoptant le point de vue institutionnel sans le remettre en cause, oblitérant par là-même leur fonction de contre-pouvoir et d’investigation. Outre la paresse, le manque de moyens, la course au sensationnel dont j’ai largement parlé dans d’autres chroniques, les médias détenus par des millionnaires sont tenus à une certaine censure inconsciente et indirecte. Effectivement, les « chien·nes de garde », c’est-à-dire les journalistes et éditorialistes qui ont de l’influence au sein des entreprises médiatiques et qui partagent les intérêts de la classe politique dominante, ont tout intérêt à embrasser les discours dominants.

    « L’État fabrique des accumulateurs de violence virile, blanche et bourgeoise qu’il pousse au surrégime, excite et envoie écraser toutes les colères populaires9. »

    Toute tentative d’autodéfense, de révolte des populations ségrégées et exploitées est systématiquement criminalisée et dépolitisée. On condamne donc les « émeutes » et les violences urbaines, on demande aux opposants au régime de se désolidariser de ces actions directes, on passe sous silence les revendications politiques des révolté·es, organisé·es en nombreuses associations et collectifs « vérité et justice » qui se créent à la suite d’un meurtre policier. Les rafles et les opérations commando de « pacification », qui écrasent tout mouvement populaire, sont régulièrement saluées par les responsables politiques et complaisamment relayés par les médias mainstream. Vous êtes-vous demandé·e pourquoi on consacrait tant de reportages télé sur l’héroïsme de la police face à la « sauvagerie » des cités, ces bons agents qui consacrent leur vie à faire respecter la loi, c’est-à-dire l’ordre capitaliste, patriarcal, colonial ?

    « Si on respecte le code de procédure pénale, qu’on attend d’avoir un motif légal pour faire un contrôle, on ne contrôle jamais10. »

    Au fil des années, un arsenal de lois a étendu les moyens de la police, des préfectures et des tribunaux, et diminué d’autant les libertés et l’exercice de la démocratie : « lutte contre l’insécurité », « lutte contre la criminalité », contre « l’immigration clandestine », avec les plans Vigipirate et « l’état d’urgence » qui instaurent une exception permanente. La loi se fait complice des crimes racistes : la plupart du temps, le meurtre policier de personnes racialisées est qualifié de délit, quand il n’y a pas un non-lieu. D’une manière générale, la « bavure policière » laisse entendre que la violence est un épiphénomène ou un débordement exceptionnel. Or, la violence policière est fonctionnelle, encouragée, systématique. Les pulsions des policier·ères excité·es et zélé·es sont encouragé·es par la politique du chiffre, la peur et la haine de l’autre, les discours racistes omniprésents dans l’administration policière et les classes politique et médiatique.

    « Le tir tendu en pleine tête n’est pas une ‘bavure’ mais une nouvelle production rationnellement légale, une technique de violence d’État11. »

    L’industrialisation de la violence policière va de pair avec le développement du marché de la coercition, vitrine de l’excellence française, qui s’exporte largement à l’international. Le marché de l’armement et de l’équipement, ainsi que les complexes militaro-industriels, bénéficient du soutien de l’État, lequel a mis en place des partenariats privés-publics libéralisant les domaines de la surveillance et de la répression qui lui étaient jusque-là réservés.

    Le développement et la généralisation du flashball, commercialisé à partir des années 1990 par l’entreprise Verney-Carron (« la solution globale à létalité atténuée »), est symptomatique de la militarisation et de coercition de la police en France. D’autres entreprises françaises, comme Alsetex et Marck, profitent à fond de l’expansion du marché de la brutalisation. Déjà en 2012, Mathieu Rigouste expliquait que les mutilations provoquées par les tirs tendus des flashballs et des différentes grenades étaient validés par les formateurices et couverts par les juges ! Le tir dans le visage n’a rien d’un accident ou d’une « bavure » ! Enfin, le Taser, le pistolet à impulsion électrique, est toujours en usage, alors qu’il est particulièrement dangereux sur les personnes fragiles, mais c’est probablement parce qu’il est réservé aux non-Blanc·hes et aux « sans-papiers » qu’on en parle moins !

    cartographie blessure policière désarmons-les
    Cartographie réalisée avec une personne blessée de toutes les lésions constatées sur son corps en avril 2018 à Notre-Dame-des-Landes

    L’exportation des équipements et du « savoir-faire » français, notamment grâce au salon Milipol dont la prochaine édition se tiendra en novembre 2019, fait la promotion de la brutalisation policière et soutient des régimes dictatoriaux, comme celui de l’Égypte, la Tunisie, l’Algérie, la Chine.

    « L’affaire Takieddine a montré comment la société Civipol [société d’exportation du savoir-faire militaire français] avait servi à masquer des systèmes de commissions et rétrocommissions occultes dans le cadre de la vente de ‘systèmes de sécurisation’ à l’Arabie saoudite. Il n’est pas interdit de poser l’hypothèse selon laquelle Civipol a permis de financer la campagne et les amis du ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy12. »

    « Les prisons privées sont l’extension du rêve capitaliste, exactement comme la machine de guerre13. » (Franck Smith, fondateur du Private Corrections Institute)

    La brutalisation policière et le marché de la coercition sont soutenus par le marché de l’emprisonnement. Prisons, centres de détention pour étranger·ères, mineur·es, centres éducatifs forcés… L’industrialisation et la généralisation de l’emprisonnement offre des perspectives exceptionnelles aux entreprises du bâtiment et de l’énergie, avec en tête Bouygues, Vinci, Eiffage, Gepsa (une filiale de GDF-Suez), ainsi que Siges (une filiale de Sodexo qui fait aussi les repas dans les prisons). La boucle est bouclée : avec ses mesures inégalitaires et antisociales, l’État allume continuellement le feu que la police éteint auprès des populations les plus indésirables, lesquelles remplissent les prisons dont le fonctionnement économique génère des profits pour les classes dominantes. Oui, la boucle est bouclée, au prix de vies humaines.

    Mon avis

    Lors d’une conférence en janvier 2019, après presque deux mois du mouvement des « gilets jaunes », Assa Traore, du collectif Justice pour Adama Traore, avait conclu son intervention en disant que les gens des banlieues étaient les premiers gilets jaunes. Effectivement, l’ouvrage de Mathieu Rigouste écrit en 2014, La Domination policière, se fait l’écho de la brutalisation policière qui, auparavant réservée aux populations ségrégées, non-blanches et indésirables, s’étend depuis les années 1990 aux mouvements sociaux des classes populaires et des classes dites moyennes de moins en moins privilégiées, et issus de la mouvance radicale et autonome. Mathieu Rigouste explique que les quartiers ségrégés sont les laboratoires d’expérience des doctrines et des armes de répression, lesquelles sont ensuite généralisées sur l’ensemble de territoire et exportées à l’étranger. En d’autres termes, le système étatique cherchera à soumettre tou·tes celleux qui chercheront à renverser l’ordre politique, social et économique. C’est exactement ce que nous sommes en train de vivre avec le mouvement des gilets jaunes.

    Certes, j’ai eu du mal à lire La Domination policière, en partie à cause d’un vocabulaire lourd et répétitif et d’une grande quantité d’informations difficiles à articuler entre elles, mais cet ouvrage très documenté contient beaucoup de choses cruciales pour comprendre la mise en place et la légitimation de la violence d’État. Mathieu Rigouste, qui a lui-même grandi à Gennevilliers dans l’une des barres d’immeubles détruites lors des « restructurations urbaines », a tenté d’observer la domination policière du point de vue de celleux qui la subissent de la manière la plus frontale et la plus systématique. Il s’est appuyé sur des études, des sources policières institutionnelles et personnelles, et bien sûr sur les collectifs anti-répression.

    Enfin, Mathieu Rigouste explique que la violence policière est la manifestation d’une État qui ne parvient plus à soumettre la population et à asseoir sa légitimité. Il invite à s’organiser et à converger pour « saboter les rouages de l’État et des sociétés de classe afin d’en finir avec la suprématie blanche, bourgeoise et patriarcale14 ». Combien faudra-t-il de vies brisées avant de parvenir à le renverser ?

    Lisez aussi

    La Force de l’ordre Didier Fassin

    L’ordre moins le pouvoir Normand Baillargeon

    Comment la non-violence protège l’État Peter Gelderloos

    "La Commune n'est pas morte" Eric Fournier

    La Commune Louise Michel

    Le fond de l'air est jaune Collectif

    Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? Manuel Cervera-Marzal

    L'impératif de désobéissance Jean-Marie Muller

    Propaganda Edward Bernays

    La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie de Selim Derkaoui et Nicolas Framont

    La prison est-elle obsolète ? Angela Davis

    « Cigaville, quand le maintien de l’ordre devient un métier d’expert », Patrick Bruneteaux

    Une autre fin du monde est possible Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle

    Comment tout peut s'effondrer Pablo Servigne et Raphaël Stevens

    Assata, une autobiographie Assata Shakur

    La révolte à perpétuité Sante Notarnicola

    Décolonial Stéphane Dufoix

    Lisez aussi la chronique d'Ada de La Tournée de livres

     

    1. Page 162. -2. Page 233. -3. Page 99. -4. Page 165. -5. Page 165. -6. Pages 159-160. -7. Page 81. -8. Page 166. -9. Page 213. -10. Page 139. -11. Page 115. -12. Page 127. -13. Page 218. -14. Page 235.

    La Domination policière

    Une violence industrielle

    Mathieu Rigouste

    La Fabrique

    2012

    15 euros

    264 pages

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  • les nouveaux désobéissants manuel cervera marzal bibliolingus

    Les Nouveaux Désobéissants :
    citoyens ou hors-la-loi ?

    Manuel Cervera-Marzal

    Éditions Le Bord de l’eau

    2016

     

    L’État criminalise et disqualifie de plus en plus durement les zadistes, les lanceur·ses d’alertes, les hacktivistes et à présent les « gilets jaunes », qu’iels enfreignent ou non les lois. Sous l’illusion de la démocratie et du débat d’idées, l’État impose une violence structurelle et économique que la plupart des gens ne perçoivent pas. Dans cet ouvrage philosophique et néanmoins intelligible, Manuel Cervera-Marzal développe l’idée qu’être citoyen·ne, c’est exercer son esprit critique et faire vivre la démocratie. Même si je le rejoins sur la thèse de son ouvrage, je ne peux m’empêcher d’interroger l’efficacité réelle de la non-violence telle qu’elle est définie par l’auteur.

    « La désobéissance civile n’est rien d’autre que l’ouverture d’une interrogation sans fin sur la validité de nos institutions1. »

    Manuel Cervera-Marzal part du constat que les formes de contestation conventionnelles et légales du XXe siècle, comme le syndicalisme et les grèves, ont perdu leur puissance. En revanche, les manifestations sont de plus en plus fréquentes et leurs effectifs augmentent, même si celles-ci sont devenues doublement calibrées et encadrées par l’autorisation préfectorale et les organisations syndicales, partisanes et associatives.

    Parallèlement, les formes d’actions qui enfreignent la loi se multiplient : les zadistes (Notre-Dame-des-Landes, Gonesse), les lanceur·ses d’alerte et les hacktivistes (Edward Snowden, Julian Assange, les Anonymous), les désobéissant·es civil·es (les squats de Droit au logement, les actions de Cédric Herrou envers les réfugié·es) et à présent les « gilets jaunes » qui s’organisent autour des ronds-points. Elles ne concernent plus seulement le rapport au travail mais l’organisation sociale et territoriale, le « vivre-ensemble », et dénoncent les différentes formes de violences dont l’État a le monopole. Ces violences imprègnent l’ensemble des structures, des institutions, des liens sociaux et affectent tout le monde à des degrés divers.

    En réponse, l’État criminalise de plus en plus les mouvements sociaux et les nouvelles formes d’actions, et se sert par exemple de la loi sur l’état d’urgence pour assigner à résidence les activistes écolos sous couvert de prévenir le « terrorisme ». L’opinion publique, volontiers encouragée par l’État et les médias dominants, disqualifie les activistes qui enfreignent la loi, traité·es de délinquant·es et de casseur·ses. Il n’y a qu’à voir le mépris et la désolidarisation envers les personnes qui graffent, qui cassent des vitrines, qui ont arraché la chemise du DRH d’Air France en 2015, tandis que le silence est assourdissant à propos des délocalisations, de l’esclavage moderne, des inégalités économiques, du racisme et du patriarcat institutionnels, des flux migratoires de gens désespérés… Ces violences affectent bel et bien des millions de personnes, et non de simples objets, et pourtant la plupart des gens ont si bien assimilé la violence de l’État qu’iels ne la perçoivent pas comme telle. Le tour de force est que l’État attaque sa propre population et les gens ne le voient pas, iels l’approuvent même.

    « Concrètement, ce travail théorique suppose d’expliciter des distinctions comme celles entre force et violence, entre pouvoir et violence, entre contrainte et violence, entre conflit et violence, entre violence directe et violence structurelle, entre violence physique et violence symbolique, entre violence offensive et violence défensive, entre violence étatique, économique et culturelle, entre domination et exploitation, entre autorité et autoritarisme, entre extermination et instrumentalisation, entre adversaire et ennemi, entre lutte et guerre, etc. Il faut ensuite articuler ces distinctions, pointer les limites de chacune, introduire parfois un troisième terme qui complexifie le problème et, surtout, indiquer les réalités sociales et politiques auxquelles elles se réfèrent2. »

    Cette violence structurelle et économique est masquée par l’illusion de la démocratie. Or, nous ne sommes pas en démocratie, mais dans une oligarchie politico-financière qui permet à une minorité d’avoir des privilèges. Les citoyen·nes sont cantonné·es à un rôle de spectateur·rices dont la participation se réduit à glisser un bulletin de vote tous les cinq ans. La pluralité des opinions est réduite à un simulacre d’échanges verbaux dans l’hémicycle, en excluant les citoyen·nes, et sans possibilité d’action réelle. Le système libéral relève du pacifisme autoritaire, puisqu’il cherche à imposer la paix sociale par la violence, au détriment des libertés fondamentales. Concrètement, l’État tente de nier, d’éliminer purement et simplement toute opposition, prétendument pour préserver la paix, mais surtout pour assurer ses propres intérêts.

    La démocratie n’est pas un état figé reposant sur des institutions sclérosées, avec des règles gravées une fois pour toutes dans la constitution, où toute critique est perçue comme un trouble à l’ordre public. La démocratie est un mouvement, elle doit prendre en compte les conflits, les divergences d’opinion et remettre en cause le fonctionnement des institutions. En réalité, la démocratie est « une lutte sempiternelle entre le pouvoir tel qu’il est et le pouvoir tel qu’il devrait être3 ».

    Dans les faits, les lois sont imposées d’en haut, sacralisées, irrévocables, craintes et respectées, et leur transgression est de plus en plus sévèrement punie. Les citoyen·nes ne sont pas consulté·es, et l’usage abusif du 49.3 montre toute la violence de la législation. Dans une société non démocratique et arbitraire, l’action extralégale se justifie. La désobéissance à la loi rappelle que certaines lois ne sont ni légitimes, ni morales, ni sacrées, et que les droits et devoirs qui nous incombent sont faussement naturels et évidents.

    « Dans le cours ordinaire des hautes sphères de la vie étatique, les partis de gauche et de droite débattent au Parlement et sur les plateaux télévisés mais mènent une guerre sociale à leur population en imposant d’un commun accord des cures d’austérité et une surveillance généralisée4. »

    Mon avis

    Sans surprise, je partage la conviction de Manuel Cervera-Marzal concernant la démocratie et la légitimité de désobéir à certaines lois. La notion de citoyenneté va de pair avec la nécessité de réfléchir par soi-même, de gagner en autonomie intellectuelle, de remettre en cause les certitudes et les préjugés que la société nous injecte à petites doses depuis la naissance.

    Dans cet ouvrage, Manuel Cervera-Marzal s’attache donc à définir et à circonscrire la désobéissance civile et la non-violence dont elle découle. Or, chacun·e ayant sa propre définition de la violence, il est difficile de définir la non-violence. Néanmoins, la démarche de l’auteur est particulièrement intéressante, et prolonge mes réflexions sur l’activisme et sur l’efficacité réelle de la non-violence (à ce sujet, vous pouvez lire ma chronique du dernier ouvrage de Jean-Marie Muller).

    Manuel Cervera-Marzal reconnaît que toute action contient une part de violence, car on ne peut se défaire d’une société qui nous a inculqué la violence depuis toujours : la non-violence n’est donc pas sans violence, ce qui la distinguerait du pacifisme, lequel consiste à refuser toute violence et à rester « pur en marge de l’histoire » selon Paul Ricœur. La non-violence s’efforce de réduire l’usage de la violence par principe, considérant celle-ci comme contre-productive et immorale. Pour les adeptes de la non-violence, la violence comme moyen de lutte serait contre-productive car, comme on l’a vu, la violence résistante a effectivement mauvaise presse (or, rappelons qu’une action sans violence ou non spectaculaire ne sera pas relayée par les médias dominants). La violence comme moyen de lutte serait aussi immorale car il faudrait vivre en accord avec ses valeurs, d’après lesquelles la violence est proscrite. Il s’agirait de se changer soi-même (ne pas utiliser la violence) pour voir advenir le changement dans le monde (qui est violent) et de ne pas se rabaisser à l’ennemi. « Sois le changement que tu veux voir dans le monde », disait Gandhi…

    Sauf que renoncer à s’approprier la violence au sein d’un régime qui n’entend que la violence comme moyen de résoudre les conflits, cela revient à hurler ses quatre vérités à l’oreille d’une personne sourde. Sans compter que les oligarques détenant le pouvoir et la violence institutionnelle sont bien souvent des sociopathes qui n’en ont rien à foutre des autres. Si l’État cherche à anéantir l’opposition et que nous n’utilisons pas les mêmes armes ni le même langage, que nous cherchons à créer le dialogue démocratique sans attaquer le cœur du système, alors nous serons bel et bien anéanti·es, muselé·es, marginalisé·es, et c’est ce qu’il se passe. La non-violence est-elle efficace ?

    Selon l’auteur, la désobéissance civile serait une fin en soi, permettant de révéler publiquement la violence structurelle aux citoyen·nes aveuglé·es. En ce sens, la désobéissance civile peut être un moyen de communication utile, mais certaines actions relèvent davantage du symbole, voire du martyr. On peut s’interroger sur leur efficacité et sur les buts visés. Ces actions permettent-elles de réformer, d’améliorer la société, ou font-elles partie d’une stratégie globale pour aboutir à des changements profonds qui atteignent l’État dans ses entrailles ? De l’aveu de Manuel Cervera-Marzal, la désobéissance civile n’est pas tant un instrument efficace pour établir la justice qu’une démonstration envers les autres citoyen·nes. En attendant, les injustices continuent à être perpétrées. Je ne fustige pas pour autant la non-violence et la désobéissance civile : pour moi, toutes ces formes d’actions sont complémentaires et dépendent du contexte et de l’objectif à atteindre. Surtout, face à l’urgence écologique et sociale, nous ne pouvons pas nous contenter d’actions modérées.

    Pour conclure, cet ouvrage a le mérite de poser des raisonnements philosophiques clairs, jalonnés d’étapes et de définitions intelligibles. Il m’a été utile pour prolonger l’analyse de Comment la non-violence protège l’État, l’ouvrage passionnant et polémique de Peter Gelderloos. Même si je remets en cause l’efficacité de la non-violence telle que Manuel Cervera-Marzal la présente, je ne peux que le rejoindre sur ce point : être citoyen·ne, c’est exercer son esprit critique et faire vivre le débat.

    1. Page 83. -2. Pages 36-37. -3. Page 94. -4. Page 139.

    Lisez aussi

    Comment la non-violence protège l’Etat Peter Gelderloos

    L'impératif de désobéissance Jean-Marie Muller

    Le fond de l'air est jaune Collectif

    La Domination policière Mathieu Rigouste

    La Force de l’ordre Didier Fassin

    Une autre fin du monde est possible Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle

    Comment tout peut s'effondrer Pablo Servigne et Raphaël Stevens

    La révolte à perpétuité Sante Notarnicola

     

    Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ?

    Manuel Cervera-Marzal

    Éditions Le Bord de l’eau

    Collection La bibliothèque du Mauss

    2016

    162 pages

    14 euros

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  • l'impératif de désobéissance jean-marie muller bibliolingusL’impératif de désobéissance

    Fondements philosophiques et stratégiques de la désobéissance civile

    Jean-Marie Muller

    Le passager clandestin

    2011

     

    Dans un système qui est fait de telle manière que la quasi-majorité des citoyen·nes n’a aucun pouvoir de décision ni aucun moyen d’expression, la résistance devient vitale. Jean-Marie Muller propose un ouvrage instructif sur le concept de la non-violence, telle qu’il est enseigné en France, et qui a érigé un culte à Gandhi et Martin Luther King. Toutefois, l’auteur ne propose pas de définition de la violence et pose la non-violence comme un principe dogmatique, religieux, voire fallacieux, excluant la diversité des tactiques, alors que, vu l’urgence de la situation sociale et écologique, nous ne pouvons pas faire l’impasse de la réflexion, nous devons envisager toutes les stratégies, légales ou illégales, non-violentes, destructrices ou révolutionnaires. Cette chronique m’a demandé beaucoup de temps et d’investissement personnel, aussi n’hésitez pas à me donner un peu de votre disponibilité et à me laisser un commentaire.

    « La démocratie est beaucoup plus souvent menacée par l’obéissance aveugle des citoyens que par leur désobéissance1. »

    Selon la Déclaration des droits humains et citoyens, toute personne obéit, consent et participe en toute liberté aux lois qui ont pour but de garantir les droits de tous·tes et de chacun·e. Or, que ce soit au sein d’une dictature ou d’un simulacre de démocratie comme en France, toute personne est obligée d’obéir aux lois, car depuis l’enfance, on nous apprend que la soumission à l’autorité est une vertu. L’obéissance aux lois a une valeur plus forte que le fait de suivre ses convictions morales, d’écouter sa conscience.

    La violence et la coercition, qui sont le fondement même de la société, sont instituées en lois. On peut parler de violence physique et économique lorsqu’on maintient légalement des millions de personnes dans la pauvreté, lorsqu’on légalise le crime organisé de milliards d’individus non humains chaque année ; ou de violence psychologique, lorsque les pauvres intimidé·es n’imaginent même pas visiter les quartiers riches ; ou encore de violence verbale, lorsque Macron nous traite d’illétré·es, de fainéant·es, de réfractaires. La force de l’État repose justement sur l’obéissance des personnes qui acceptent de mettre en œuvre la violence dirigée contre elles. La force de l’État, c’est celle des CRS qui, semaine après semaine dans le mouvement des « gilets jaunes », obéissent machinalement, se font les complices de la répression, et nous mutilent.

    « Ne sous-estimons pas le risque que le règne de la loi et de l’ordre devienne une dictature. Pas forcément une dictature qui emprisonne et qui torture, mais plus probablement une dictature qui anesthésie les consciences et endort les volontés dans l’assujettissement à l’habitude et à la normalité2. »

    À partir du moment où une loi est considérée comme immorale, inique, arbitraire, que les moyens légaux ne permettront pas de la modifier, que l’urgence écologique et sociale est en jeu, chacun·e doit décider de désobéir et d’entrer en résistance.

    Jean-Marie Muller, écrivain et désobéisseur civil reconnu en France, définit ainsi la désobéissance civile, qui est un des moyens d’action de la non-violence : « Ainsi, on peut définir la désobéissance civile de la façon suivante : une action politique de résistance non-violente, accomplie par des citoyens agissant au nom de leur liberté et de leur responsabilité, qui consiste à enfreindre ouvertement, délibérément, collectivement, de manière concertée et organisée dans la durée, une loi (ou une directive) considérée comme injuste, donc immorale et illégitime, et qui vise à obtenir justice en créant, d’une part, à travers la mobilisation des ressources de l’opinion publique au sein de la société civile, d’autre part, à travers la non-coopération avec les pouvoirs établis, un nouveau rapport de forces qui oblige les décideurs à (r)établir le droit en modifiant ou en supprimant la loi (ou la directive), en promulguant une nouvelle loi ou en changeant de politique. Dans des circonstances exceptionnelles, face à l’oppression caractérisée d’un régime despotique, une campagne de désobéissance civile peut se donner comme objectif la prise et l’exercice du pouvoir politique3. »

    Mon avis

    Cela fait quelque temps maintenant que je m’intéresse plus concrètement aux moyens d’action pour renverser le système politique et économique, c’est pourquoi j’ai souhaité lire L’Impératif de désobéissance de Jean-Marie Muller, philosophe et acteur reconnu de la désobéissance civile en France depuis les années 1970. Cet auteur m’a été recommandé par l’association Non-violence XXI.

    Certes, le texte est assez clair, bien expliqué, bien structuré. Sans surprise, Jean-Marie Muller consacre une partie aux précurseurs de la désobéissance civile (Étienne de La Boétie, Henry David Thoreau, Léon Tolstoï), une autre aux penseurs de la désobéissance civile, avec en tête Gandhi et Martin Luther King, puis fournit quelques exemples de désobéissance française (le Larzac, les faucheur·ses d’OGM, les déboulonneur·ses de pub, le Réseau éducation sans frontière…).

    Vous me voyez venir, je suis d’accord sur le fondement (le devoir moral d’agir face à l’injustice, la légitimité de la désobéissance, l’action collective et non pas individuelle) mais j’émets quelques réserves à mettre en lien avec d’autres lectures, notamment Comment la non-violence protège l’État de Peter Gelderloos et de La Lutte nonviolente de Gene Sharp, dont je vous parlerai.

    Tout d’abord, je reste sceptique par rapport à la manière dont Gandhi (l’indépendance de l’Inde) et Martin Luther King (le mouvement américain pour les droits civiques) font l’objet d’un véritable culte, au mépris de tout un ensemble d’acteurices qui ont aussi écrit l’histoire. Comme le disait justement Howard Zinn, « tant que les lapins n’au­ront pas d’his­to­riens, l’his­toire sera racon­tée par les chas­seurs », ce qui m’amène à me méfier du récit non-violent qui place Gandhi et MLK au centre des événements. Qui a écrit leur histoire ? Des universitaires blancs dont les travaux ont été financés par l’État ?

    La non-violence est posée comme un principe dogmatique, voire religieux, et constitue une limite infranchissable qui exclut la diversité des tactiques. Gandhi écrit que « partout où la violence éclatera, les volontaires sont tenus de mourir pour tenter de l’apaiser ». Est-ce à dire qu’il faut tendre l’autre joue à la répression étatique et policière ? Certes, une escalade des violences n’est pas souhaitable, mais ne devrions-nous pas défendre légitimement nos proches et nos droits ? Quelle est l’utilité d’un·e résistant·e mort·e ou emprisonné·e ? Selon Jean-Marie Muller, et dans la lignée de Henry David Thoreau au XIXe siècle, « il est dans l’ordre des choses que l’itinéraire du désobéisseur passe par la prison. C’est là qu’il sera peut-être le plus efficace. Tellement efficace que le pouvoir pourra refuser de l’y placer ou de l’y maintenir4. » Hormis la naïveté du propos, ce n’est pas de sa prison que Thoreau pourra envisager la libération des Noir·es pendant l’esclavage ; tout au plus il lave sa conscience. Ainsi définie, la désobéissance civile en tant que moyen d’action non-violent prétend ériger des martyrs, profiter des tribunaux et des procès pour mettre l’État face à ses responsabilités et sensibiliser à juste titre l’opinion publique, mais il est vrai que la bataille de l’information est très rude. D’un côté, l’État exerce son pouvoir sur les médias mainstream et sur la justice pour décrédibiliser la résistance (par des moyens légaux et illégaux) ; et de l’autre, une certaine partie de la population française n’en a toujours rien à foutre des questions politiques et démocratiques, ou bien n’a pas conscience de ses droits, de son pouvoir d’agir ou de l’urgence de la situation.

    En traquant « le mal où qu’il soit, sans jamais nuire à celui qui en est responsable6 », la non-violence théorisée par Gandhi ne prend pas le problème à la racine. La hiérarchie est faite de telle sorte que les têtes au pouvoir se remplacent aisément sans que le système économique et politique ne tremble. La faiblesse de Macron est peut-être d'avoir choisi d’évacuer les intermédiaires pour gouverner comme un roi : il devient ainsi l’incarnation absolue d’un système haï par une partie de la population de plus en plus grande, comme le montre le mouvement des gilets jaunes. Par ailleurs, au-delà du mépris de classe des responsables politiques très riches envers les pauvres, on a vraiment affaire à des sociopathes qui méprisent l’humanité, et qu’on ne parviendra pas à moraliser par des actions « civilisées ». (Face au mépris et à la peur que les gouvernements éprouvent pour le peuple, soulignons au passage cette phrase très naïve de Jean-Marie Muller : « Attention cependant à éviter la dérision qui passerait pour un mépris de l’adversaire7. ») Signer des pétitions visant à interpeller celleux qui détiennent le pouvoir ne nous permettra pas de supprimer les oppressions économiques, politiques, raciales, sexistes, spécistes, etc. C’est seulement en portant réellement atteinte à leurs intérêts personnels, économiques et financiers (de manière directe ou indirecte) qu’on peut espérer les affaiblir et les paralyser, et en imposant nos propres organisations autonomes et démocratiques qu’on parviendra à légitimer notre position dans l’échiquier mondial.

    Surtout, le point noir de cet ouvrage est qu’il ne donne à aucun moment une définition de la violence. On ne peut pas parler de non-violence sans définir la violence et notre seuil de tolérance à celle-ci. D’un côté, les violences physiques et matérielles font l’objet d’une diabolisation institutionnalisée, d’une stigmatisation et d’une calomnie systématiques qui entretiennent en nous la peur et agissent comme un rappel constant à l’obligation de soumission. De l’autre, les violences économiques et politiques, comme le chômage de masse et la précarisation, sont institutionnalisées et normalisées. Or, ne pas définir et catégoriser la violence revient à focaliser intentionnellement les esprits sur la première et à invisibiliser la seconde. Parle-t-on d’une violence sur des êtres vivants ou sur des objets inanimés ; d’une violence indirecte ou frontale (par exemple lors d’une manifestation) ? La violence est-elle plutôt dans l’exploitation des enfants du tiers monde pour la fabrication de nos smartphones ou dans le sabotage des multinationales qui nous détruisent et détruisent la planète ? La violence est-elle plutôt dans les vitrines brisées par les cailloux des manifestant·es isolé·es et en colère, ou chez les CRS qui sont payé·es et défendu·es pour mutiler et tuer ? La violence est-elle dans vos plats quotidiens, composés en toute légalité de cadavres non humains ? 

    Tout comme la légitimité de la désobéissance se fonde sur le caractère injuste de la loi visée, la légitimité de toute action se fonde sur l’objectif à atteindre et sur les moyens de résistance disponibles. « La question n’est pas de savoir quelle arme on utilise, mais dans quel esprit on s’en sert5 », disait Henry David Thoreau, qui est considéré comme un précurseur de la désobéissance civile alors qu’il a défendu la cause de l’anti-esclavagiste John Brown qui a pris les armes.

    Par conséquent, si l’objectif de la désobéissance civile est de réformer une loi inique, que faire lorsqu’il s’agit de renverser le capitalisme et de fonder des groupements humains autonomes, démocratiques, horizontaux, anarchistes ? Les moyens sont-ils à la hauteur de nos ambitions ? En fin de compte, la lecture de cet ouvrage, paru chez les excellentes éditions du passager clandestin, m’a été très profitable, bien qu’incomplète. La « non-violence » apporte beaucoup de réflexions intéressantes que je ne cherche pas à rejeter, mais il me semble que le concept même de « non violence » en matière de résistance entretient à mauvais escient une opposition binaire et arbitraire avec la « violence ». Non définie et non théorisée par les adeptes de la non-violence, elle est l’objet d’un tabou qui neutralise toute réflexion éclairée sur la résistance et les moyens d’action qui sont à notre disposition. Ainsi que le proposent Peter Gelderloos, le mouvement Deep Green Resistance ou encore Gene Sharp, toute stratégie de résistance relève d’une planification qui dépend de la composition du mouvement, des moyens disponibles et du contexte.

    Vu l’urgence de la situation politique, sociale et écologique (et en France nous sommes encore privilégié·es), la résistance pour sauver l’humanité et la planète est centrale. Nous devons envisager toutes les stratégies, légales ou illégales, publiques ou clandestines, « non-violentes », destructrices ou révolutionnaires. Nous ne pouvons pas laisser les gouvernements et les multinationales nous détruire impunément en laissant croire que tout ne va pas si mal et qu’il y aura toujours des réponses technologiques aux désastres à venir.

    « Il s’agit de constituer une communauté de résistance, une communauté de solidarité, dans le partage non seulement des convictions et des analyses, mais aussi dans le partage des peurs et des risques. Prendre le risque de la désobéissance implique de surmonter des pesanteurs aussi bien psychologiques que sociologiques très fortes, que seul le sentiment d’appartenance à une communauté de destin peut permettre de surmonter8. »

    Une petite remarque pour terminer : j’ai été agacée par le sexisme langagier de Jean-Marie Muller qui emploie à tout bout de champ « l’homme », pour parler des humains, et particulièrement dans cette phrase : « chaque citoyen est un homme faillible9 », et dans celle-ci : « un fonctionnaire est un homme responsable avant d’être un sujet obéissant10 ». Il utilise également l’expression affreuse « petit d’homme » pour parler des enfants, mais s’est senti obligé d’utiliser (une fois) l’écriture inclusive en parlant de l’IVG…  Il y a encore du boulot à faire !

    Lisez aussi

    Comment la non-violence protège l’Etat Peter Gelderloos

    Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? Manuel Cervera-Marzal

    Le fond de l'air est jaune Collectif

    La Domination policière Mathieu Rigouste

    La Force de l’ordre Didier Fassin

    Une autre fin du monde est possible Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle

    Comment tout peut s'effondrer Pablo Servigne et Raphaël Stevens

    La révolte à perpétuité Sante Notarnicola

    Décolonial Stéphane Dufoix

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    L’impératif de désobéissance

    Fondements philosophiques et stratégiques de la désobéissance civile

    Jean-Marie Muller

    Le passager clandestin

    2011

    290 pages

    20 euros

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