• Il faut croire en ses chances François Szabowski

    Il faut croire en ses chances

    François Szabowski

    Aux Forges de Vulcain

    2014

     

    Opération Libfly

    « Sans le public, Martinez, je vous le demande : que serions-nous1 ? »

    Quel écrivain n’a pas rêvé de rencontrer un immense succès ? S’ils ne vivent jamais de leur écriture et sont obligés d’avoir une activité rémunératrice en parallèle, ils peuvent espérer connaître la gloire auprès d’un plus large public.

    Martinez est de ceux-là. Il écrit dans un registre plutôt sous-estimé : la littérature de terroir. A presque cinquante ans, il mène sa petite vie avec sa femme Florence (« louloute »), à présent que les enfants ont grandi. Peu sûr de lui en public, il est pourtant habité de pulsions farfelues, voire mégalomaniaques, qui tapissent l’univers de François Szabowski. Professeur à Limoge, il est passionné par le tennis et joue en club où il y retrouve ses amis, eux-mêmes professeurs et artistes à leurs heures. 

    « Martinez : vous avez l’étoffe d’un grand écrivain2.»

    Le train-train de Martinez est rythmé par les entraînements et les sorties culturelles, jusqu’au jour où son éditeur parisien le contacte et le persuade, avec de grandes courbettes aussi hystériques que désespérées, de changer de genre littéraire. Pourquoi ne pas écrire un roman pornographique qui se passe dans un camp de concentration ? Et même, pourquoi ne pas y adapter l’histoire de Faust de Goethe ? Son éditeur lui force la main car, avec des thèmes aussi universels, Martinez rencontrerait enfin le succès que son immense talent mérite...

    D’abord choqué, puis intrigué, Martinez se laisse prendre au jeu. L’angoisse de la feuille blanche et les mille techniques de contournement sont un passage superbe.

    « Il prit le stylo bleu, ôta le capuchon et le posa à sa gauche. Il n’avait pas encore donné de titre au travail qu’il allait entreprendre, il écrivit simplement “FAUST” en haut de la feuille, puis commença à rassembler ses idées. Il inscrivit un petit 1 à gauche de la feuille et releva la tête. Il resta immobile quelques secondes. Sa gorge était sèche. Il but une gorgée de jus d’orange du bout des lèvres et se remit en position. Au bout de quelques minutes, il fronça les sourcils. Une idée était là, dans son cerveau, mais elle ne faisait que flotter, et Martinez n’arrivait pas à l’atteindre, comme ces filaments la nuit qui passaient devant l’écran noir de ses yeux fermés, et s’enfuyaient vers les angles dès qu’il essayait de les observer plus attentivement. Il ne céda pas à l’impatience et, en attendant, repassa le stylo sur les lettres majuscules du titre pour les rendre plus épaisses. Il releva un peu la tête et, finalement, tira un trait épais sous le titre. Puis un autre, pour former un rectangle mince qu’il remplit dans un second temps de fines hachures, en veillant à ne pas dépasser du cadre. Martinez persévéra encore un peu, puis finit par déglutir bruyamment : les idées qui lui étaient venues pendant le petit déjeuner, certes vagues, informes, s’étaient totalement évanouies. Il ne se souvenait plus3. »

    D’un naturel si réservé, Martinez n’ose pourtant pas trop parler de ce nouveau projet littéraire qui est radicalement différent de ce qui l’identifie. Finalement, Faust chez les nazis amène des interrogations sur sa propre vie. Mène-t-il la vie qui lui correspond ? Pourquoi arrêter la littérature de terroir, alors qu’il est reconnu pour ça particulièrement ? L’écriture ne prend-t-elle pas le pas sur sa vie en général ? Serait-ce comme une provocation de la part de François Szabowski lui-même qui affirmerait qu’il ne se servira pas de son talent pour écrire façon « grand public » ?

    « C’est vrai que… parfois je ne me reconnais pas moi-même4 » 

    Et puis, il n’est pas tant question de littérature. Qu’on aie 20 ans, 30 ans ou 50 ans, il arrive certains moments dans la vie où, en regardant le chemin qu’on a parcouru, on a l’impression de s’être égaré en route. Le temps est alors venu de se rappeler nos rêves, nos ambitions et de faire des choix, quitte à bifurquer.

    Avec la perspective de voir sa vie changer avec cette version revisitée de Faust, Martinez pose un regard nouveau sur son quotidien, sa femme, ses entraînements de tennis et ses soirées arrosées, non sans déraper à l’occasion. Et c’est justement là le point culminant du roman ; on n’entre jamais dans le cœur de Martinez mais on le suit dans son environnement, on suit ce qui se dit et ce qui se fait, et on comprend ses méandres intimes, ses doutes, ses revirements.

    Une double distanciation se met en place : celle de Martinez envers lui-même et son entourage, et celle du narrateur, légèrement moqueuse, envers tous les personnages, y compris Martinez.

    Ainsi, Martinez évolue dans ce groupe d’amis où finalement les rapports sont assez superficiels. Le tennis semble être le seul ciment de leurs relations amicales, alors que Martinez est à un stade où l’écriture doit prendre le dessus sur ses autres activités. Chacun fait montre d’une préoccupation intellectuelle à la fois sincère et convenue socialement, comme lorsqu’ils vont au cinéma et apprécient (parce que c’est socialement valorisé ?) un film visiblement ennuyeux à mourir. Dans leur petite ville préservée où tout le monde se connaît (ce qui entraîne des scènes comiques), ils ont leur quotidien bien ancré, leurs habitudes et leurs bars privilégiés, comme coupés de l’extérieur. Dans cet entre-soi, on observe à la fois la banalité de leur quotidien et la prétention d’entretenir une vie spirituelle supérieure (à travers la pratique d’activités artistiques et culturelles), sans qu’on puisse les dénigrer parce qu’ils sont sincères, et que surtout, ils sont heureux tels qu’ils sont.

    Mais le narrateur a également cette façon de déprécier les corps de façon quasi morbide, les bouches qui s’agrandissent autour d’une tasse, qui grimacent de sommeil, ces bourrelets, ces chairs flasques, ces muscles tendus, qui révèlent la disgrâce de l’être humain ; et ces corps flétris nous font ressentir une légère répulsion pour ces gens, mais aussi de l’indulgence, car ils nous ramènent à ce que l’humain a de plus universel, et par là même de plus commun. Vieux en devenir, ils ne sont que des humains qui à leur petite échelle se sont aménagés un petit coin de bonheur, aussi commun soit-il.

    « Tixier ne laissa pas passer l’occasion et, prenant son inspiration, leva le bras avec emphase.

    - Vers la doline en fleurs où le groupe s’égaille, vers la fraîche lavagne où cesse tout ennui, vers la voûte romane où le schis

    - Tu veux des pommes de terre, mon pilou ? fit Florence à voix basse en posant sa main sur le bras de Martinez.

    - Aimons ces vieux chemins ! Si riches en trouvailles, aux sites enchanteurs trop rar

    - Oui, si tu veux, répondit Martinez d’un air sombre.

    - Il faut que tu manges un peu, Jean… T’as rien mangé, chuchota Florence.

    - … et où, rien qu’en avançant, Toi, berger, tu travailles, loin des rudes cités, des luttes, et des cris !

    Tixier, exténué, laissa retomber son bras5. »

    Mon avis

    Il faut croire en ses chances n’est pas seulement un roman sur l’écriture et sur ce que l’écrivain est prêt à faire ou non pour passer à la postérité. C’est avant tout un roman sur l’égarement, sur les doutes qui nous assaillent lorsque le moment est venu de prendre des décisions qui vont changer notre manière d’être, notre environnement, notre identité.

    C’est aussi un roman comique (mais méchant aussi quand on y pense) où le décalage incessant entre Martinez et son entourage est décuplé par les longs titres des chapitres (une spécialité de François Szabowski) qui composent une sorte de manuel d’urgence en cas de danger de mort - d’autant plus décalé que les péripéties de Martinez auraient besoin d’un autre type de protocole de secours ! Si les personnages sont farfelus, les dialogues et les descriptions piquantes, le rythme des phrases maîtrisé et la narration bien séquencée, on peut toutefois reprocher que les personnages de l’éditeur et de la tante sont cliché.

    Aux forges de vulcain, une jeune maison d’édition indépendante, cache derrière des couvertures pas très jolies une mise en page intérieure esthétique, originale (les numéros de page sur les côtés, vous aimez ?) et confortable. Une maison et un auteur à suivre !

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    Il faut croire en ses chances

    François Szabowski

    Aux Forges de Vulcain

    Collection Littératures

    janvier 2014

    268 pages

    15 euros

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  • Karoo Steve Tesich BibliolingusKaroo

    Steve Tesich

    Monsieur Toussaint Louverture

    2012

    « Saul, oh, Saul, gémit-elle, faisant de mon nom même un genre de gémissement, qu’est-ce qui ne va pas chez toi1 ? »

    Saul Karoo, le génie du cinéma, le bon vivant, l’homme à femmes, le père bienveillant…

    Ou Karoo, le salopard du cinéma, l’alcoolique invétéré, le baiseur de jeunes filles, le père et le mari qui ne tient jamais ses promesses, le menteur obsessionnel...

    On est au début de l’année 1990, le monde soviétique s’effondre mais la puissance américaine, en apparence fastueuse, se confond dans ses contradictions. Karoo, la cinquantaine, a une solide réputation ; il est « script doctor » : il réécrit les scripts des films ou bien remonte les mauvais films. les mauvais films, mais pas seulement, car il arrive qu’on le charge de remonter des films qui sont parfaits en l’état. En public, il joue de sa « grande forme » pour fanfaronner et empocher l’argent de ses contrats avec les productions hollywoodiennes. Ce sera à celui qui a la plus grande limousine, la plus grande suite d’hôtel, la compagne la plus jeune… Les apparences comptent à un tel point qu’il veut absolument tout contrôler ; il est incapable d’accepter certaines vérités qui ne collent pas avec son personnage.

    Karoo, c’est l’homme de la mise en scène ; il fuit « l’intimité intime2 » avec tous, même avec son ex-femme et son fils. Il peut être intime mais avec des spectateurs, des tierces personnes pour théâtraliser sa vie, comme s’il avait peur de se lier aux autres, peur de se retrouver avec lui-même. Fier de son fils qui étudie à Harvard (mais qu’il n’appelle et ne voie jamais), il expose davantage les théories de la famille heureuse qu’il ne les pratique.

    Mais Karoo a changé, quoiqu’en pensent son ex-femme, son fils et ses relations. Il se sent atteint de pleins de maladies, comme par exemple celle qui lui permet de boire autant de verres qu’il veut, puisqu’il ne ressent plus les effets de l’alcool. Il sent la déchéance larvée sous les apparences. Même s’il a changé, ses mensonges incessants l’ont porté si haut, le Karoo qui boit, qui ment, qui manipule, qu’il se sent incapable d’assumer ses changements intérieurs. Karoo n’assume pas ce qu’il devient, il se sent plus à l’aise avec la vérité des autres. Sa volonté plie devant son ex-femme qui le voit toujours comme un alcoolique pitoyable et un père négligent.

    « Lorsque vous y verrez plus clair demain matin, poursuivit-il, regardez-vous bien dans un miroir. Et vous verrez un homme en surcharge pondérale qui a dépassé la cinquantaine, qui est alcoolique et qui a des avérés de cancer et de folie dans sa famille. Vous verrez un homme au teint jaunâtre avec des cheveux qui ont l’air mort3. »

    Mon avis

    Karoo est un riche salopard, cynique, superficiel, bedonnant et consumériste, à l’image des États-Unis à la fin du XXe siècle. Le regard qu’il porte sur lui-même et sur son entourage est à la fois pathétique, désabusé et comique. L’homme populaire du cinéma, à l’apogée de sa carrière, voit s’infiltrer en lui des failles, des questions, des doutes. Il n’est plus le même, mais à force d’avoir usé toute sa vie du mensonge (nous ment-il aussi ?) et du spectacle, personne ne peut croire au changement. L’homme, dépossédé de sa propre identité à force de se mettre en scène, ne s’assume pas. Sa chute ne sera que plus grande pour lui, et plus jouissive pour nous.

    Dans ce roman de plus de 600 pages, Steve Tesich donne à son personnage le temps et le plaisir de raconter les événements, sans concision, de décrire les personnages qui entourent Karoo (lesquels sont, comme son ex-femme et Cromwell, d’excellents personnages secondaires). Il a aussi ce je ne sais quoi qui tient en haleine, en partie dû au travail de l’éditeur : Monsieur Toussaint Louverture, éditeur indépendant et original, a choisi un beau papier de couverture. À l’intérieur, le papier est épais et a une belle couleur, et la mise en page est à la fois hyper confortable, avec de larges interlignes, et hyper esthétique avec de petits détails sympathiques à découvrir.

    Littérature d'Amérique du Nord


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    Karoo (titre original)

    Steve Tesich

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke

    Monsieur Toussaint Louverture

    2012

    608 pages

    22 euros

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