• la conjuration des imbeciles john kenndy toole bibliolingus blog livre

    La Conjuration des imbéciles

    John Kennedy Toole

    Éditions Robert Laffont

    1981

     

    En un mot

    La Conjuration des imbéciles, best-seller du XXe siècle publié à titre posthume après le suicide de l’auteur, est peuplé de personnages loufoques et décalés emmenés par l’incroyable Ignatius, un tanguy et un inadapté social. Entre critique sociale et grand délire autofictionnel, ce roman est drôle, cruel, et agréable à lire même s’il traîne un peu en longueur à mon goût.

    « Décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal1. »

    Au début des années 1960 à La Nouvelle-Orléans, Ignatius Reilly, la trentaine, vit encore chez sa mère alcoolique et ultraprotectrice après avoir fait des études en littérature médiévale. Ignatius est l’un des personnages littéraires les plus excentriques : hypocondriaque et paranoïaque, maladroit et crade, Ignatius cumule les défauts, et pas des moindres ! Cet inadapté social passe son temps à gribouiller des textes enflammés sur l’humanité et son époque qu’il abhorre, ou à se vautrer devant la télévision pour se délecter de la bêtise humaine (« les gosses qui passent dans cette émission devraient tous être gazés2 »).

    La relation avec sa mère est assez malsaine. Même si Mme Reilly est fière que son fils ait fait huit ans d’étude, elle ne peut plus supporter sa fainéantise monumentale. De son côté, Ignatius se comporte en enfant gâté et la renvoie nettoyer la maison comme une vulgaire bonniche. Mais seulement voilà, les événements obligent Ignatius à bouger son (gros) cul pour trouver du travail !

    Rencontre avec le livre

    Ce grand succès du XXe siècle est un roman très irrévérencieux et assez drôle, voire absurde. La Conjuration des imbéciles offre une belle galerie de personnages farfelus et décalés. Tout le monde en prend pour son grade : les chrétiens fondamentalistes, les militant·e·s anarchistes, le gratte-papier de chez Pantalons Levy, la desperate housewife superficielle et désœuvrée, la voisine acariâtre, les homosexuel·le·s aux mœurs très légères, et même les gros·se·s... L’auteur se moque aussi des opinions politiques faites à la va-vite : celle de M. Robichaux qui n’aime pas les « communisses » (on est pleine chasse aux sorcières), ou de Mme Reilly qui juge les candidat·e·s aux élections présidentielles en fonction de leur relation à leur mère. Les militaires passent pour des « vieux sodomites désaxés cherchant une jouissance dans cette personnalité d’emprunt3 ». Au-delà de ces quelques éléments, je suis certaine que le texte est truffé de références historiques à des personnages de l’époque que je ne connais pas.

    Indirectement et dans une grande réaction en chaîne, Ignatius se trouve « leader » d’éphémères mouvements de contestation sociale (l’esclavage moderne des ouvrier·ère·s noir·e·s, la représentation politique des homosexuel·le·s). Et si la plupart des personnages sont racistes et intolérants, le raisonnement d’Ignatius a de quoi surprendre. C’est-à-dire qu’il est plein de préjugés négatifs sur les Noir·e·s et les homosexuel·le·s (qu’il qualifie de « dégénéré·s »), mais leur concède volontiers le droit de s’exprimer et de revendiquer leurs droits, et les aide même ! Dans sa façon à lui d’être un idéaliste de gauche malgré lui, il se verrait bien même être noir, car il n’aurait pas à faire d’effort pour être un marginal de la société américaine, et n’aurait pas à chercher du travail puisqu’il n’y en aurait pas !

    Le style littéraire est en parfaite adéquation avec tous ces personnages loufoques, car chacun a son parler familier et argotique, lequel a été savoureusement traduit par Jean-Pierre Carasso (ticheurte, coboille, chaubize, dgine, cloune, coquetèle, bloudgines…). Les tirades grandiloquentes, délicieusement méchantes, et pleines de mauvaise foi d’Ignatius y sont aussi pour « quèque » chose. Toutefois, le roman aurait pu faire 200 pages de moins pour ne pas traîner en longueur.

    Voilà donc une belle découverte que je ne regrette pas ! Ce roman résonne tristement, car il a été publié et couronné de succès à titre posthume, grâce à sa mère qui l’a fait connaître après son décès. John Kennedy Toole s’est en effet suicidé lorsqu’il avait la trentaine, et il semble qu’Ignatius doit beaucoup à Toole. Certaines phrases font écho à la vie de l’auteur : « Il y a toutes les notes que j’ai jetées sur le papier. Il ne faut pas les laisser tomber entre les mains de ma mère. Elles pourraient lui rapporter une fortune. L’ironie serait trop amère4. » Au fond, cet Ignatius, incapable de vivre en société, a quelque chose d’attachant. Les derniers mots du roman m’ont convaincue de ne pas trop lui en vouloir !

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    1. Page 174 -2. Page 67. -3. Page 345. -4. Page 527.

    La Conjuration des imbéciles

    John Kennedy Toole

    (titre original : A confederacy of dunces)

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Carasso

    Préface de Walker Percy

    Editions 10/18

    2016

    344 pages

    9,60 euros

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  • american darling russell banks bibliolingus blog livre

    American darling

    Russell Banks

    Éditions Actes Sud

    2005

     

    American darling raconte l’histoire de Hannah Musgrave, militante américaine des droits humains qui est devenue l’épouse d’un haut dirigeant libérien. Si je lui ai trouvé quelques défauts, j’ai aimé me plonger dans ce roman riche de thèmes intimes, comme la relation aux parents, la bisexualité, le goût de la maternité, la protection des animaux.

    « Aux États-Unis, j’avais été coincée par mon état de Blanche, en Afrique, j’étais coincée par mon statut d’Américaine1. »

    Aux États-Unis, dans les années 1990, Hannah Musgrave est propriétaire d’une ferme où seules des femmes travaillent. Un jour, tandis qu’elle est en train d’abattre à la chaîne ses quarante poulets, elle réalise qu’elle a besoin de retourner au Liberia où elle a vécu et élevé ses enfants. Douze ans après sa fuite pendant la guerre, elle retourne au Liberia pour savoir ce que sont devenus ses fils, ainsi que les chimpanzés qu’elle protégeait dans un sanctuaire. Les chimpanzés sont en effet en voie de disparition, car ils sont capturés bébés pour devenir des animaux de compagnie, ou tués pour en faire de la « viande de brousse ».

    Hannah nous raconte son parcours, son enfance dans une famille blanche et bourgeoise, sa jeunesse dans les mouvements politiques anti-impérialistes et anti-racistes comme les Weathermen, son combat contre le conditionnement sexuel et moral de la société bien-pensante, et sa vie de femme et de mère au sein de l’élite libérienne.

    « J’étais une petite Yankee innocente et idéaliste tout imprégnée de la décomposition au parfum de magnolia et du frisson de violence raciale de William Faulkner et de Flannery O’Connor. Rebelle juste sortie de l’œuf, le visage juvénile et l’âme romantique, j’ai pris le bus vers le sud avec des centaines de gens comme moi, cet été-là, pour me rendre dans le Mississippi. J’étais sûre que nous allions parvenir à purifier le monde raciste et tyrannique de nos parents par notre idéalisme et par la simple force de notre travail2. »

    Mon avis

    American darling est un roman très riche et documenté, et il m’en coûte de ne pas pouvoir vous dire toutes ses qualités, mais je dois aussi reconnaître que je n’ai pas entièrement été séduite. J’en suis désolée car les thèmes abordés dans ce roman sont pertinents et peu communs en littérature.

    Le personnage fictif d’Hannah, probablement inspiré de Patricia Hearst (et qui a aussi inspiré l’autrice Lola Lafon récemment), est sociologiquement intéressant, car il s’inscrit dans l’histoire des États-Unis autant que dans celle du Liberia. Russell Banks s’est documenté sur l’activisme clandestin des années 1960, sur l’organisation des Weathermen (qui a vraiment existé), et les personnes militantes et pourtant issues de « bonnes familles conventionnelles ». L’auteur apporte quelques éléments historiques sur le Liberia, pays dirigé en sous-main par les États-Unis depuis sa recolonisation par les ancien·ne·s esclaves noir·e·s américain·e·s. Hannah nous raconte les années 1980-1990, avec la succession des dictatures et des coups d’État, la guerre civile, les viols et les exactions, les enfants-soldats poussés par la drogue et la faim.

    Hannah Musgrave rebute par le regard sévère qu’elle porte sur elle-même, mais sa conscience aigüe de sa classe sociale impressionne : la Yankee idéaliste, l’Américaine riche et blanche, tente de se défaire de ses privilèges sociaux et de s’extraire de sa classe bourgeoise pour sauver les opprimé·e·s : n’est-ce pas sa propre conscience qu’elle essaie de sauver ? Au fil du roman, elle nous raconte sa vie en écartant les fausses excuses, les fantasmes d’autoglorification et d’autosanctification. Louables ou maladroites, les luttes d’Hannah pour la justice sociale et la cause animale ont fait écho en moi.

    Le parcours atypique de la narratrice permet d’aborder de nombreux sujets intimes et sociétaux, comme la relation conflictuelle avec les parents, l’absence de goût pour la maternité, les différences de cultures au sein des couples mixtes, la bisexualité, la vieillesse, ou encore le mépris donné aux singes.

    Et, chose rare, le chimpanzé, en temps qu’être conscient et intelligent, occupe une place dans un roman. Toutefois, même si Hannah aime autant ses singes que ses enfants, la place qui leur est faite reste périphérique, et malheureusement la considération apportée à ces animaux ne s’étend pas du tout aux autres animaux non humains. Par son spécisme, ce roman ne va pas assez loin, car seuls les animaux intelligents et proches de l’être humain, comme les singes et les chiens, bénéficient de la sollicitude d’Hannah, qui ne peut pas manger de singes, la « viande de brousse » du Liberia, mais mange ses animaux de ferme dans les Adirondacks. Page 202, elle dit aussi qu’elle pourrait manger du chien, du chat, ou du rat, si c’était la tradition, mais pas le chimpanzé parce qu’il est proche de l’être humain. Hannah perçoit l’élevage en plein air comme une lutte politique face aux géants de l’élevage industriel, et ne remet nullement en cause le carnisme lui-même. C’est dommage, mais l’auteur cherchait certainement à faire connaître les chimpanzés en voie de disparition en Afrique, on ne peut le lui reprocher.

    « Ce sont les bébés [chimpanzés] qu’on capture et qu’on vend comme animaux de compagnie après avoir tué leur mère et les autres adultes qui tentaient de les protéger. Quant à ces adultes, leurs assassins les vendent pour la viande ou les mangent sur place3. »

    American darling est donc un roman riche, long, immersif, qui demande littéralement à aller vers lui, à faire le premier pas. Son intérêt ne se mesure pas à l’intensité du suspense (il y en a peu), mais à son ancrage historique, au passé de ce personnage, à la manière dont Hannah accepte peu à peu de nous dévoiler une part ou une autre de son vécu.

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    1. Page 109. -2. Page 25. -3. Page 488.

    American darling

    (The Darling, titre original)

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Furlan

    Russell Banks

    Éditions Actes Sud

    Collection Babel

    2013

    578 pages

    10,70 euros

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