• Lorraine connection Dominique Manotti Bibliolingus

    Lorraine Connection

    Dominique Manotti

    Payot & Rivages

    2006


    1996, un incendie éclate dans l’usine Daewoo de Lorraine. Or, Matra, allié à Daewoo, fait concurrence à Alcatel pour racheter Thomson, fleuron de l’économie française, qui va être privatisé.

    « On aurait dit que toute l’usine était
    un décor, et que nous, on jouait une pièce
    sans la comprendre1. »

    1996. Un accident de travail dû au manque de sécurité, un licenciement abusif, et puis les primes non payées : à l’usine Daewoo de Pondange en Lorraine, zone économique sinistrée, la grève éclate. Les ouvriers sont en colère après la direction coréenne et organisent le blocage de l’usine et la prise d’otage des cadres dans leurs bureaux.

    Mais un incendie se déclare dans une poubelle et se propage dans toute l’usine. Qui est responsable ? Et surtout, l’usine Daewoo cache une bataille économique dont les ouvriers et leurs familles seront les premières victimes. En effet, Daewoo, associé à Matra, détenu à l’époque par Jean-Luc Lagardère, a remporté le marché visant à privatiser Thomson, le fleuron de l’économie française. Or, Alcatel, principal concurrent de Matra, n’est pas prêt à se laisser faire. Manipulations et corruption, détournements de fonds et meurtres maquillés… Pour Alcatel, tous les moyens sont bons pour disculper l’adversaire.

    À travers les points de vue des ouvriers (Nourredine, Aïcha, Karim, Rolande, Étienne), mais aussi des dirigeants sans scrupule, Dominique Manotti écrit le récit romancé de cette bataille stratégique très violente et symptomatique d’une finance mondiale décomplexée.

    Pour finir

    La Lorraine, région économiquement sinistrée, autrefois le haut lieu de la sidérurgie, incarne le phénomène le plus visible en France de la mondialisation des capitaux. Les usines ferment une à une, faisant exploser le chômage et la misère, alors que les groupes qui les détiennent sont très rentables et engraissent toujours plus les actionnaires.

    La violence des riches n’est plus supportable. D’un côté, les employés et les ouvriers se serrent la ceinture, acceptent des conditions de vie pénibles et des rémunérations dérisoires, tandis qu’à l’autre bout de l’échelle sociale les dirigeants des multinationales et les gros actionnaires s’en mettent plein les poches, justifiant la délocalisation des usines à cause d’une main d’œuvre « trop coûteuse  » et d’un équilibre financier fragile.

    Pire, les usines ne sont que la face visible d’une bataille financière mondiale. En vérité, le produit n’est pas ce qui sort de l’usine, mais l’usine elle-même, vendue et revendue, mise en faillite au besoin, dans le but de faire de la spéculation. Les dirigeants, qui n’ont d’autre préoccupation que de consolider leurs richesses et leur statut de dominants, sont prêts à toutes les manipulations, à coup de malversations, de petits arrangements, de chantage ou de meurtres déguisés. Il y a là une grande violence, un grand mépris du peuple producteur de richesse, considéré comme une vulgaire variable d’ajustement, alors qu’il est le fondement de la société capitaliste.

    Dominique Manotti livre là un roman étonnant de précision qui n’épargne personne : ni les dirigeants bien sûr, ni la police peu regardeuse et raciste, ni les employés prêts à tirer leur épingle de ce jeu malsain. Les protagonistes ne sont ni attachants ni manichéens, mais effrayants de réalisme et de crédibilité.

    Lorraine connection, certes complexe à cause de son sujet, a le mérite de mettre le nez dans les affaires industrielles et financières qu’on a du mal à comprendre, et que la plupart des médias n’aident pas à éclaircir à cause de leur parti pris idéologique. Ce roman, s’il laisse le lecteur désabusé, atterré, est profondément militant et donne à Dominique Manotti une place spéciale dans le paysage littéraire français.

    « Drôle de boîte. [...] L’atmosphère était bizarre. Pas facile à expliquer. Les cadres coréens étaient très nombreux, trop nombreux pour ce genre de boîte, et on ne savait jamais où ils étaient ni ce qu’ils faisaient. Au début, ça mettait Maréchal en fureur. Ensuite, il s’est calmé. Les ouvriers venaient, ne venaient pas, les chaînes continuaient à tourner, même incomplètes. La sécurité était catastrophique, le plus fort taux d’accidents de la région, alors qu’on maniait des produits chimiques dangereux, tout le monde s’en foutait. La qualité de la production, pareil. Aucun contrôle sérieux. À mon avis, ce qui sortait de chez nous ne valait pas grand-chose. [...] Les ouvriers était tous très jeunes. Pour beaucoup, c’était leur premier boulot, tout leur paraissait normal. Mais moi… On aurait dit que toute l’usine était un décor, et que nous, on jouait une pièce sans la comprendre2. »

    Lisez aussi

    Retour aux mots sauvages Thierry Beinstingel

    Sociologie de la bourgeoisie Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

    Altergouvernement. 18 ministres-citoyens pour une réelle alternative Collectif

    Un job pour tous Christophe Deltombe

    Je vous écris de l'usine Jean-Pierre Levaray


    1. Page 187.  -2. Ibid.

    Lorraine Connection
    Dominique Manotti
    Rivages/noir
    Payot & Rivages
    2008
    272 pages
    8,50 euros

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  • O matador Patricia Melo BibliolingusSalon du livre de Paris 2015

    O Matador

    Patrícia Melo

    Albin Michel

    1996

     

    À la suite d’une petite provocation qui a dégénéré en meurtre, Maïquel, un jeune homme de São Paulo, devient tueur à gages pour des hommes riches et influents.

    « J’ai sorti mon arme et j’ai tiré, je l’ai eu en pleine tête1 »

    Tout commence par une provocation, une vanne lancée comme ça. Mais Maïquel, un jeune homme de 23 ans, n’aime pas plaisanter et nous le dit tout net : il provoque le rigolo en duel et l’abat de sang froid.

    Maïquel n’a pourtant rien d’un dur. Bouffé par la culpabilité et la gravité de son geste, il s’enfuit en courant et se terre quelques jours chez lui. Paniqué, il laisse libre court à ses pires cauchemars : les flics, les juges, la prison… Les jours passent, et rien ne se passe ! Ou plutôt si : les voisins déposent des cadeaux sur le pas de la porte. Plus étonnant encore, lorsqu’il sort enfin de chez lui et qu’une patrouille de police passe devant lui, celle-ci s’arrête et le salue avec respect. Mais pas de menottes, pas d’arrestation… Alors, sa vie bascule.

    « Les autres ont surtout apprécié le moment où j’ai martelé la tête d’Ezéquiel et où je lui ai crevé les yeux. Les mères ont adoré et moi j’ai trouvé normal qu’elles adorent. Les cadeaux ont été encore plus beaux que quand j’avais tué Suel, des jumelles, cinq kilos de riz, un morceau de rumsteck, des cartes, des lunettes de soleil, des tee-shirts, et plein de babioles2. »

    « Avant d’être une ordure j’étais autre chose, j’étais un homme, j’étais bon3. »

    Maïquel, presque malgré lui, est devenu un tueur à gages et bienfaiteur de la ville. Engagé par le riche Dr Carvalho qui le paie pour tuer les « nègres », les pauvres voleurs, violeurs et dealers. Dans son délire sécuritaire, le Dr Carvalho ne se contente plus de barricader sa belle résidence, de blinder ses portes et d’entraîner ses chiens féroces. Il lui faut tuer la vermine, ces pauvres désespérés que Maïquel assassine avec le consentement de la police corrompue. Maïquel honteux de ses chaussures plates et usées sur le grand tapis moelleux du Dr Carvalho, se permet à présent de rêver à une maison à soi, une voiture, une femme, des enfants… Passer de l’autre côté de la barrière et devenir riche : mais à quel prix ?

    Maïquel se glisse dans la peau du tueur à gage sans états d’âme ni remord, mais en réalité il n’est pas taillé dans le marbre. À coups de feu, il ingurgite la haine qu’on veut lui faire avaler, la haine de son propre peuple, et la haine de lui-même. Jusqu’à son paroxysme.

    Pour finir

    Si O Matador de Patrícia Melo semble commencer comme une parodie du tueur à gages débutant et maladroit, on se rend compte que, malgré l’ironie du sort qui pointe, il n’en est rien. Maïquel représente la jeunesse de São Paulo pauvre, abandonnée par les pouvoirs publics, vouée à dealer, se droguer, ou avoir un job de merde sans espoir d’ascension sociale. À travers lui, on entrevoit une jeunesse fracassée avant même d’avoir passé la vingtaine. La misère, le racisme, la violence, la maladie, la mort ; ici le temps est plus court du berceau à la morgue.

    Mais O Matador pointe aussi les jeunes riches désorientés, cloisonnés dans leurs banlieues chics, à travailler et consommer comme papa et maman alors que la violence gronde à l’extérieur.

    Pour Maïquel, les emmerdes s’accumulent en toute impunité, dans une escalade vertigineuse qui atteint son paroxysme. La culpabilité le bouffe, le ronge, le tue et on s’attend au pire à chaque page. Raconté à la première personne, sur le ton de l’urgence, sans ponctuation de dialogue, O Matador est un roman social fracassant.

    De la même autrice

    Enfer

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    Le Cantique de Meméia Heloneida Studart

    Le Bourreau Heloneida Studart

    Wakolda Lucía Puenzo (littérature argentine)

    Les Veuves du jeudi Claudia Piñeiro (littérature argentine)

    Littérature d'Amérique du Sud

     

    1. Page 146. -2. Page 78. -3. Page 116.

    O matador
    Traduit du portugais (Brésil) par Cécile Tricoire
    Patrícia Melo
    Albin Michel
    Collection Les grandes traductions
    1996
    304 pages
    18,60 euros
    Disponible aussi en poche

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