• le FN et la société francaise koulberg bibliolingus

    Le FN et la société française
    L’extrême droite banalisée

    André Koulberg

    Éditions Utopia

    2017

    Quelles sont les véritables intentions du FN, sous le vernis du parti démocratique ? Comment lutter contre la banalisation des idées frontistes ? Voilà un ouvrage accessible qui nous encourage à répondre systématiquement aux arguments fallacieux pour ne pas laisser courir des idées fausses et des préjugés.

    « Ainsi, lorsque les frontistes ne trouvent aucun relais à leur discours de peur et à leurs fantasmes autoritaires, ils échouent lamentablement1. »

    Depuis 2011-2012, le Front national, par l’intermédiaire de Marine Le Pen, a policé son image de parti démocratique. Cette banalisation a permis de rendre respectables le parti et ses idées, de décomplexer les autres partis politiques qui s’approprient les arguments frontistes pour récupérer cet électorat, sans compter la complicité des médias dominants, les journalistes, éditorialistes et commentateur·rice·s médiatisé·e·s, parmi lesquel·le·s Zemmour, Houellebecq et Finkielkraut.

    Toutefois, les idées du FN sont toujours aussi dangereuses malgré le vernis démocratique. André Koulberg définit les éléments qui fondent son identité : le fantasme d’une communauté française homogène, immuable, pure de tout métissage, ces « Français·e·s de souche », qu’il faudrait préserver d’une « invasion » des communautés étrangères elles-mêmes immuables et typées (on pense aux préjugés sur les personnes juives qui existent depuis des siècles). Ce sont les « immigré·e·s », ces cibles faciles que sont les personnes noires et arabes, lesquelles sont pourtant de nationalité française, ou vivent depuis plusieurs générations en France, mais qui sont toujours considérées comme des étrangères par le FN et forcément musulmanes (mettez tout dans le même paquet, s’il vous plaît) ! Le sentiment que rien ne doit changer entraîne une crispation identitaire. Ce danger justifierait un état autoritaire et des mesures liberticides pour protéger « l’identité française » : la violation des droits fondamentaux, individuels et collectifs, la répression de celleux qui ne ressemblent pas aux « Français·e·s », et dont les droits seraient inférieurs.

    Malgré l’autocensure interne et cette « dédiabolisation », terme qui sert largement les intérêts du FN, c’est toujours un parti raciste, discriminant, antiféministe, paranoïaque et à tendance fasciste. André Koulberg décrypte quelques procédés rhétoriques utilisés pour retourner le cerveau. Par exemple, quand Marine Le Pen emploie le mot « laïcité », il n’a pas le sens véritable (la séparation de l’église et de l’État, le respect des libertés individuelles et collectives et des religions minoritaires) mais il définit plutôt une vision catholique et antimusulmane de la société, ce qui n’est absolument pas laïque. Le parti reprend également des arguments économiques de gauche pour faucher l’électorat de tous les bords politiques. Ce parti, volontiers élitiste et familial, propose pourtant des mesures antisociales pour mettre les salarié·e·s sous pression et fustige les prétendu·e·s nombreux·ses « assisté·e·s ». J’ai aussi trouvé ce genre d’astuces rhétoriques chez Macron, d’ailleurs : ses phrases commencent par une valeur de gauche (l’égalité, la solidarité), et se terminent par une solution de droite…

    La manipulation des mots s’accompagne aussi d’une campagne d’intimidation des journalistes qui oseraient présenter le FN tel qu’il est vraiment : agressions, insultes, interdiction d’accès aux meetings… La liberté de la presse, comme tant d’autres libertés, n’est pas au programme du FN, et on l’a bien vu pendant la campagne électorale de 2017 !

    « Outre la volonté d’imposer des distinctions ethniques et de multiplier les discriminations, le Front national se caractérise par ses options très déterminées en faveur de la répression, de l’exclusion, de la censure, son refus du pluralisme, son mépris pour les droits des individus, des libertés collectives, pour l’indépendance de la presse, des professeurs, des associations2… »

    Rencontre avec le livre

    La banalisation, aussi appelée « dédiabolisation », est un terme qui sert largement le FN à devenir un parti plus fréquentable, et a un effet pervers sur notre société. La banalisation est l’idée que nous nous accoutumons aux idées frontistes qui infiltrent progressivement la société. A fortiori, il me semble que ces dernières décennies, l’ensemble des partis politiques glissent sensiblement vers les idées individualistes et libérales de droite, ce qui contribue à émousser notre conscience politique, à réduire notre sentiment collectif d’indignation. Les idées frontistes sont si présentes dans les prises de parole publiques que nous ne percevons pas l’urgence vitale à réagir.

    Cette banalisation n’aurait pas pu se faire sans la complicité des médias dominants (télé, journaux), eux-mêmes sympathisants des idées de droite. La logique de production de l’information est incriminée : la course à l’audience, la surproduction d’informations, les investigations trop courtes, l’actionnariat et les publicitaires qui musèlent la parole, ne permettent pas aux journalistes de faire un travail honnête. Iels rapportent les déclarations des frontistes sans les décrypter ni les mettre en perspective.

    J’ai peu d’illusions sur les différents partis politiques, même ceux de gauche, comme vous le savez sûrement. À grands renforts de symboles et de valeurs nobles mais pourris jusqu’à la moelle (la devise « liberté, égalité, fraternité », le drapeau français, la Marseillaise…), notre société n’a rien d’une démocratie et d’une république.

    À mon sens, pour lutter contre l’extrémisme du FN, il faut aussi contrer l’ensemble des partis à tendance fasciste et les discours haineux qu’on entend quotidiennement. Je comprends qu’André Koulberg, dans Le FN et la société française, s’attache à mettre à distance le FN. Mais tous les partis sont potentiellement fascistes et xénophobes, et la République en marche prépare lentement et sûrement le terrain des frontistes. Il faut donc s’attaquer à tous les propos fascistes, quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent.

    Comment ? En combattant chaque jour les idées qu’on entend ici et là, en ne laissant pas sans suite des propos racistes ou méchants, en les contrecarrant par l’argumentation. C’est en laissant dire, laissant faire, sans opposer d’arguments, que les idées malveillantes, intolérantes, font leur chemin dans la société et dissolvent les liens. Pour celleux qui croient au vivre-ensemble, ne pas s’opposer, ne pas s’indigner, c’est contribuer à la montée du fascisme, c’est favoriser son expansion, c’est accepter sa banalisation.

    Justement, la démocratie n’est pas un état immuable, géré par des institutions élitistes et sclérosées qui débattent à l’abri des regards citoyens. La démocratie est un mouvement, c’est tous les jours qu’elle se vit, et elle demande l’implication de chacun et chacune. L’opinion publique se travaille chaque jour dans nos vies quotidiennes, il faut parler de politique avec nos proches. Je trouve ça vraiment intéressant, car avant j’avais plutôt tendance à penser que les gens qui votent FN sont des cas perdus et qu’il était inutile de débattre, et il est vrai que je garde souvent le silence pour avoir le statu quo familial. Désormais je compte bien m’exprimer davantage quand j’entendrai ou lirai des idées fausses (par exemple : « les réfugié·e·s viennent en France pour nos allocations »), quitte à passer pour une rabat-joie. D’une part parce que c’est dans mon tempérament de rechercher le dialogue et l’honnêteté, et d’autre part parce que je commence à avoir une certaine assise dans mes positions politiques, qui me permet de réagir solidement et respectueusement.

    Vous l’aurez compris : il n’y a pas de parti politique qui cherchera à vous défendre et à vous représenter. Pourquoi continuer docilement à leur donner les moyens, avec un bout de papier tous les cinq ans, de nous écraser, de nous museler, de nous éliminer ?

    Lisez aussi

    Le fond de l'air est jaune Collectif

    Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes Paul Ariès

    La Force de l'ordre Didier Fassin

    En finir avec les idées fausses sur les pauvres
    et la pauvreté
    Collectif

    Sur la télévision Pierre Bourdieu

    Propaganda Edward Bernays

    Opinion, sondages et démocratie Roland Cayrol

    Les Nouveaux Chiens de garde Serge Halimi

    Journalistes précaires, journalistes au quotidien Collectif

    La Violence des riches Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

    1. Page 181. -2. Page 74.

    Le FN et la société française

    L’extrême droite banalisée

    André Koulberg

    Éditions Utopia

    Collection Ruptures

    2017

    208 pages

    10 euros

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  • pétrole upton sinclair bibliolingus

    Pétrole !

    Upton Sinclair

    Le Livre de poche

    2011

     

    En un mot

    À la veille de la Première Guerre mondiale, le jeune Bunny découvre le métier de son père, un riche exploitant pétrolier en Californie, qui tient à ce que son fils le succède dans les affaires. Dans ce roman d’apprentissage antimilitaire et anticlérical écrit en 1926, Bunny prend conscience de la condition ouvrière et des inégalités sociales. Pétrole ! est un livre particulièrement intelligent, documenté, engagé et actuel, qui invite chacun et chacune à penser par soi-même.

    « Je passe ma vie à gagner de l’argent pour que tu le dépenses à apprendre aux jeunes gens que cet argent je n’y ai aucun droit1 ! »

    À la veille de la Première Guerre mondiale, Bunny, âgé de 13 ans, suit son père dans ses activités professionnelles. « Papa » est un riche exploitant pétrolier en Californie, qui tient à ce que son fils le succède dans les affaires. Bunny parcourt la Californie et apprend toutes les combines, plus ou moins légales, aux côtés de Papa. Comment reconnaître une source de pétrole ? Comment obtenir le droit d’extraire des richesses du sol sans être propriétaire ? Comment forer sans perdre une goutte de pétrole ?

    Mais un jour, Bunny rencontre Paul qui va lui ouvrir les yeux sur certaines choses. Ce jeune homme idéaliste et militant amènera Bunny à réfléchir à la condition ouvrière et aux inégalités sociales. La Première Guerre mondiale et la révolution russe en 1917 aiguiseront d’autant plus son esprit critique sur la manière dont la société fonctionne et sur les activités de Papa.

    En grandissant, Bunny devient un parti exceptionnel, un beau jeune homme millionnaire, dont la voie est toute tracée : reprendre la succession de son père. Mais il sera sans cesse déchiré entre l’amour et le respect de son père et ses idéaux de justice sociale.

    Rencontre avec le livre

    Tout comme La Jungle du même auteur, Pétrole ! m’a beaucoup impressionnée par son avant-gardisme, son engagement, sa pertinence, son investigation.

    Le capitalisme antidémocratique

    À travers la figure du père de Bunny, self-made man symbolique du rêve américain, on voit comment un simple muletier finit par arriver à la tête d'un empire pétrolier. Upton Sinclair fournit quelques détails pratiques sur l’extraction du pétrole, décrit l’essor du capitalisme, et le moins qu’on puisse dire, c’est que les recettes n’ont pas varié ! La concentration est inévitable pour limiter la concurrence, ce qui entraîne la société de Papa dans une logique de développement économique sans limite : acquisition de puits de pétrole et de raffineries ; distribution des marchandises ; expansion à l’international ; entrée en Bourse… Tous les moyens sont bons pour mener les affaires : corruption du petit fonctionnaire de Californie au président des États-Unis ; lobbying auprès des pouvoirs publics ; propriétaires de terrains escroqués ; privatisation des ressources naturelles ; montages financiers et sociétés écrans pour payer moins de charges… Tout ceci existait déjà dans les années 1910-1920 !

    L’antagonisme entre le capital et le travail : la répression des syndicats ouvriers

    En grandissant, Bunny développe un esprit critique qui l’amènera à remettre en question les activités de son père. Bunny se rend compte de l’éternel antagonisme entre le capital et le travail. Par l’intermédiaire de son ami Paul, il découvre les difficiles conditions de travail des ouvrier·ère·s et les revendications des syndicats ouvriers, notamment le célèbre IWW considéré par l’opinion dominante comme des terroristes et des anarchistes. Les syndicats menacent tant les privilèges des magnats de l’industrie que le milieu ouvrier subit des intimidations, des corruptions à tous les niveaux, des licenciements abusifs, des jugements hâtifs et des condamnations pénales injustifiées. C’est l’occasion pour Upton Sinclair de décrire à plusieurs reprises les conditions effroyables de détention en prison.

    La propagande pour légitimer la guerre, conquérir le monde et sauver les riches

    Les yeux dessillés de Bunny réalisent aussi l’ampleur de la propagande du gouvernement américain pour légitimer l’entrée en guerre des États-Unis dans la Première Guerre mondiale et la répression faite aux bolchéviques en Russie. Si le discours officiel prône la défense de la démocratie en Europe, il masque cependant les véritables enjeux : la conquête du vieux continent, la suprématie américaine et la sauvegarde des intérêts personnels d’une poignée de riches. « Si les simples soldats avaient eu voix au chapitre, il n’y aurait jamais eu de guerre2. » Upton Sinclair compare la diplomatie mondiale à une dispute où chaque dirigeant·e national·e tente d’arracher la plus grosse part du gâteau, à coups de négociations, d’alliances et de trahisons, et en amenant au combat des millions de personnes, embobinées par des discours patriotiques. Qu’est-ce qu’un pays ? Que sont les frontières, sinon celles que définissent les dominant·e·s ? Décidément, rien n’a changé !

    La propagande promilitaire et antibolchévique/communiste/anarchiste/socialiste est relayée par les médias complaisants avec des informations fausses et des rumeurs des plus effrayantes sur les « ennemi·e·s de la nation ». « Il est difficile de se rendre compte à quel point on peut être ignorant quand on ne lit rien d’autre que les journaux et les magazines américains3. » Aux États-Unis, la liberté de parole est muselée, et il est alors dangereux d’avoir des propos socialistes, prélude au maccarthysme et à la guerre froide. Le gouvernement américain a soutenu les exactions de la « terreur blanche » en Russie, ce mouvement contre-révolutionnaire qui a réprimé les bolchéviques entre 1917 et 1921.

    Contre la religion et l’institution scolaire : l’émancipation populaire

    Upton Sinclair écrit à charge contre le dogmatisme de la religion et de l’institution scolaire qui rendent les gens soumis à toutes les propagandes. L’auteur invite à s’émanciper, à penser par soi-même, à prendre conscience de sa classe sociale et politique, à déceler les oppressions et les privilèges au sein de la société. L’apprentissage critique de Bunny est également le nôtre. En devenant adulte, on porte un regard plus lucide sur les opinions et les manières d’agir de nos parents, et on peut décider de les reproduire ou de s’en éloigner, et alors la distance idéologique peut devenir difficile à supporter… Et si le roman est émaillé de sexisme, il fait néanmoins aussi la critique de la condition féminine : le pouvoir des femmes est limité à leur capacité à séduire, et la description du monde du cinéma dans Pétrole ! rappelle furieusement « l’affaire Weinstein » d’octobre 2017 !

    Comment lutter pour la justice sociale ? Les différents courants de la gauche, encore aujourd’hui, ne parviennent pas à se mettre d’accord : les bolchéviques de 1917 prônent la révolution par le recours à la violence (le roman ayant été écrit en 1926, l'auteur n’a pas connu le stalinisme), tandis que les socialistes, dont il fait partie, défendent le changement sociétal par l’éducation populaire. À mon sens, les deux méthodes vont de pair, mais j'ai récemment travaillé sur ce sujet pour avoir envie de vous en parler plus longuement ces prochains mois.

    Upton Sinclair ne peut être accusé de manichéisme, puisqu’il donne souvent la parole aux arguments des nanti·e·s, et Papa ne cesse de confronter l’idéalisme de son fils à la réalité économique : comment construire une entreprise offrant des conditions sociales viables lorsqu’on a un pouvoir décisionnaire faible et qu’on a besoin d’être compétitif sur le marché ?

    Pour finir, Pétrole ! est un roman intelligent et passionnant, et particulièrement actuel. Les courants politiques de la gauche sont toujours dénigrés, galvaudés, dépolitisés par les médias, considérés comme « extrémistes » et confondus à tort avec des dérives totalitaires. En revanche, celleux qui détiennent la parole n’évoqueront jamais le libéralisme « extrémiste », car bien sûr, le libéralisme est LA seule voie de développement permettant la démocratie… Prenons l’exemple du mot « anarchisme » : combien de gens croient encore qu’il est synonyme de « désordre » et ignorent que c’est un courant politique théorisé et mis en pratique lors de nombreux événements historiques, et encore aujourd'hui ? Si mon père, qui est particulièrement cultivé et autodidacte, le pense, alors j’ose croire que ces personnes sont très (trop) nombreuses.

    J’ai beaucoup aimé ce roman. J’adore Upton Sinclair, et la fin est un magistral écho à celle de… La Fortune des Rougon de Zola, auteur qui a beaucoup inspiré Sinclair !

    Du même auteur

    la jungle upton sinclair bibliolingus

    La Jungle

    Upton Sinclair

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    L'Industrie du mensonge

    John Stauber et Sheldon Rampton

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    Une histoire populaire des États-Unis

    Howard Zinn

           

     

    1. Page 567. -2. Page 493. -3. Page 672.

    Pétrole !

    Upton Sinclair

    Librairie générale française

    Le Livre de poche

    Collection Biblio

    2011

    992 pages

    9,60 euros

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  • la liberation animale peter singer bibliolingus

    La Libération animale

    Peter Singer

    Payot & Rivages

    2015

     

    Publié en 1975, La Libération animale est le premier ouvrage à aborder l’exploitation animale sur le plan philosophique. Rigoureux, détaillé et pédagogique, il permet de comprendre ce qu’est le spécisme, en faisant appel à la raison plutôt qu’à l’émotion. Pour montrer que tout animal non humain a droit au respect, Peter Singer s’appuie sur la description des expérimentations animales et de l’élevage industriel. Un ouvrage tout simplement fondamental.

    « Le spécisme est un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces1. »

    Les animaux ne sont pas des machines ou des automates, comme a pu l’écrire Descartes, ni des produits qu’on peut utiliser à notre guise et dont on peut tirer bénéfice. Depuis deux mille ans, les philosophes occidentaux nous serinent que l’être humain occupe une place centrale dans l’univers et qu’il est plus intelligent que tout autre animal non humain. Or, les animaux ne sont ni inférieurs ni très différents.

    « Il n’existe aucune bonne raison, ni scientifique, ni philosophique, de nier que les animaux ressentent la douleur2. »

    La question n’est pas de juger le degré d’intelligence des animaux, lequel interdirait moralement de les manger et de les tuer. Dans ce cas, on pourrait légitimement tuer une oie et interdire d’exploiter une vache, sous prétexte que l’oie ne serait pas très intelligente. Si on suit cette logique, on pourrait manger de la même sorte un nouveau-né, qui est à coup sûr moins intelligent qu’une vache, et pourtant il ne nous viendrait pas à l’idée de le faire.

    L’antispécisme vise plutôt à prendre en considération la capacité à souffrir et à ressentir du plaisir de chaque animal, humain ou non humain. L’égalité de considération n’est pas l’égalité de traitement : il s’agit de respecter les besoins et les envies des animaux selon leur espèce, au même titre que nous nous efforçons de respecter nos propres besoins et envies, et de les laisser vivre. Contrairement à Peter Singer qui pense qu’on peut tuer pourvu que ce soit sans souffrance, j’estime que, par principe, nous n’avons pas le droit de décider pour un animal s’il doit vivre ou mourir, sauf si c’est pour abréger de grandes souffrances (c’est le cas aussi pour les êtres humains et l’euthanasie) et sauf en l’absence d’alternative (comme les Inuits dont la survie dépend de la chair et de la peau des animaux).

    « La cruauté n’est reconnue en tant que telle que lorsqu’elle n’est plus rentable3. »

    S’il avait voulu être exhaustif, Peter Singer aurait parlé de la corrida, des zoos et des aquariums, des vêtements et accessoires en cuir, laine et soie… Il s’est donc concentré sur les deux principales formes d’exploitation, à savoir l’expérimentation animale et l’élevage industriel.

    L’expérimentation animale sur les chats, les chiens, les singes, les rats, les lapins, les éléphants, les poneys et j’en passe, étudie par exemple les comportements et la psychologie, la toxicité des produits (vernis, mascaras, agents blanchissants, insecticides, liquides pour freins, cierges, encres des stylos…) ou la résistance biologique à certains phénomènes. Peter Singer prouve que la grande majorité de ces expériences ne sont pas pertinentes :

    • les expériences peuvent être faites sans souffrance animale : soit par une observation fine dans leur environnement naturel pour ce qui est du comportement, soit en utilisant des supports synthétiques pour l’étude de la toxicité ;
    • certaines expériences cherchent à démontrer des faits découlant du bon sens (est-il nécessaire de faire ingurgiter à des rongeurs l’équivalent en sucre de 1800 bouteilles de limonade par jour pour se douter des effets néfastes sur l’organisme ? est-il nécessaire de mener des expériences sur les effets de la chaleur chez les lapins, si ce n’est pour les voir agoniser et rôtir passés 43 °C ?) ;
    • il semblerait que les médecins, en cas d’urgence, ne vont absolument pas consulter les résultats des tests toxicologiques pratiqués sur des animaux ;
    • le corps humain diffère de celui des autres animaux, et les réactions aux produits chimiques peuvent extrêmement varier : « ou bien l’animal n’est pas comme nous, auquel cas il n’y a pas de raison d’effectuer l’expérience ; ou bien l’animal est comme nous, auquel cas nous ne devrions pas mener sur lui une expérience que l’on trouverait scandaleuse si on la menait sur l’un de nous4 ». À ce compte-là, pourquoi ne pas pratiquer des expériences sur des êtres humains déficients ou considérés comme inférieurs, comme au temps des Nazis ? Si cela vous choque, tandis que l’expérience animale vous en touche une sans faire bouger l’autre, alors c’est que vous êtes spéciste.

    Ce sont des sommes colossales d’argent public gaspillées pour des recherches scientifiques répondant aussi bien à des visées commerciales qu’à des besoins thérapeutiques. On ne peut pas revenir sur ce qui a été fait, mais on peut œuvrer pour abolir les pratiques cruelles et inutiles, notamment en s’appuyant sur des produits dont la toxicité est déjà connue, et inculquer des cours d’éthique aux scientifiques qui se croient tout permis.

    « Nous ne sommes pas payés ici pour produire des animaux qui se tiennent correctement. Nous sommes payés au kilo5. »

    Pour ne prendre que l’exemple du poulet, les animaux élevés en batterie mènent une vie misérable et indigne de la naissance à l’abattage. Entassés dans des cages minuscules, ils sont dans l’incapacité de satisfaire leurs besoins fondamentaux, comme s’étirer, se déplacer, échanger avec d’autres membres de leur espèce. Ils sont tués au bout de quelques semaines, obèses, carencés, dépressifs, mutilés, asphyxiés dans les vapeurs de leur urine chargée en ammoniaque, alors qu’ils vivent jusqu’à 7 ans à l’état naturel. À celles et ceux qui croient en l’élevage traditionnel, les animaux, quels qu’ils soient, sont également mutilés par la castration et séparés de leur famille, les empêchant de s’inscrire dans une communauté naturelle, ce qui constitue une forme de maltraitance. Pourriez-vous vérifier la provenance de chaque animal mangé ? La réalité est que seul le végétalisme n’implique pas de souffrance.

    « Nous sommes, très littéralement, en train de jouer avec l’avenir de notre planète… pour l’amour des hamburgers6. »

    Au-delà de l’aspect éthique, le véganisme répond aux problématiques écologiques et sanitaires. Puisque la population mondiale augmente de manière exponentielle et que les ressources fossiles sont en train de s’épuiser à une vitesse vertigineuse, il y a une véritable urgence à s’organiser autrement. La production de viande et de produits laitiers est particulièrement énergivore : elle consomme beaucoup d’eau, d’énergies fossiles, pollue les sols et les nappes phréatiques par la quantité astronomique d’excréments, participe à l’effet de serre par la production massive de CO2 et concourt à la déforestation. Par ailleurs, les céréales données en nourriture aux animaux pour produire une protéine de basse qualité pourraient directement nourrir les bouches humaines et résorber les famines, lesquelles seront de plus en plus graves à mesure que les effets climatiques s’accentueront. Les cultures de céréales et légumineuses suffiraient à nourrir la population mondiale. Enfin, les antibiotiques donnés aux animaux d’élevage mal nourris, stressés, torturés, provoquent à terme une immunisation qui rend nos propres traitements inefficaces. Il est prouvé qu’une alimentation végane répond à tous les besoins nutritionnels de l’être humain : on n’a pas besoin de manger des animaux.

    « L’ignorance n’a prévalu si longtemps que parce que les gens ne désirent pas découvrir la vérité7. »

    Il est difficile de prendre conscience des préjugés tant qu’ils ne nous pas mis sous les yeux de force. Certaines pratiques nous apparaissent normales et naturelles, jusqu’à ce que les œillères tombent. Notre société est parcourue d’impensés, d’idées préconçues. Il est temps de réfléchir par soi-même et de ne pas répéter bêtement ce qu’on entend ici et là. Les alternatives végétales ne manquent pas désormais, et les ouvrages sur la question animale se multiplient ces dernières années. Il ne tient qu’à vous de cesser de participer à cette tyrannie, en décidant de boycotter les produits issus de l’exploitation animale, et en vous impliquant à l’échelle collective pour organiser la transition nationale.

    Rencontre avec le livre

    Publié pour la première fois en 1975 aux États-Unis, puis dans de nombreux pays dans les années suivantes, La Libération animale de Peter Singer est visiblement le premier ouvrage à aborder l’exploitation animale sur le plan philosophique. Les propos de Peter Singer visent à faire appel à la raison plutôt qu’à l’émotion, même si la description des traitements décrits ne peut que susciter l’horreur (ou alors vous avez un cœur de pierre). L’ouvrage est rigoureux, détaillé, pédagogique, assez dense mais compréhensible. Même si je connais déjà très bien le sujet, il m’a permis de me positionner plus précisément au niveau philosophique, d’affûter mes arguments face aux personnes qui portent de fausses accusations sur le mouvement végane.

    Et pourtant, cet ouvrage n’a été traduit en France qu’en 1990. Il a été rapidement épuisé, puis réédité en 2015 seulement ! Ça en dit long sur l’état d’esprit français, mais les choses évoluent rapidement ces dernières années, et l’on peut espérer que les animaux gagneront le respect d’une part suffisante des Français·e·s pour faire bouger les comportements et la législation. En êtes-vous ?

    Du même auteur

    Théorie du tube de dentifrice

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    Ophélie Véron Planète végane

    Martin Page Les animaux ne sont pas comestibles

    Aymeric Caron Antispéciste

    Derrick Jensen Zoos. Le cauchemar de la vie en captivité

    Jonathan Safran Foer Faut-il manger les animaux ?

    Ruby Roth Ne nous mangez pas !

    Collectif Faut-il arrêter de manger de la viande ?

    1. Page 73. - 2. Page 86. -3. Page 209. -4. Page 139. -5. Page 249. -6. Page 316. -7. Page 383.

    La Libération animale

    Animal Liberation, traduit de l’anglais (Australie) par Louise Rousselle, relue par David Olivier

    Préface inédite de l’auteur (1990)

    Présentation par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

    Peter Singer

    Payot & Rivages

    Collection Petite Biblio Payot Essais

    2015

    480 pages

    10,65 euros

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