• le ventre de paris émile zola bibliolingus

    Le Ventre de Paris

    (tome 3 des Rougon-Macquart)

    Émile Zola

    Georges Charpentier

    1873

     

    Comme la plupart des gens, avant de le lire, Le Ventre de Paris était pour moi le roman des Halles de Paris, de la bouffe, du commerce… Mais sa vision politique a été escamotée. Si les descriptions et la construction du roman sont en effet particulièrement cinématographiques, Le Ventre de Paris met surtout à mal la petite bourgeoisie commerçante qui ferme les yeux sur l’injustice et la tyrannie tant que ses affaires continuent à tourner.

    « Un homme capable d’être resté trois jours sans manger était pour elle un être absolument dangereux1. »

    Après 8 ans d’absence, Florent revient à Paris. Tandis qu’il erre dans les halles opulentes de cette « ville engraissée2 », affamé, déguenillé, salivant sur ce débordement de nourriture, il rencontre Claude Lantier, le fils de Gervaise dans L’Assommoir (tome 7) et personnage principal de L’Œuvre (tome 14).

    « Il retrouvait Paris, gras, superbe, débordant de nourriture, au fond des ténèbres ; il y rentrait, sur un lit de légumes ; il y roulait, dans un inconnu de mangeailles, qu’il sentait pulluler autour de lui et qui l’inquiétait3. »

    Grâce à Claude, Florent retrouve son jeune frère Quenu qui tient une charcuterie avec son épouse Lisa Macquart, la fille d’Antoine dans La Fortune des Rougon (tome 1) et La Conquête de Plassans (tome 4). Par principe, Lisa l’accueille, le nourrit et le loge, mais elle se méfie de lui. Elle ne voit pas son arrivée d’un bon œil car Florent, avec son passé trouble, pourrait compromettre sa situation de petite bourgeoise bien établie.

    Huit ans plus tôt, dans les jours qui ont suivi le coup d’État du 2 décembre 1851 mettant Napoléon III au pouvoir, Florent avait été arrêté injustement, jugé comme tant d’autres à la va-vite pour rébellion et envoyé en Guyane, à l’île du Diable, pour faire des travaux forcés. Florent, que l’injustice a rendu républicain, donc opposé au Second Empire, forme des plans pour bâtir une société plus juste et équitable. Mais Florent, d’un tempérament tendre, intellectuel opiniâtre mais moyen, absolument pas calculateur, s’entoure de personnes aux intentions moins nettes et ne voit pas venir le danger.

    « Croyant avoir à venger sa maigreur contre cette ville engraissée, pendant que les défenseurs du droit crevaient la faim en exil, il se fit justicier, il rêva de se dresser, des Halles mêmes, pour écraser ce règne de mangeailles et de soûleries. Dans ce tempérament tendre, l’idée fixe plantait aisément son clou4. »

    Rencontre avec le livre

    Comme la plupart des gens, avant de le lire, Le Ventre de Paris était pour moi le roman des Halles de Paris, de la bouffe, du commerce… Mais sa vision politique a été escamotée. Le Ventre de Paris est pourtant l’histoire d’une trahison collective, et le portrait d’une classe sociale complice d’un empire despotique.

    Cette nature morte colossale est, en effet, particulièrement cinématographique : chaque scène et chaque personnage sont l’occasion pour Zola de décrire un moment particulier de la vie des Halles. Si j’ai aimé les descriptions des légumes, des fruits et des fleurs, j’ai moins apprécié celles des viandes et des fromages, vous l’aurez deviné ! La profusion de nourriture, les étalages débordants, les odeurs persistantes, évoquent aussi bien la fascination que la répulsion pour cette orgie quotidienne.

    Mais au-delà de ces descriptions saisissantes, Le Ventre de Paris met à mal la petite bourgeoisie commerçante qui s’accommode d’un gouvernement despotique tant que ses affaires continuent à tourner. Elle est incarnée par Lisa, la taille large et grasse, plantée dans l’encadrement de la porte de sa charcuterie, qui règne en maîtresse sur les Halles, éclipsant son mari mou et sa rivale « la belle Normande », la poissonnière. Le portrait de cette femme forte et déterminée est en fait monstrueux, égoïste, et terriblement réaliste, car Lisa refuse toute intrusion qui pourrait bousculer sa confortable situation. Pire, il lui semble que le passé de Florent, injustement envoyé aux galères, ne peut être que louche : Lisa fait partie de celles et ceux, fort nombreux·ses, qui considèrent que les prisons ne sont peuplées que de gens qui l’ont mérité. Les « honnêtes gens », biens sous tous rapports, obéissants à l’Empire, ne peuvent pas être punis ; et Lisa, ainsi que la plupart des personnages, par peur de la contagion, détourne les yeux de Florent pour ne pas voir son confort personnel compromis et ses croyances bouleversées. C’est avec des gens comme ça, complices par passivité, par ignorance, par égoïsme, et qui pourtant croient en leur propre intégrité, que la classe dominante fait régner ses intérêts dans toutes les strates de la société.

    Les portraits glaçants de « la belle Lisa » et des autres commerçant·e·s sont le pendant de ceux de La Curée (tome 2), mettant en scène Aristide, le cousin de Lisa, qui s’accapare les richesses dans la voracité et l’angoisse ; tandis que Lisa veut gagner ses sous peu à peu, « honorablement », pour ensuite « manger ses rentes en paix, avec la certitude de les avoir bien gagnées5 ».

    Florent, personnage touchant par son enthousiasme naïf et sincère, représente avec Claude Lantier les deux facettes de la pensée zolienne. Florent fait également écho à Silvère, dans La Fortune des Rougon, ce jeune idéaliste, fougueux et autodidacte, qui a pris les chemins de la lutte pour sauver la démocratie et la justice, et qui est, sans nul doute, l’un de mes personnages préférés.

    Qu'ils soient bons ou monstrueux, j’ai adoré découvrir les personnages du Ventre de Paris ! Je vous livre bientôt mes impressions de La Conquête de Plassans, le tome 4 !

    Du même auteur

    La Fortune des Rougon, tome 1 des Rougon-Macquart

    La Curée, tome 2

    La Conquête de Plassans, tome 4

    La Faute de l'abbé Mouret, tome 5

    Son excellence Eugène Rougon, tome 6

    La Terre, tome 15

     

    1. Page 148. -2. Page 312. -3. Page 44. -4. Page 312. -5. Page 240.

    Le Ventre de Paris
    (tome 3 des Rougon-Macquart)
    Émile Zola
    Préface d’Henri Guillemin
    Édition d’Henri Mitterand
    Éditions Gallimard
    Folio classique
    2011 (premier dépôt légal en 1979)
    6 euros de bonheur !

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  • le ventre des femmes francoise verges bibliolingus

    Le Ventre des femmes

    Françoise Vergès

    Éditions Albin Michel

    2017

    Club de lecture féministe des Antigones

    Chronique sur le blog Un invincible été

    À partir du scandale de la fin des années 1960 où l’État français a mené une campagne d’avortement et de stérilisation forcés à des femmes noires réunionnaises, Françoise Vergès analyse le racisme et le patriarcat institutionnels ainsi que les processus collectifs d’oubli et de réécriture de l’histoire, notamment ceux du féminisme blanc des années 1970. Un ouvrage vraiment intéressant, bien que difficile d’accès à mon sens, qui met en perspective le racisme et le patriarcat, et invoque le féminisme décolonial, ou intersectionnel pour inclure les luttes des personnes de toutes origines.

    « La description éclaire […] la triple oppression subie par des Réunionnaises, en tant que femmes, non blanches et du peuple1. »

    À la fin des années 1960 à La Réunion, l’État français a mené une campagne d’avortement et de stérilisation sur les femmes noires et pauvres, alors même que l’avortement était interdit. Les femmes admises à l’hôpital subissaient un avortement et une stérilisation forcés, tandis que les médecins déclaraient une intervention bénigne et se faisaient rembourser par la Sécurité sociale. Comment ces pratiques ont-elles pu se mettre en place en toute impunité par les médecins, les assistant·e·s, les autorités ? Cet événement dramatique et incroyable, qui a pourtant été relayé par quelques journaux d’époque, a complètement disparu de l’histoire collective française.

    Françoise Vergès part de ce scandale pour analyser la politique coloniale, impérialiste, raciste et patriarcale du gouvernement français. Après la Seconde Guerre mondiale, l’État redessine son empire colonial et définit les territoires qui comptent (la France) et ceux qui ne comptent pas (comme les DOM-TOM), lesquels seront par conséquent abandonnés aux plans économiques et sociaux. En fin de compte, l’autrice montre que la « décolonisation » est un leurre. La colonialité du pouvoir a perduré malgré les transformations économiques et sociales et les déclarations d’indépendance ; les anciennes colonies sont restées à la marge de l’histoire officielle.

    Pendant des siècles, le colonialisme a violé le ventre des femmes noires pour produire de petit·e·s esclaves, et à présent que cette main d’œuvre n’est plus nécessaire, les ventres réunionnais sont saccagés et scellés au bon vouloir des hommes blancs. Bien sûr, cette idéologie est masquée par une propagande fallacieuse visant à faire croire que La Réunion est un département surpeuplé et qu’il convient de pratiquer une politique antinataliste.

    Mon avis

    J’ai lu Le Ventre des femmes de Françoise Vergès grâce au club de lecture féministe des Antigones organisé par Ophélie du blog Antigone XXI et Pauline d’Un invincible été. J’ai beaucoup aimé le contenu de cet ouvrage, même s’il m’a semblé difficile d’accès par rapport à d’autres lectures. Françoise Vergès, elle-même issue d’une famille réunionnaise composée de personnalités politiques, est politologue, historienne et féministe.

    Françoise Vergès met en perspective le scandale des femmes noires avortées de force à La Réunion pour mieux appréhender le racisme français et analyser les processus d’oubli de la France, les gommages et les manipulations du passé, surtout concernant les populations « inutiles ». Pour exemple, l’autrice s’appuie sur l’étude du Mouvement de libération des femmes (MLF) dans les années 1970, qui ignore la dimension raciale du patriarcat et la lutte des femmes noires.

    En conclusion, l’idée est de s’opposer au féminisme d'état prétendant parvenir à l’égalité sans changement structurel. L’autrice invoque l’intersectionnalité des luttes, visant à décloisonner les identités et les formes d’oppression, et parle de féminisme décolonial, ou intersectionnel, ayant pour but de faire resurgir l’histoire des opprimé·e·s au sein de l’histoire officielle des manuels scolaires. L’autrice en appelle aussi au féminisme killjoy, qui interrompt le discours officiel du « tout va bien ». Il s’agit de réparer l’oubli, de mettre les mots sur le passé qu’on dissimule.

    Voilà un ouvrage essentiel à la compréhension du racisme étatique et du féminisme que je ne peux que vous inviter à lire. S’il est certes difficile à lire, car il brasse plusieurs notions qu’il vaut mieux avoir déjà rencontré auparavant, il mérite de s’accrocher. Je compte prolonger cette lecture par tout un ensemble d’autres ouvrages traitant des mêmes sujets !

    « Les femmes des outre-mer, qu’elles soient esclaves, engagées ou colonisées, existent à peine dans les analyses féministes, qui les traitent au mieux comme des témoins d’oppressions diverses, mais jamais comme des personnes dont les paroles singulières remettraient en cause un universalisme qui masque un particularisme2. »

    Lisez d'autres essais

    Mes trompes, mon choix ! Laurène Levy

    Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Éliane Viennot

    Moi les hommes, je les déteste Pauline Harmange

    Les Humilié·es Rozenn Le Carboulec

    Le Deuxième Sexe 1 Simone de Beauvoir

    Faiminisme. Quand le spécisme passe à table Nora Bouazzouni 

    La Force de l'ordre Didier Fassin

    Françafrique, la famille recomposée Association Survie

    Beauté fatale Mona Chollet

    Ceci est mon sang Elise Thiébaut

    Masculin/Féminin 1 Françoise Héritier

    Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert

    Rage against the machisme Mathilde Larrère

    Libérées Titiou Lecoq

    Non c'est non Irène Zeilinger

    Tirons la langue Davy Borde

    Nous sommes tous des féministes Chimamanda Ngozi Adichie

    Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges Christelle Murhula

    On ne naît pas grosse Gabrielle Deydier

    Pas d'enfants, ça se défend ! Nathalie Six (pas de chronique mais c'est un livre super !)

    Décolonial Stéphane Dufoix

    Et de la littérature

    L’amour de nous-mêmes Erika Nomeni 

    L'Œil le plus bleu Toni Morrison

    Le Chœur des femmes Martin Winckler

    Une si longue lettre Mariama Bâ (Sénégal)

    Crépuscule du tourment Léonora Miano (Cameroun)

    Les Maquisards Hemley Boum (Cameroun)

    Petit pays Gaël Faye (Burundi et Rwanda)

    Tels des astres éteints Léonora Miano

    L'Intérieur de la nuit Léonora Miano (Cameroun)

    Beloved Toni Morrison

    Black Girl Zakiya Dalila Harris 

    Histoire d'Awu Justine Mintsa (Gabon)

    Americanah Chimamanda Ngozi Adichie (Nigéria)

    Instinct primaire Pia Petersen

    Une femme à Berlin Anonyme

    Bandes dessinées

    Camel Joe Claire Duplan

    Corps à coeur Coeur à corps Léa Castor

    Voir aussi

    ouvrir la voix amandine gay L’excellent documentaire Ouvrir la voix d’Amandine Gay    

    1. Page 44. -2. Page 12.

    Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme

    Françoise Vergès

    Éditions Albin Michel

    Bibliothèque Idées

    2017

    242 pages

    20 euros

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  • theorie du tube de dentifrice peter singer bibliolingus blog livre

    Théorie du tube de dentifrice

    Peter Singer

    Éditions Goutte d’or

    2018

     

     

    Merci aux très prometteuses Éditions Goutte d’Or de m’avoir offert cet ouvrage !

    Cet ouvrage est la biographie militante d’Henry Spira, défenseur des droits des animaux, écrite en 1998 par son ami Peter Singer, le philosophe le plus influent de la cause animale. Ces stratégies pragmatiques et ingénieuses, qui ont inspiré l’association montante L214 éthique & animaux, peuvent développer notre imaginaire de résistance et nous faire prendre conscience que chaque personne peut vivre en accord avec ses principes.

    « L’objectif d’Henry est d’infliger à la viande ce qui est arrivé au tabac : qu’elle cesse d’être une part acceptée de la vie pour devenir un stigmate social1. »

    Dans les années 1970, alors âgé de 45 ans, Henry Spira, marin, puis professeur et journaliste, est devenu réceptif à la défense des animaux lorsqu’il a eu un chat (tout comme moi il y a quelques années !) et a découvert l’injustice de choyer certains animaux et d’en manger d’autres. Par la suite, il a mis à profit ses années de syndicaliste auprès des travailleur·se·s, des Noir·e·s et des Hispaniques pour lutter contre l’exploitation animale.

    Au fil des années, Henry Spira est à l’initiative de plusieurs campagnes visant à éliminer ou réduire la souffrance animale dans différents secteurs : les animaux utilisés pour la recherche, les tests sur les animaux pour les produits cosmétiques, et la souffrance dans les abattoirs. Tout d’abord, il définit la meilleure cible en fonction de l’opinion publique, de la souffrance causée et des possibilités réelles de changement. Quels sont ses points faibles ? Quels axes de communication peut-on retourner contre elle ? Quels objectifs et quels moyens définir pour la campagne ? Puis il engage une médiation pour trouver un accord qui permet à l’entreprise de continuer ses activités capitalistes tout en réduisant la souffrance animale qu’elle cause.

    C’est la théorie du tube de dentifrice : « Si votre tube de dentifrice est bouché, la possibilité d’en tirer du dentifrice dépend de deux questions : à quel point le tube est-il bouché ? Quel est le niveau de pression exercé dessus? »

    Henry Spira propose des alternatives crédibles à l’exploitation animale : il a notamment incité plusieurs entreprises de cosmétiques à financer des recherches pour trouver un substitut précis et peu coûteux au test oculaire de Draize, lequel consiste à injecter dans les yeux des lapins albinos, immobilisés et conscients, les produits utilisés en cosmétique. Ce test, pratiqué chez des animaux dont les yeux produisent peu de liquide lacrymal, permet de déterminer la toxicité des substances chimiques.

    Si la collaboration ne fonctionne pas, Henry Spira organise une coalition d’associations et d’organisations de défense des animaux pour alerter l’opinion avec une divergence de tactiques et faire pression sur l’entreprise.

    Si l’accord est trouvé, et définit une nouvelle pratique plus respectueuse des animaux, Henry Spira espère ainsi établir un standard qui poussera les autres entreprises du même secteur à s’aligner sur les mêmes procédés : « Si McDonald’s avance d’un millimètre, tous les autres vont devoir avancer en même temps3. » Et effectivement, dans le contexte français actuel, McDo a testé le burger végétarien en France du 10 octobre au 27 novembre 2017.

    Mon avis

    Autant vous le dire tout de suite : j’ai beaucoup aimé cette lecture, son format et les nombreuses questions qu’elle soulève, même si je reste sceptique sur certains points. Cette biographie militante d’Henry Spira a été écrite en 1998 par son ami Peter Singer, un philosophe australien qui a particulièrement influencé les mouvements pour les droits des animaux depuis les années 1970, notamment avec la publication de La Libération animale qui a eu un succès retentissant. Théorie du tube de dentifrice relève tout autant du genre biographique que du manuel de militantisme dont se revendique aujourd’hui l’association française L214 éthique & animaux dont je soutiens le travail rigoureux et pertinent, et qui connaît un succès de plus en plus grand.

    Pour mener ses campagnes, Henry Spira a visiblement toujours pris les décisions en solitaire, tout en sollicitant les conseils d’un petit comité de personnes et en s’assurant l’appui de coalitions d’associations. Ainsi, il se positionne davantage en tant que stratège et coordinateur du mouvement et bénéficie de la force de frappe collective. Il revendique une organisation antibureaucratique peu gourmande en frais administratifs, ce qui évite de passer la majeure partie du temps à chercher de nouveaux financements, comme il le reprochait à l’organisation de défense des animaux PETA. Je rejoins tout à fait l’analyse des organisations trop conventionnelles, et certainement en compromission permanente avec le pouvoir, même si le travail en équipe me paraît plus pertinent.

    Concernant mon scepticisme, j’ai trouvé que la répétition de l’affirmation selon laquelle les associations antivivisection avaient échoué depuis cent ans tandis qu’Henry Spira, alors débutant dans la cause animale dans les années 1970-1980, avait plusieurs victoires à son actif, était à la fois présomptueuse et désobligeante pour les militant·e·s du siècle passé. L’impact d’une action dépend non seulement de la stratégie employée mais aussi des moyens à disposition et du contexte, et l’attribution d’une « victoire » ou d’un « échec » est sujette à interprétation. Par exemple, si grâce à l’action d’Henry Spira, il faut moins d’animaux pour valider un test, l’augmentation exponentielle de l’industrie a multiplié le nombre de tests et donc entraîné une souffrance animale tout aussi exponentielle. L’autre écueil est de remplacer les animaux d’expérimentation (par exemple, les lapins utilisés pour les tests oculaire et cutané, ou les singes pour certaines expérimentations) par d’autres animaux, comme les rats, moins appréciés, donc moins défendables auprès de l’opinion publique.

    Par ailleurs, il y a un côté un peu surréaliste dans cette biographie. Comment une publicité d’Henry Spira, certes provocatrice et ingénieuse, appelant les citoyen·ne·s à faire pression sur une institution, a-t-elle pu être efficace, au point que lesdites institutions se sentent harcelées de coups de téléphone et de courriers menaçants ? Comment cette même publicité passée dans un journal papier peut-elle emmener Henry Spira dans plusieurs émissions de télé ? Cela s’explique probablement par la qualité des publicités, par les animaux concernés (l’opinion publique sera plus choquée par l’exploitation du chat, l’animal mignon par excellence), par l’implication dans la vie politique américaine différente de la nôtre, par une époque où les sollicitations physiques et virtuelles étaient peut-être moins nombreuses qu’aujourd’hui, et par la force collective générée par les coalitions d’associations de défense des animaux. Henry Spira a l’air d’avoir eu de la chance à plusieurs reprises, et d’avoir su saisir les bonnes opportunités.

    J’ai été davantage convaincue par les actions menées pour limiter les tests sur les animaux dans le secteur du cosmétique (rappelons que de plus grands secteurs d’activité ont recours à ces tests) que par celles visant à réduire la souffrance au sein des abattoirs, et notamment par le portrait hallucinant d’une collaboratrice d’Henry Spira, Temple Grandin, dont « beaucoup de gens trouvent stupéfiante sa capacité à adopter le point de vue de l’animal4 » et qui propose pourtant ses services aux entreprises pour mettre en place des méthodes moins douloureuses d’abattage des animaux ! Cela me rappelle le végétalien qui conçoit des abattoirs, la personne la plus What The Fuck présentée dans Faut-il manger des animaux ? de Jonathan Safran Foer.

    L’entreprise Procter & Gamble, qui avait déjà réduit le nombre de tests sur les animaux sous la pression d’Henry Spira, s’est vue menacée par l’association PETA exigeant davantage d’efforts envers les animaux. Henry Spira s’est alors rangé du côté de P&G, estimant qu’il « serait malheureux de donner aux entreprises du secteur l’impression […] qu’en nous écoutant, elles n’en deviendront que des cibles plus visibles5 ». Mon avis n’est pas tranché, car on ne peut pas non plus donner l’impression aux entreprises qu’elles pourront s’en tirer en se contentant de petits efforts.

    En fait, les méthodes d’Henry Spira ont pour but de réformer la société, de la rendre moins injuste tout en ne changeant pas ses fondements aliénants. Les actions d’Henry Spira sont efficaces car elles s’insèrent parfaitement dans le système capitaliste, sans le mettre en danger. Les entreprises y trouvent leur compte car, à l’instar de McDo, elles peuvent continuer à exploiter les salarié·e·s et privatiser les richesses produites en échappant à la réglementation. Au final, comme toujours, le capitalisme s’empare des luttes sociales et les phagocyte. Toutefois, je reconnais être impressionnée par le pragmatisme et l’ingéniosité d’Henry Spira, qui a été plus loin et plus fort que beaucoup d’autres personnes. S’il est effectivement irréaliste d’abolir l’exploitation animale du jour au lendemain, il faut toutefois viser assez haut pour provoquer le changement sans avoir l’impression de faire des améliorations marginales ou de compromettre la cause, comme lorsque la réglementation européenne a augmenté de quelques cm2 la superficie minimale des cages des poules. Il s’agit donc d’avoir recours à une stratégie welfariste, visant à améliorer le bien-être animal, et de procéder par échelons (incrementalist) pour atteindre l’abolitionnisme, consistant à supprimer toute exploitation animale. Le risque est que la réforme progressive de l’exploitation animale pourrait la rendre acceptable pour l’opinion publique, et ainsi réduire les chances de pouvoir l’abolir un jour.

    Enfin, Henry Spira, qui privilégie largement l’action légale et la non-violence, cosigne avec Peter Singer (qui réitère ces propos dans La Libération animale) une tribune contre l’usage de la « violence » dans les actions militantes. Ils en appellent à « suivre la voie tracée par Gandhi et Martin Luther King et non du terrorisme international6 » selon le principe de la non-violence moralisatrice. Or, ce principe nous assigne à rester sagement exploité·e·s par le système capitaliste, tels des chiens battus par leur maître, et à lui envoyer des signaux pour lui dire : « Nous manifestons notre mécontentement mais nous ne bousculerons pas réellement le système ! Nous sommes inoffensif·ve·s ! » (je reviendrai sur les stratégies militantes dans d’autres chroniques). Les attaques à la bombe des années 1980 ont peut-être fait passer les activistes animalistes pour des fous·folles dangereux·ses, mais c’est justement ce danger qui a provoqué une médiatisation plus importante que lors de manifestations dociles dont l’efficacité reste à prouver... Toutes les stratégies doivent être étudiées et ne pas s’exclure, si elles sauvent des animaux et secouent durablement le système capitaliste.

    Voilà donc un ouvrage que je suis très heureuse d’avoir lu et qui m’a beaucoup apporté, car il questionne notre vision et nos pratiques militantes, pas seulement concernant la défense animale, et enrichit la pensée française un peu figée en matière de lutte sociale. Chaque personne peut vivre en accord avec ses principes et œuvrer pour la révolution du monde. Arrêtons de penser que nous ne pouvons rien changer à l’ordre des choses, et que de fait nous sommes obligé·e·s de continuer à participer à cette société violente. « Si vous repérez une situation injuste, vous devez faire quelque chose. »  (Henry Spira)

    Du même auteur

    La Libération animale Peter Singer

    Lisez aussi

    Planète végane Ophélie Véron

    Les animaux ne sont pas comestibles Martin Page

    Faut-il manger les animaux ? Jonathan Safran Foer

    Zoos. Le cauchemar de la vie en captivité Derrick Jensen

    Antispéciste Aymeric Caron

    Ne nous mangez pas ! Ruby Roth

    Faut-il arrêter de manger de la viande ? Collectif

    1. Page 302. -2. Page 319. -3. Page 288. -4. Page 270. -5. Page 228. -6. page 261.

     

    Théorie du tube de dentifrice

    (titre original : Ethics into Action : Henry Spira and the Animal Rights Movement)

    Traduit de l’anglais par Anatole Pons

    Peter Singer

    Éditions Goutte d’or

    2018 (1998)

    352 pages

    18 euros

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