• Une femme à BerlinUne femme à Berlin Bibliolingus
    Journal
    20 avril-22 juin 1945

    Éditions Gallimard

    2006

    En un mot

    Le journal intime véridique d’une Berlinoise qui raconte la prise de la ville par les soviétiques en 1945.

    « Combien de fois vous ont-ils1… ? »

    C’est la question rituelle que les Berlinoises se posent au printemps 1945, lorsque les Russes ont pris Berlin et violé ses femmes en masse. Une jeune femme anonyme qui a tenu un journal intime pendant deux mois raconte le quotidien des femmes de son immeuble à Berlin, alors en proie aux bombardements des « orgues de Staline ». La faim, la peur, le rationnement, les pillages, et l’arrivée des Russes, les « Ivan », qui auraient violé, dit-on, une Berlinoise sur deux à la fin de la guerre.

    « Ce qu’il y a de drôle, c’est que les soldats commencent toujours par demander : « Tu as un homme ? » Quelle est la réponse la plus efficace ? Si l’on dit non, ils deviennent aussitôt gourmands. Si l’on dit oui pour avoir la paix, le questionnement continue : « Où est-il ? Il est resté à Stalingrad ? » (Beaucoup de nos hommes ont combattu à Stalingrad et portent alors une décoration spéciale.) Si l’homme toujours en vie est présent et qu’on peut le leur faire voir (comme le fait la veuve avec M. Pauli, bien qu’il ne soit que son sous-locataire et rien d’autre), ils font d’abord un pas en arrière. En soi, peu importe ce qui leur tombe sous la main, ça leur est parfaitement égal, ils prennent aussi bien des femmes mariées. Mais ils préfèrent tout de même ne pas avoir l’homme dans les pattes, et veulent donc l’envoyer paître, ou l’enferme, que sais-je ? Non pas par crainte. Ils ont bien vu qu’ici aucun mari n’explose aussi facilement. Mais il les dérange, du moins aussi longtemps qu’ils ne sont pas complètement bourrés2. »

    Rencontre avec le livre

    « Jamais, jamais un écrivain n’aurait l’idée d’inventer une chose pareille3. »

    Une femme à Berlin est un témoignage exceptionnel, dramatique et accablant. Chaque page est saisissante.

    Dans l’immeuble de Marta Hillers, la jeune femme qui aurait écrit ce journal, on observe froidement comment les groupes d’individus se reconstituent en temps de guerre. On décèle les rapports de force, les instants précieux de solidarité, les stratégies de survie et le viol des femmes, vécu comme une expérience aussi individuelle que collective. L’absence de haine envers ceux qui les humilient est édifiante, car comme elle le souligne, c’est en parlant avec eux et en apprenant à les connaître qu’elle a pu leur rendre leur humanité.

    Mais, tandis que les Russes violaient les femmes sans distinction, car même les vieilles et les moches y passaient, les hommes allemands, honteux de leur défaite et atteints dans leur égo et leur virilité, ont laissé faire les crimes à répétition, même envers leurs épouses. Certaines réactions masculines sont carrément détestables, et rappellent malheureusement celles que vivent les femmes de nos jours.

    L'auteure montre aussi la ténacité et le courage des femmes et leur rôle essentiel en temps de guerre, même si elles seront, comme toujours, rabaissées et évincées de la société patriarcale.

    « Nos hommes, me semble-t-il, doivent se sentir encore plus sales que nous, les femmes souillées. Dans la queue de la pompe, une femme a raconté ce que lui avait crié un voisin au moment où des Ivan s’attaquaient à elle : « Mais enfin, suivez-les, vous nous mettez tous en danger ici ! » Petite note au bas de la page du déclin de l’Occident4. »

    Une femme à Berlin, ce morceau d’histoire à l’état brut, est une formidable ode à la femme et à l’écriture salvatrice, qui a préservé l’auteur de la folie.

    En temps de guerre, le viol comme humiliation et punition est perçu comme un dommage collatéral légitimé, à tort, par les frustrations de la guerre. De fait, on en parle un peu dans ce contexte si particulier. Mais en temps de paix, dans notre société fondamentalement patriarcale et misogyne, le viol vécu de manière individuelle est couvert d’une épaisse couche de tabou, et en plus beaucoup d’hommes sont des violeurs qui s’ignorent ou qui feignent l’ignorance, tant la domination masculine est accablante et l’impunité institutionnalisée. Pour moi, Une femme à Berlin parvient à montrer qu’une femme ne se résume pas à son vagin, et que le viol est une atteinte physique, mais pas toujours morale.

    Bref, Une femme à Berlin compte parmi les lectures les plus marquantes de ma vie. À vous !

    « Le seul fait d’écrire ceci me demande déjà un effort, mais c’est une consolation dans ma solitude, une sorte de conversation, d’occasion de déverser tout ce que j’ai sur le cœur. La veuve m’a parlé de ses cauchemars avec les Russes, elle n’arrête pas d’en faire. Chez moi, rien de semblable, sans doute parce que j’ai tout craché sur le papier5. »

    Lisez aussi

    Littérature et récits

    Seul dans Berlin Hans Fallada

    Le Chœur des femmes Martin Winckler

    Le Cantique de Meméia Heloneida Studart

    Retour à Cayro et L'Histoire de Bone de Dorothy Allison

    Histoire d'Awu Justine Mintsa

    Une femme à Berlin Anonyme

    Essais

    Moi les hommes, je les déteste Pauline Harmange

    Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert

    Un siècle d'espoir et d'horreur Chris Harman

    Rage against the machisme Mathilde Larrère

    Une culture du viol à la française Valérie Rey-Robert

    Masculin/Féminin 1 Françoise Héritier

    Beauté fatale Mona Chollet

    Le Ventre des femmes Françoise Vergès

    Ceci est mon sang Elise Thiébaut

    Libérées Titiou Lecoq

    Non c'est non Irène Zeilinger

    Tirons la langue Davy Borde

    Nous sommes tous des féministes Chimamanda Ngozi Adichie

    Bandes dessinées

    Camel Joe Claire Duplan 

    1. Page 250. -2. Page 121-122. -3. Page 337. -4. Page 124. -5. Page 373.

    Une femme à Berlin
    (Eine Frau in Berlin, titre original)
    Traduit de l'allemand par Françoise Wuilmart

    Présentation de Hans Magnus Enzensberger
    Postface de C. W. Ceram (Kurt W. Marek)
    Gallimard
    Collection Folio
    N°4653
    2007
    400 pages

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  • La Fille derrière le comptoir Bibliolingus

    La Fille derrière le comptoir

    Anna Dubosc

    Éditions Rue des promenades

    2011

     

    En un mot

    Lorsque vous achetez un sandwich, vous ne vous demandez jamais qui est réellement la personne qui vous sert. Anna Dubosc raconte le quotidien de Sofia qui travaille dans un snack : ses réflexions, ses rêves, ses freins. Voici un roman court et touchant qui donne la voix à une personne ordinaire, une de celles dont on parle peu et si mal, un roman qui, s’il n’a pas l’air d’avoir de prétention artistique, est riche de sens.

    « Fallait pas croire, c’était pas le genre
    à se laisser faire. En attendant, elle était là1. »

    Sofia est la fille derrière le comptoir, celle qu’on n’imagine pas faire autre chose que des sandwichs. À 30 ans, elle est salariée d’un snack, mais fait plutôt office de gérante puisque son patron a très bien compris qu’il pouvait entièrement se reposer sur elle. Il faut dire que Sofia, malgré son franc parler, se laisse volontiers avoir : elle rechigne un peu mais fait des heures sup' jamais rattrapées, et toujours avec un professionnalisme et une honnêteté rares.

    Dans son quotidien bien rythmé, on suit ses réflexions et ses préjugés sur les clients et les autres petits commerçants du quartier. Le quartier bruisse du sexisme ordinaire dont Sofia ne semble pas se rendre compte, des conversations convenues, à peine formulées, à peine écoutées, entre les commerçants qui se côtoient sans se connaître.

    Après son travail, elle rejoint sa maison achetée à crédit et son mari, un homme taciturne et peu bavard. C’est qu’au-delà de son travail, Sofia quitte la blouse et a une vie, comme nous, comme vous.

    Rencontre avec le livre

    La Fille derrière le comptoir est un petit roman discret qui ne peut pas être raconté, sinon tout son intérêt s’éteint. Cette Sofia, je l’ai bien aimée. J’ai aimé ce récit sans jugement négatif ni misérabilisme, et même empreint d’humilité envers les travailleurs ordinaires. Certes, Sofia a ses défauts et peine à se défaire de ses entraves, mais j’ai ressenti de l’empathie envers elle, empathie qui émane d’une langue proche du quotidien, avec ces petites phrases en apparence ordinaires mais qui font sens, comme celles qu’on peut lire chez Romain Gary.

    J’ai dévoré ce livre qui donne la parole à une personne ordinaire. S’il n’a pas de prétention littéraire ou artistique, il a la volonté louable de raconter la vie de ceux dont on parle si peu, et si mal. Il donne aussi à voir au-delà du costume de travail (à ce sujet, voir cette vidéo du Hacking social édifiante).

    Sofia m’a fait penser très fort à une personne de ma famille qui, comme elle, ne sait pas s’arrêter pour prendre le temps de vivre pour soi, qui ne sait pas dire « non », qui a une vie simple mais riche de bon sens. Il y a ce consentement à l’exploitation, qu’elle soit économique ou familiale, cette loyauté indéfectible envers le travail, cet amour du travail bien fait, qui sont révélés dans ce roman.

    Je pense qu’il ne faut pas chercher de morale à cette histoire, mais ce roman très court soulève des questions sur la conception du bonheur : qu’attendons-nous de la vie ? De quoi rêve-t-on ? L’ordinaire a-t-il quelque chose d’ennuyeux ou de rassurant ? Je pense que l’auteure, en laissant place au discours de Sofia, nous laisse penser ce qu’on veut, avoir notre propre opinion de la vie de Sofia. Pour ma part, je ne veux rien de la vie de cette vie, mais je comprends que d’autres puissent la désirer.

    Bref, j’ai aimé ce roman, publié par les éditions indé Rue des promenades, qui, sous ses airs de roman sans prétention artistique, parvient à jeter sa flèche assez loin.

    Lisez aussi

    Retour aux mots sauvages Thierry Beinstingel

    Je vous écris de l'usine Jean-Pierre Levaray

     

    1. Page 7.

    La Fille derrière le comptoir
    Anna Dubosc
    Éditions Rue des promenades
    2011
    128 pages
    12 euros

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