• Salon du livre Paris 2016

    Mina Apple Kim Bibliolingus

     

     

     

    Mina
    Apple Kim
    Decrescenzo éditeurs
    2013

    En un mot

    À travers l'amitié étrange qui lie Mina et Sujeong, Apple Kim met en scène la jeunesse dorée de Séoul.

    « Mina est le symbole parfait de la lycéenne qui, malgré qu'elle vient d'apprendre le suicide de son amie, demeure sagement assise sur sa chaise1. »

    Mina et Sujeong, deux lycéennes sud-coréennes, sont liées par une étrange relation amour-haine. Entre tendresse et admiration, jalousie et méchanceté, elles se chamaillent et se réconcilient sans arrêt. Élèves brillantes, ultra-formatées et dociles, elles cumulent l'école publique et les cours particuliers, comme tous les ados des familles riches, dans une compétition effrénée aux bons résultats et à la réussite professionnelle.

    Le jour où l'amie d'enfance de Mina se suicide, leur relation se dégrade. Tandis que Mina est effondrée et renonce à l'excellence scolaire, Sujeong ne sait comment réagir face à la détresse de son amie. Peu à peu, l'esprit conditionné de Sujeong se fissure et se détraque complètement.

    Pour finir

    Mina, roman inspiré d'un fait divers et qui fait froid dans le dos, met en scène la jeunesse sud-coréenne huppée de Séoul. Pour cette génération anesthésiée, agressive, ultra-formatée, hyper-consommatrice, la carte bancaire est le sésame de tout : être libre, c'est pouvoir consommer ; consommer c'est posséder ; posséder c'est exister. Mina et Sujeong, liées par une amitié ambivalente entre amour et haine, voient une forme d'accomplissement dans la possession matérielle.

    Dès leur plus jeune âge, on inculque à ces adolescents l'excellence scolaire et professionnelle. À un point tel qu'ils peuvent être les meilleurs de la classe, ils n'ont pourtant aucune intelligence émotionnelle. Tels des robots dressés pour obéir et acquérir un statut social élevé, ils n'ont pas appris à aller vers l'autre. Leur incapacité à être empathique et curieux de l'autre est effroyable. Ceux qui n'entrent pas dans ce formatage sont broyés ; rappelons que la Corée a l'un des taux de suicides de sa jeunesse les plus élevés au monde.

    Le plus affreux, c'est probablement la manière dont les sentiments sont compartimentés et mis de côté, au détriment du bien-être et de la santé mentale, car la réussite scolaire passe avant tout. On observe avec stupeur une structure mentale d'une grande paresse intellectuelle, qui supprime toute introspection et tout esprit critique, ce qui est bien retranscrit par le style d'Apple Kim. Fait révélateur d'ailleurs, dans l'univers décrit par Apple Kim, ces adolescents, qui sont de futurs adultes immatures, évoluent en cercle fermé au seul contact de leurs amis et professeurs, mais les parents ne sont jamais présents jusqu'à la fin du roman.

    « Comme elle n'a pas d'expérience particulière, les concepts académiques qu'elle s'est fabriqués représentent tout ce qu'elle possède, au point qu'ils se confondent avec elle-même. Elle sait développer en anglais ses idées sur Rousseau, avec une prononciation et un accent corrects, en employant les temps verbaux, les prépositions et les pronoms convenables, et en cela, elle est remarquable. Voyons maintenant, saisissez votre clavier et tapez à la suite : Rousseau, les temps verbaux, les pronoms relatifs en utilisant le style formel de l'anglais et vous aurez une idée de la pensée de Sujeong. L'important n'est pas qu'elle ait réfléchi sur Rousseau ou bien qu'elle aime Rousseau. L'important est qu'elle soit capable de présenter Rousseau en utilisant les pronoms corrects, de commenter Les Confessions en utilisant les temps verbaux adéquats, après avoir maîtrisé correctement la prononciation et les structures de liaison. Si elle débite des propos sur Rousseau avec la prononciation et l'accent de la région Est des États-Unis, et qu'elle utilise correctement la grammaire, il résulte qu'elle connaît bien Rousseau. C'est don un jeu où il suffit de satisfaire à certains critères d'évaluation. Si les évaluateurs sont satisfaits, la réussite est un bout2. »

    J'ai bien sûr beaucoup aimé les thèmes de ce roman, très intimes et psychologiques, et la manière dont ils sont abordés. Le style brut se veut au plus près de la pensée mentale, fait de répétitions, de boucles mentales, de dialogues à bâtons rompus. Si de nombreux passages m'ont plu, alternant les points de vue des personnages et du narrateur, d'autres m'ont laissé dubitative. Les dialogues sont en effet particulièrement difficiles à suivre, car les interlocuteurs ne sont presque jamais indiqués. J'ai été lassée de devoir lire chaque dialogue trois fois pour bien suivre l'histoire. Enfin, je regrette aussi que le livre, publié par les éditions Decrescenzo dédiées à la littérature coréenne, comporte quelques fautes de ponctuation et des espaces en trop ou manquantes.

    Au final, c'est un roman coréen très intéressant, franchement glaçant, mais je conclue avec ces deux conseils : 1) lisez la préface à la fin ; 2) âme sensible s'abstenir !

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    1. Page 35. -2. Page 72.

    Mina
    (titre original)
    Traduit du coréen et préfacé par Kim Hye-gyeong et Jean-Claude De Crescenzo
    Decrescenzo éditeurs
    2013
    328 pages
    20,50 euros

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  • Salon du livre Paris 2016

    Lempire-des-lumieres-bibliolingus

     

     

     

     

    L’Empire des lumières
    Kim Young-ha
    Éditions Philippe Picquier
    2009

     

    Kiyeong, un agent nord-coréen envoyé en Corée du Sud depuis vingt ans, reçoit un ordre qui le place devant un choix décisif.

    « Exerce-toi à passer inaperçu et tu atteindras l’état de grâce de l’agent parfait1. »

    Au premier abord, Kiyeong est un homme ordinaire. La quarantaine bedonnante, importateur de films étrangers et père de famille, il est « sans histoire », et pour cause. Depuis vingt ans, il vit une double vie d’agent infiltré à Séoul par les services secrets de la Corée du Nord. Mais depuis dix ans, il est devenu un agent dormant car il n’a plus reçu de missions.

    « Abandonne tout et rentre immédiatement. Cet ordre est irrévocable2. »

    Un jour, il voit sa vie basculer lorsqu’il reçoit l’ordre de tout quitter et de rentrer en Corée du Nord le lendemain. Il a 24 heures, dont chacune forme un chapitre du livre, pour décider de son destin. Kiyeong retrouve ses réflexes d’agent secret et nous plonge dans sa double vie à cheval entre les deux Corées. Va-t-il obéir et rentrer ? Se cacher ? S'enfuir ?

    « Comme le dit Paul Bourget, il faut vivre comme l’on pense, autrement l’on finit par penser comme l’on vit. Kiyeong a peut-être oublié son destin, mais son destin ne l’a pas oublié3. »

    Pour finir

    L’Empire des lumières raconte l’histoire d’un agent dormant à Séoul depuis vingt ans qui reçoit l’ordre de revenir en Corée du Nord. À travers l’ensemble des personnages, Kiyeong, sa femme, sa fille et des personnages secondaires très fouillés, se dessine une société sud-coréenne désabusée, empreinte d’une sorte de lassitude et d’hébétude. Car effectivement, les Sud-Coréens, en moins d’une génération, sont passés d’une société très fermée proche de la Corée du Nord, à une société hypercapitaliste, de consommation de masse et américanisée.

    Les personnages sont pris dans l’histoire très particulière de leur pays. Jeunes, ils projettent leurs idéaux et leurs angoisses dans l’avenir ; vieux, ils ne ressemblent plus à ce qu’ils ont été avant et s’interrogent sur ce qu’ils ont manqué en chemin. Chacun cherche un sens à sa vie dans une société qui a changé bien trop vite, à travers l’affection, la perversité, le fanatisme.

    Les thèmes sont assez universels et obsessionnels des écrivains (la quête de l’identité), et une place de choix est faite à l’introspection (ce n’est pas du James Bond !). L’intérêt du roman est dans le rapport que Kiyeong entretient avec les trois pays : la Corée du Nord, la Corée du Sud avant 1980 et celle d’aujourd’hui. Ces mystérieux pays, ni glorifiés ni dénigrés, donnent tout crédit à ce roman, mais j’aurais aimé aller plus loin dans l’observation des sociétés et des mœurs.

    « Il enlève sa montre et la dépose dans son tiroir à la place de la montre de plongée Sunnto. Cette montre est le cadeau de mariage de sa femme. Elle est en plaqué or 114 carats et son style démodé manque de classe. De classe ? Kiyeong trouve soudain étrange sa propre perception de l’objet, la sévérité de son jugement esthétique. Dans le pays qu’il a quitté, vous risquiez de gros ennuis à émettre des jugements personnels sur la beauté ou la laideur. Comme dans un cyborg remis à neuf, ses yeux, son cœur et son disque dur ont été remplacés par ce qui se fait dans le Sud. Et cela sans qu’il s’en soit aperçu. Peut-être que quelqu’un l’a anesthésié pendant qu’il dormait et a changé tous ses organes4. »

    L’Empire des lumières, publié par les éditions Philippe Picquier, est prenant, habilement rythmé grâce aux chapitres qui représentent chacun une heure. La tension est nourrie dans les détails et les personnages apparemment insignifiants, et les 100 dernières pages tiennent particulièrement en haleine. Pour autant, si la fin n’a pas été à la hauteur de mes attentes, car je m'attendais peut-être à quelque chose de plus spectaculaire, le temps passé avec les personnages et la Corée a été captivant. À lire pour s’inviter dans la culture coréenne et découvrir le salon de Paris 2016.

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    1. Page 81. - 2. Page 36. -3. Page 204. -4. Page 74.

     

    L’Empire des lumières
    (Titre original : Biteui Jeguk)
    Traduit du coréen par Lim Yeong-hee et Françoise Nagel
    Kim Young-ha
    Éditions Philippe Picquier
    2009
    384 pages
    20,50 euros

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  • Je vous écris de l'usine Jean-Pierre Levaray

    Je vous écris de l’usine

    Jean-Pierre Levaray

    Éditions Libertalia

    2016

     

    L’ouvrage réunit 10 ans de chroniques dans le journal CQFD de Jean-Pierre Levaray, ouvrier spécialisé et syndicaliste CGT dans une usine d’engrais.

    « Souvent on se dit qu’il faudrait achever [cette usine] en fin de vie avant qu’[elle] ne nous achève nous1. »

    Jean-Pierre Levaray porte un regard lucide sur le quotidien de son usine rouennaise qui fabrique de l’engrais pour Total. À travers des portraits et des anecdotes révélatrices du monde ouvrier, il montre les gageures de notre modèle économique.

    L’usine, classée Sévéso 2, est particulièrement vétuste, et pour cause : Total attend la fin des procès de la catastrophe d’AZF pour vendre l’usine et n’a donc aucune intention de faire des investissements. Dans une ségrégation autant spatiale que sociologique, les cols blancs se livrent à une intense activité de greenwashing et de socialwashing avec langue de bois, manipulations, chantage et rumeurs à l’appui. Pour les ouvriers, la tension et l’incertitude sont constantes : il y a ceux qui espèrent obtenir la préretraite grâce aux plans de sauvegarde pour l’emploi, ceux qui cherchent à être mutés dans une autre usine du groupe Total, ceux qui se sont résignés… Tandis que les uns gagnent de petites victoires grâce aux grèves, les autres, les actionnaires, s’en mettent plein les poches.

    Les conditions de travail sont pénibles : avec les équipements vétustes et dangereux, c’est un peu la roulette russe. À qui le tour pour le prochain accident de travail, le plus souvent masqué par un aménagement de poste ? Sans compter les dégâts causés par l’amiante, la manipulation des produits chimiques, les horaires difficiles et la surcharge de travail due aux licenciements massifs, ni le recours à la sous-traitance et aux emplois précaires non formés qui mettent en danger tout le site. Le médecin du travail n’est même pas à temps plein sur le site, ce qui montre l’aberration du système !

    Jean-Pierre Levaray raconte la souffrance au travail, tant physique et que psychologique, le désespoir et la dépression qui en ont gagné plus d’un. « L’usine ressemble à un champ de bataille et les morts s’accumulent2 », finit-il par lâcher.

    Le paradoxe écologique est aussi présent tout au long de l’ouvrage : quelle politique la société peut-elle adopter entre la fermeture des usines pour dépollution et la conservation des emplois ?

    « Quoi qu’il en soit, le procès [d’AZF] va pouvoir s’ouvrir en 2007. Y sera-t-il question de cette industrie que les patrons ont laissée péricliter, des ateliers vieillissants de plus en plus difficiles et dangereux à conduire, de toutes ces maîtrises de “coûts fixes” qui ont entraîné des réductions de personnel, de ces pseudo-mesures de sécurité qui se traduisent par un surcroît de paperasse plutôt que par des protections réelles ? Sera-t-il question aussi des bénéfices colossaux d’un trust comme Total (pour rappel, 12,5 milliards d’euros en 2005) qui ferme des usines pour être encore plus rentable ? Ou va-t-on parler seulement d’un drame dû à une “erreur humaine” ? Car en plus de ce que la population toulousaine a enduré le 21 septembre 2001 et qui mérite pour le moins réparation, c’est bel et bien l’implacable toute-puissance marchande qui devrait être au centre des débats. [...] Depuis l’explosion, la vie dans mon usine a changé : une prise de conscience des dangers qu’il y a à fabriquer de tels produits, de la nécessité de ne pas continuer obstinément à bousiller l'environnement et d'accélérer la fermeture des usines comme celle où je bosse. De là à applaudir quand on vous jette après usage3… »

    Pour finir

    Jean-Pierre Levaray, ouvrier spécialisé et militant à la CGT d’une usine d’engrais, n’a pas la langue dans sa poche. Pendant dix ans, il tient une rubrique mensuelle dans le journal CQFD sur le quotidien de son usine. Les luttes, les joies, la solidarité et les malheurs des copains ouvriers. Ce témoignage précieux, fait de portraits et de récits édifiants, devrait faire date dans la culture populaire.

    La première chose qui frappe, c’est la violence des rapports sociaux, la lutte des classes insurmontable, la distance incommensurable entre les cols blancs et les cols bleus. Jean-Pierre a bien du mal à se mettre à la place des cadres et des dirigeants, et je le comprends ! Dans de savoureux passages, il nous raconte les réunions avec la direction au siège social de Total à La Défense, les réunions avec les autres syndicats, notamment avec la CFDT, un syndicat plutôt de droite dans son usine.

    Un peu comme un ethnologue, l’auteur nous décrit la faune qui habite l’usine et l’occupation sociologique des lieux. Il montre comment les comportements individuels sont pris dans la vie collective de l’usine : les résignés, les lèche-culs, les révolutionnaires… On embrasse ici la culture populaire, l’attachement au lieu de travail et aux copains, mais on voit aussi combien la dégradation des conditions de travail a bien souvent raison des derniers moments conviviaux.

    Publié par les éditions Libertalia et disponible sur la boutique en ligne de mon association, ce texte m’a beaucoup plu, car il fait écho à mon histoire familiale et aux événements d’AZF puisque j’y étais.

    « Le PDG disant quasiment à chaque réunion : “La démocratie s’arrête aux bornes de l’entreprise”, ce qui n’est pas une information, mais qui, à force d’être asséné, donne une idée des gens qui nous dirigent. »

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    Retour aux mots sauvages Thierry Beinstingel 

    Lorraine connection Dominique Manotti 

    En crachant du haut des buildings Dan Fante

    La Tête hors de l'eau Dan Fante

    Un job pour tous Christophe Deltombe 

    La Violence des riches Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon

    Écologie et cultures populaires Paul Ariès

    La Fille derrière le comptoir Anna Dubosc

    Un petit boulot Iain Levison 

    Boulots de merde ! Enquête sur l'utilité et la nuisance sociales des métiers Julien Brygo et Olivier Cyran

    L’ordre moins le pouvoir Normand Baillargeon

    La Commune Louise Michel

    "La Commune n'est pas morte" Eric Fournier

    La révolte à perpétuité Sante Notarnicola

     

    1. Page 265. -2. Page 317. -3. Page 40. -4. Page 145.

     

    Je vous écris de l’usine
    Jean-Pierre Levaray
    Préface de Hubert Truxler, dit « Marcel Durand »
    Éditions Libertalia
    2016
    375 pages
    15 euros
    (dispo en poche sur alterlibris.fr, ma librairie associative)

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