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Jumelles
Saskia Sarginson
Marabout
2013
« Qu’avions-nous fait ? Qu’avions-nous vu ?
Quand et où1 ? »Isolte et Viola sont jumelles, mais elles ne se ressemblent plus. La première est rédactrice de mode, la seconde gît dans un hôpital. Isolte a besoin de contrôler sa vie pour l’apprécier, la seconde, maigre à mourir, fuit la vie, fuit son corps et ne se nourrit plus.
Autrefois inséparables, aujourd’hui, en 1987, elles ne se parlent presque plus. Que s’est-il passé ? Leurs secrets semblent enfouis, mais il suffit d’un petit quelque chose pour que la brèche s’ouvre et que nous entrons dans leur histoire.
« Vous êtes des enfants, vous ne pouvez pas comprendre2.»
Isolte et Viola avaient douze ans en 1972. Rose, leur mère, avait fuit l’Establishment et la bourgeoisie londonienne et s’était installée dans la campagne reculée du Suffolk, à l’Est de l’Angleterre. Rose aux pieds nus, qui voulait vivre en autosuffisance : vivre avec ce que la terre donnait et ce que nos mains pouvaient fabriquer. Rose qui cultivait son jardin et élevait deux brebis pour vivre, qui fabriquait de ses mains tout ce qu’elle pouvait pour ne rien acheter. Rose qui avait voulu que ses filles ne grandissent pas en ville, qu’elles soient proches de la nature. Rose qui avait tout quitté pour les élever.
« Il était tard. Issy et moi dessinions en écoutant la radio, assises devant la table de la cuisine. Maman préparait des pancakes, battant distraitement les œufs, le lait et la farine et augmentant le volume lorsqu’une bonne chanson passait. La musique la faisait danser autour de la table, se pencher, se balancer, les bras grands ouverts. Issy et moi échangions une grimace lorsqu’elle roulait des hanches et des fesses comme une femme de la brousse. Nous regardions avec défiance sa sexualité débordante. C’était notre mère et nous la voulions chaste et virginale3.»
Elles avaient une liberté infinie, même si Rose leur disait toujours que la liberté a un prix. Elles passaient leurs journée en forêt ou au bord de la mer, à faire comme tous les enfants : se créer un univers, jouer avec l’inconnu, croire aux légendes.
« Isolte n’avait pas peur. Elle voulait retenir ce moment : l’odeur du cheval et la chaleur de sa peau ; le poids de la respiration de Viola ; les garçons qui avançaient en traînant les pieds ; le martèlement régulier des sabots. Tout cela était connecté. Rien d’autre ne comptait. Elle aurait voulu voyager ainsi éternellement. Mais alors même qu’elle touchait du doigt le merveilleux sentiment d’appartenance à cet instant, elle était déjà en train de le perdre4.»
Elles étaient heureuses, ces filles sauvages. Mais quelque chose s’est produit, quelque chose d’irréparable qui a mis fin à leur enfance et les a éloignées du Suffolk.
Pour finir
Jumelles raconte l’enfance, quand nous gardions dans nos poches sales des cailloux, des coquillages ou des fleurs fanées, comme des talismans. Ce roman raconte nos trahisons irrémédiables, nos rêves de gamins, nos légendes et nos peurs. Il raconte le moment où nous découvrons que nos parents sont aussi des hommes et des femmes avec des sentiments, des pulsions, des peurs, et qu’ils cherchent le bonheur, comme nous.
Mais il raconte aussi quand, à la fin de l’enfance, avec l’éveil des sens et du corps, le cocon familial éclate et que chacun construit son identité et entreprend sa vie d’adulte. Il raconte comment les caractères se forgent et les changements qui apparaissent, alors que nous étions des enfants tous semblables puisque nous ne regardions pas les différences sociales comme le font les grands. Il raconte aussi avec nos yeux d’adultes quand nous revenons sur les lieux de notre enfance qui n’existent plus ou qui ont perdu leur magie.
Mais c’est aussi l’histoire des adultes qui tentent de s’extirper d’un mode de vie imposé, des hippies qui ont cherché, depuis les années 1970, une manière de vivre en harmonie avec eux-mêmes, avec les autres et avec la nature.
Jumelles est un roman efficace, bien mené, qui navigue d’une sœur à l’autre, entre le passé et le présent. Avec de tous petits pas, les éléments du puzzle se rassemblent. Si la narration est lente, c’est pour mieux laisser place aux souvenirs et à la nature. Une lecture sensible !
Lecture commune avec les blogs Le coin des livres et Chroniques littéraires
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Jumelles
(titre original : The Twins)
Saskia Sarginson
Traduit de l’anglais par Jérémy Oriol
Marabout
Collection Marabooks
2013
384 pages
19,90 euros
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Salon du livre de Paris
La Capitana
Elsa Osorio
Éditions Métailié
2012
La Capitana raconte comment Mika Etchebéhère, une Argentine révolutionnaire et communiste, est devenue capitaine d’une milice républicaine pendant la guerre civile espagnole.
« C’est en Espagne que se joue le sort du combat contre le fascisme, c’est là que la lutte est indispensable1. »
« Dans peu de temps elle sera sur le champ de bataille. Elle prendra des décisions, combattra aux côtés de ses miliciens, elle les nourrira, s’occupera d’eux, les encouragera. Et les fascistes ne passeront pas2. »
1936, Mika Etchebéhère est à la tête d’une milice anti-fasciste en Espagne. Dans les tranchées, elle est la seule femme à tenir un fusil, à subir les assauts des tanks et les tirs d’obus franquistes, et elle est même la capitaine de sa milice, composés de civils révolutionnaires sous-armés. Et pourtant, elle ne pensait pas un jour tenir un fusil dans ses mains. Qui est-elle ?
« C’était la révolution à l’état pur, celle dont nous avions rêvé depuis notre plus tendre jeunesse3.»
Mika Feldman, avec son compagnon, a quitté l’Argentine pour lutter aux côtés des révolutionnaires en Europe, d’abord en Allemagne où elle a vu la montée au pouvoir d’Hitler en 1933, en Espagne pendant la guerre civile, puis en Argentine pendant la Seconde Guerre mondiale. Même sans armes, elle n’aura de cesse de prendre part aux conflits, notamment en intégrant un parti politique ou en écrivant dans des revues communistes ou anarchistes.
« Pour cette révolution, ils ont renoncé à avoir un foyer, des enfants, ils ont choisi volontairement, avec le cœur et la raison, d’appartenir à une génération sacrifiée4.»
Mika est d’une génération pétrie d’idéalisme, qui a vu le monde basculer à cause de la Première Guerre mondiale, et capable de se mettre en marche pour changer le monde, par les mots ou par la force, quitte à renoncer à la vie « normale ». Cet idéalisme, elle le partage avec son fiancé Hippolyte, car La Capitana, c’est aussi une formidable histoire d’amour, une histoire de luttes sociales et politiques partagée passionnément avec son compagnon de toujours.
Pour finir
Mika Etchebéhère (1902-1992), une femme argentine au destin exceptionnel, a passé sa vie à lutter pour l’égalité, la liberté et la justice, que ce soit en participant à des revues politiques ou en prenant les armes pendant la guerre civile d’Espagne.
Très jeune, elle a été nourrie de l’idéalisme révolutionnaire et anti-capitaliste. Avec son compagnon Hippolyte, elle a mûri à travers la Commune de Paris, la révolution de 1917, et les textes de Marx et d’Engels. Elle est de ceux qui croyaient en la force des partis politiques pour renverser le pouvoir, et qui ont vu la classe ouvrière unie gagner en importance puis s’amenuiser dans la seconde moitié du vingtième siècle.
La Capitana est le résultat d’une enquête extrêmement documentée qui a duré des années. Avec son style polyphonique, Elsa Osorio a prêté avec talent ses émotions, ses mots, à la voix de Mika Etchebéhère et a rendu un hommage personnel, intime, à cette femme et à l’engagement politique. Un texte émouvant qui sort de l’oubli une femme extraordinaire, qui nous rappelle combien nous manquons de courage et d’idéalisme, qui nous rappelle le vrai sens du mot révolution.
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La Capitana
(titre original)
Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
Elsa Osorio
Éditions Métailié
Bibliothèque Hispano-américaine
2012
336 pages
20 euros
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