• La Dérobade Jeanne Cordelier Bibliolingus

     La Dérobade

    Jeanne Cordelier

    Hachette

    1976



    « Vas-y Sophie, éclate ton corsage, allume tes lampions, aiguise tes quenottes, arrondis ta hanche, cambre ta chute de reins ! Attaque… Hello boy, look at me, mon petit nom c’est Sophie, “Combien ton tarif, ma jolie1 ?”»

    On est en 1966. Sophie arpente tantôt les rues malfamées et les hôtels miteux de Paris, tantôt les maisons closes et les bars chicos, à la recherche du micheton. Elle nous raconte sa descente aux enfers quotidienne, oscillant entre l’argot parisien et un lyrisme hors du commun, une voix qui crie et qui susurre, une voix qui nous emporte dans l’essence même de la condition féminine.

    L’enfer de Sophie, ce sont les macs, ces briseurs de rêves, ces petits voyous cyniques, ces décomplexés de la gachette, ces machos qui cognent leurs « protégées » à la moindre contrariété. Ce sont les mères macquerelles, ces sanguinaires, ces esclavagistes qui exigent trente passes par jour en sept minutes chacune chrono. Ce sont ces clients qui ne cessent jamais d’affluer et de rouler sur les putes, ces monsieur-tout-le-monde, tantôt sadiques, obsédés sexuels, répugnants, tantôt attendrissants et amoureux. Ce sont les guerres de territoire et les coups bas des autres putains, mais aussi les rares amitiés entre filles, aussi belles que l’amour d’une mère.

    Ce sont aussi les nuits au commissariat, les prélèvements vaginaux dégradants, les faux cils qui s’enfuient dans les crises de larmes, les robes de pacotille et les talons hauts qui camouflent la détresse et l’envie d’en finir, les curetages à répétition auprès des « faiseurs d’ange » qui les traitent comme des chiennes.

    « Tu comprends, Maloup, nous ne faisons que traverser un long hiver, rien d’autre2. »

    Mais Sophie s’appelle en vérité Marie, et comme tant d’autres prostituées, elle s’est engouffrée dans les bras du premier homme qui a été capable de la faire sortir de l’enfer de sa famille et de sa condition sociale ouvrière. Mais elle n’a fait que basculer d’un enfer à l’autre, puisque, s’il y a toujours les coups dans la gueule, elle a troqué le viol pour le tapin.

    Dévastée par son enfance et son adolescence, sa soif d’amour et de bonheur sont si grands qu’elle est prête à tout quitter pour suivre le premier qui lui promet la plage, le soleil et la liberté. Malgré les coups, malgré les humiliations, elle a toujours l’espoir de se délivrer de la rue, des macs, et de rencontrer celui qui l’aimera comme une femme et pas comme une pute.

    « Toi qui dis toujours que tu te sens sale après une passe, rassure-toi, ils ne t’ont pas salie en profondeur, t’es propre, Loup, tu rayonnes dans la crasse3. »

    Mon avis

    « Attention, les hommes, la p’tite Sophie arrive ! Tamisez les lumières, faites pleurer le trombone, desserrez vos cravates, retirez vos vestons, gardez une main sur le morlingue, l’autre sur la bouteille. Cessez de baver. Retenez votre souffle. La voici, c’est elle4. »

    Sophie la putain entre en scène ! Femme esclave, femme battue, femme violée, son récit ébranle. Écoutez cette voix autobiographique qui crie dans sa prison, ce cœur si tolérant qui a tant d’amour à donner ! Elle raconte la prostitution de la femme, cette forme de prostitution qu’on ne veut pas voir et qui pourtant en dit long sur l’histoire des femmes.

    Son récit est nécessaire, car si le Paris d’aujourd’hui n’appartient plus aux ouvriers, et si un vent de mondialisation a soufflé sur la prostitution, les conditions de la prostitution sont les mêmes ; on a troqué l’avortement sauvage pour la contraception et la syphilis pour le sida.

    Mais Sophie ne se laisse pas apprivoiser par le lecteur si facilement. Il faut d’abord passer le cap de la première partie dont l’argot est ardu ; mais ensuite, elle se dévoile et laisse entrevoir la jeune fille issue d’une famille ouvrière et les traumatismes de son enfance. Dès lors, chaque mot cogne, son style lyrique et luxuriant éclate, mêlant vérité crue et métaphores sensibles, parvenant à faire jaillir le sublime dans l’horreur. Un texte exceptionnel, intemporel, poignant et nécessaire.

    « Ohé ! mes hommes, plutôt que de tendre vos verges, tendez-moi vos mains, ouvrez grands vos yeux. Vous êtes mon miroir, je suis prête à lécher vos plaies, à combler vos manques, à satisfaire vos vices. Il n’y a pas encore de place dans ma tête pour la haine, mais mon ventre est glonflé de vos injures et le moindre vaisseau y charie vos insultes. Mais, hâtez-vous, je vous en supplie, faites vite. Regardez-moi, je suis funambule sur le fil tendu du mépris, ne me laissez pas basculer dans l’indifférence. Rassemblez vos mains qui savent être douces. Tendez-les en un filet d’amour, qu’au moins si je chute ce ne soit pas pour rien»

    Lisez aussi

    Le Ciel tout autour Amanda Eyre Ward

    La Sauvage Jenni Fagan

    A suspicious river Laura Kasischke

    Des femmes et du style. Pour un feminist gaze Azélie Fayolle

    La Vie devant soi Romain Gary (pas de chronique)

    1. Page 385. -2. Page 211. -3. Page 188. -4. Page 259. -5. Page 217.

     

    La Dérobade
    Jeanne Cordelier
    Préface de Benoîte Groult
    Postface de l’autrice
    Éditions Phébus
    2007
    432 pages
    22 euros

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  • Allers-retours André Schiffrin

     

    Allers-retours

    Paris-New York.
    Un itinéraire politique

    André Schiffrin
    Liana Levi
    2007

    André Schiffrin retrace son parcours d’éditeur politique, de son exil aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à ses dernières années.

    L’homme et l’édition libre

    Lorsqu’on parle d’André Schiffrin, on parle surtout de sa carrière d’éditeur aux États-Unis et de celle de son père, Jacques Schiffrin, qui a créé la Pléiade, rachetée ensuite par Gallimard en 1933. Depuis qu’il a publié son premier livre en France, il y a quinze ans, André Schiffrin incarne en France l’édition libre, indépendante des pressions économiques et politiques, et exigeante.

    Dans ce récit de souvenirs, Schiffrin revient sur sa carrière de presque trente ans au Pantheon, la prestigieuse maison new-yorkaise où avait également travaillé son père. Il revient sur les auteurs qu’il a publiés et qui sont désormais mondialement connus, comme Noam Chomsky et Eric Hobsbawn. Une à une, les maisons d’édition ont été absorbées par des groupes qui ont fait de leur business non pas les livres mais les maisons d’édition elles-mêmes : entre fusions et rachats, les maisons devaient obtenir 20 % de bénéfice, alors que le secteur tourne autour de 3 %. Quand sa propre maison a été rachetée, il a démissionné et monté en 1991 The New Press, une maison d’édition au statut associatif qui a acquis une grande aura aujourd’hui.

    Schiffrin n’a pas seulement revendiqué la nécessité d’une édition libre, mais aussi d’une presse libre. Les médias, télé, presse écrite et web, sont sous le joug de la rentabilité, laquelle exige davantage d’annonceurs publicitaires pour financer l’entreprise. Et qui dit publicité dit besoin d’augmenter l’audience. Et l’exigence d’une plus forte audience passe par la baisse des contenus, devenant de plus en plus spectaculaires, humiliants, violents, haineux, réactionnaires, stupides, réducteurs, falsifiés. Schiffrin prouve par son parcours que ce sont nos médias qui forgent notre représentation du monde.

    L’homme et la politique

    De Schiffrin, on connaît moins son histoire personnelle. Allers-retours retrace son exil aux États-Unis lorsque son père a été renvoyé par Gaston Gallimard en 1939 parce qu’il était juif. Il raconte sa nouvelle vie à New York et le début de son engagement politique lors du Maccarthysme et de la guerre froide qui ont tué le communiste, et même l’idée du « social », sur le sol américain. Lui-même, de par son histoire familiale et le contexte dans lequel il a grandi, se revendique d’un socialisme modéré.

    Son témoignage rappelle combien les États-Unis et l’URSS se sont érigés en souverains par la manipulation et la force armée (en Amérique du Sud pour l’un et en Europe de l’Est pour l’autre). Schiffrin lui-même, en tant que leader de son parti étudiant socialiste, a été financé par la CIA pour aller prêcher la liberté de parole américaine en Europe, à une époque où, justement, l’hystérie anti-communiste ambiante muselait les esprits.

    Pour finir

    Lorsqu’on parle de Schiffrin, on pense effectivement à l’éditeur qui a pris position pour l’édition indépendante et contre les grands groupes, au Français qui a vécu à New York, partagé entre deux cultures qu’il n’aura eu de cesse d’analyser et de comparer.

    On pense moins à Schiffrin issu d’une famille d’intellectuels aisée qui a gravité autour de grands noms, comme Gaston Gallimard, André Gide, Roger Martin du Gard, Hannah Arendt et d’autres ; à celui qui a intégré de brillantes universités par cooptation et qui a suivi les traces de son illustre père. Si ces souvenirs sont passionnants, plein de perles rares (lorsqu’il rencontre Gide et Gallimard à 13 ans), le parcours de Schiffrin valide néanmoins la théorie bourdieusienne qui érige le capital social en facteur de réussite, ce qui fait forcément écho à l’édition parisienne fermement délimitée par le conservatisme, la cooptation et le snobisme petit-bourgeois.

    Schiffrin renvoie à la définition de l’éditeur contemporain : du talent pour sentir les débats publics et aller à la rencontre des auteurs divergents, et la capacité à emmener les siens, éditeurs et auteurs, vers une nouvelle aventure éditoriale. En homme discret, il a écrit des souvenirs politiques empreints de pudeur et de modestie. Il n’a pas évoqué sa vie personnelle mais seulement sa vision du monde, car c’est précisément ce qu’on attend de son témoignage — la vie privée reste privée.  

    Refermer Allers-retours, c’est remercier une nouvelle fois Schiffrin de m’avoir fait découvrir l’édition et d’avoir donné un sens à mon métier. Écrire cette chronique, c’est lui dire au revoir et regretter de ne pas avoir réussi à le rencontrer. À nous de prendre la relève, de porter haut notre idéal pour que le monde nous écoute.

    Du même auteur

    L'édition sans éditeurs André Schiffrin L’Édition sans éditeurs
    dans Essais
    Le Contrôle de la parole André Schiffrin  Le Contrôle de la parole
    Le livre, que faire ? Collectif Le Livre : que faire ?
    Collectif dont André Schiffrin
    dans Essais
     L'argent et les mots André Schiffrin L’Argent et les mots

     

    Lisez aussi

    La Trahison des éditeurs Thierry Discepolo 

     La Trahison des éditeurs
     dans Essais

     

     

    Allers-retours
    Paris-New York. Un itinéraire politique

    André Schiffrin
    (A Political Education, titre original)
    Traduit de l’anglais par Franchita Gonzalez Batlle
    Éditions Liana Levi
    2007
    288 pages
    22 €

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  • Luz ou le temps sauvage Elsa Osorio

    Salon du livre de Paris 

    Luz ou le temps sauvage

    Elsa Osorio
    Éditions Métailié
    2000

    Luz, née en 1976 en Argentine pendant la dictature militaire, raconte comment elle a découvert qui étaient ses vrais parents.

    « Je veux connaître la vérité, quelle qu’elle soit1. »

    Lorsque Luz donne naissance à son fils Juan, des sensations confuses remontent à la surface. Elle a le sentiment que sa mère Mariana, si distante et glaciale, n’est pas sa vraie mère. Sa relation avec elle, ainsi qu’avec le reste de sa famille bourgeoise, est conflictuelle : à chaque fois que Luz fait quelque chose qui sort des conventions, voilà qu’on accuse les gênes de Luz, comme si c’était une fille de rue, une fille de rien. Luz, troublée depuis la naissance de son fils, part en quête de son identité.


    « Combien d’enfants disparus, combien dont on ignore l’existence2. »

    Comme Luz, ils sont plusieurs centaines d’enfants, nés entre 1976 et 1983, à avoir grandi auprès de parents qu’ils croient/ont cru être les leurs. Durant la dictature militaire, une véritable chasse aux sorcières a déferlé sur le pays ; des milliers de militants communistes, des « subversifs », des « terroristes » en quête de démocratie, ont été enlevés, torturés, tués, anéantis. Et parmi eux, des mères séparées de leurs enfants. Difficile de les retrouver sous leur nouvelle identité, surtout quand leurs parents sont morts et que leurs familles se trouvent démunies face à l’immense silence de la junte militaire.

    « Nous luttons pour la vie, mais pour une vie différente de celle que propose le système bourgeois, nous luttons pour la vie au sens plein et précis du mot, une vie digne de toute une humanité collectivement réalisée3. »

    Pour finir

    Des années plus tard, Luz raconte la vérité sur sa naissance et sur ses vrais parents. Elle raconte l’impuissance et la douleur des familles dans une époque où rêver de démocratie était une condamnation à mort. Elle raconte l’aveuglement de ceux qui sont proches du pouvoir et qui refusent de voir que l’épuration est perpétrée par leurs maris, leurs pères, leurs frères. Elle raconte aussi l’acharnement des Grands-mères de la place de Mai qui ont tenté de retrouver les enfants disparus, même si peu d’entre eux ont été révélés sous leur vraie identité.

    On découvre très tôt qui sont les vrais parents de Luz, Elsa Osorio a choisi de raconter les événements de manière chronologique. La teneur du roman n’est pas : qui sont ses vrais parents, mais plutôt, comment va-t-elle remonter la piste de ses origines ? Il n’empêche que l’intensité est au rendez-vous, même si davantage d’éléments historiques concernant la dictature méritaient leur place. D’entrée de jeu, Luz nous plonge dans ses origines obscures, sans répit ni poésie, délivrant la parole de ses parents, de ses oncles et tantes, sur vingt ans d’histoire, usant parfois du « tu » qui dévore le lecteur dans ces horreurs.

    Voilà donc un roman fort qui fait remonter à la surface les « temps sauvages » de l’Argentine largement impunis, et qu’il ne faut pas effacer des mémoires, d’autant que des horreurs pareilles arrivent encore dans le monde. Si vous vous intéressez à l’Argentine, un détour par ce livre s’impose !

    « Tu penses que ceux qui militaient, ou qui avaient simplement des idées différentes des tiennes, méritaient qu’on leur mette le corps en bouillie, qu’on les humilie, qu’on les assassine, ou qu’on les brise idéologiquement en les obligeant à une trahison douloureuse4 ? »

    De la même autrice

    La Capitana

    Littérature d'Amérique du Sud

     

    1.  Page 298. -2. Page 287. -3. Page 184. -4. Page 208.

     

    Luz ou le temps sauvage
    (A veinte años, Luz, titre original)
    Traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry
    Elsa Osorio
    Le Seuil
    Collection Points
    2010
    480 pages
    8 euros

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