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    À l'occasion de la 34e édition du Salon du livre de Paris, du 21 au 24 mars, je vais publier quelques articles de romans argentins ! Découvrez pour commencer quatre romans argentins :

    Les Veuves du jeudi de Claudia Piñeiro, un roman captivant et glaçant sur les quartiers résidentiels privilégiés de Buenos Aires.

    La Malédiction de Jacinta de Lucía Puenzo qui raconte ce que sont devenus les enfants stars d'une télénovela mythique après une gloire aussi fulgurante qu'éphémère.

    Wakolda du même auteur, qui incarne Josef Mengele, le tristement célèbre médecin nazi en fuite à travers l'Argentine.

    L'Employé de Guillermo Saccomanno, un roman dystopique sur une ville où règnent la violence, l'individualisme et la misère.

    Bonne lecture !

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  • Les Veuves du jeudi Claudia Pineiro Bibliolingus

    Salon du livre de Paris 2014

    Les Veuves du jeudi

    Claudia Piñeiro

    Actes sud

    2009

    Les « veuves du jeudi », ce sont ces desperate housewises des quartiers résidentiels hautement sécurisés de Buenos Aires qui voient leurs maris se réunir et discuter le jeudi soir. Privées de leurs maris, elles se regroupent et s’occupent de leur côté. Sauf que lors d’une de ces réunions, les corps des hommes ont été retrouvés dans la piscine.

    « La pelouse était un véritable tapis, d’un vert intense, immaculé, sans tache1. » 

    À La Cascada, l’herbe y est véritablement plus verte qu’ailleurs. Les maisons sont aussi plus belles, les habitants y sont plus beaux, plus liftés, plus siliconés. Virginia Guevara, l’agent immobilier de ce quartier résidentiel appelé « country », note sur son carnet rouge tout ce qui se passe à La Cascada. A travers elle, on entre dans le monde clôt et secret de ce quartier érigé autour d’un complexe sportif gigantesque. Le golf, le tennis, la piscine sont pour les hommes après leur travail ; la peinture, les jeux de carte et la décoration intérieure sont pour les femmes.

    « Teresa sortit de sa poche une bobine de fil de couleur ocre et, avec le concours de Lala, elle attacha la plante. “C’est du fil de sisal recyclé ; ne laisse jamais personne utiliser dans ton jardin autre chose que du matériel biodégradable.” Lala l’aida à nouer l’attache du papyrus. “Tu t’imagines, les siècles passent, nous aussi, et le plastique, lui, il reste là. En parlant de plastique, tu ne devais pas te refaire les nichons cette année ?” “Oui, mais je vais attendre un peu que Martin soit moins obsédé par le fric, sinon il va me faire une crise de nerfs.” “Attends pour la silicone, mais pas pour la pelouse. D’ici quelques mois, il aura retrouvé du boulot et, dans ton parc, ce sera la misère2. »

    Ce sont de vraies desperate housewives, et c’est le cas de le dire. À l’intérieur de La Cascada, tous les yeux sont tournés vers les États-Unis. Ces familles, qui aspirent aux valeurs américaines, visent les écoles d’excellence pour leurs enfants, qui doivent parler couramment l’anglais afin de vivre aux États-Unis plus tard.

    Sauf que La Cascada, située près de Buenos Aires en Argentine, est cernée de quartiers pauvres. Mais d’ici, derrière les deux rangées de clôtures joliment cachées par des haies (et surveillées par la milice privée), on ne voit rien, sinon le ciel bleu au-dessus des têtes. Le monde extérieur est lointain, étranger. Et plus il est inconnu, plus il fait peur. Même si les habitants de La Cascada pensent à organiser une œuvre de charité de temps à autre, histoire de “penser à tous ces malheureux”… Imaginez l’avenir des enfants qui sont nés au sein de ces quartiers résidentiels, érigés depuis les années 1980, et qui n’ont jamais connu le monde...

    « Imagine-toi en train de passer en voiture… du vert… du vert… du vert… du jaune, beurk, on arrive chez les Urovich! »

    À La Cascada, l’argent coule à flots. Du moins en apparence, car même si ses habitants se tiennent à l’écart du monde, la crise que traverse l’Argentine s’immisce à l’intérieur, insensible aux clôtures électriques. Et quand on n’a plus d’argent, il faut continuer à créer le tourbillon autour de soi et de sa famille, il faut s’évertuer à créer l’illusion que tout brille encore et pour toujours.

    « Beaucoup de nos voisins avaient cru, à tort, que l’on pouvait vivre éternellement en dépensant tout ce que l’on gagnait. Et les sommes que l’on gagnait n’étaient pas rien, et cette manne semblait éternelle. Mais un jour, alors que personne n’avait rien vu venir, le robinet ne coulait plus et ils se retrouvaient dans la baignoire, couverts de savon, à regarder la pomme de douche d’où plus la moindre goutte ne sortait4. »

    Derrière les apparences, tout n’est pas aussi lisse qu’on veut nous le faire croire. Pour vivre à La Cascada, il importe d’être comme les autres et de ne se fâcher avec personne, car ici les gens sont influents. En fait, moins on se connaît, plus on s’apprécie. Mais dans cette forteresse de luxe, de loisirs et de peurs, tout finit par se savoir.

    Mon avis

    Les Veuves du jeudi est un roman captivant parce qu’il décrit de l’intérieur toute la violence symbolique qui règne au sein de ces quartiers résidentiels hautement sécurisés. La tension est constante : se soucier à chaque instant de ce que notre famille montre, de ce que les voisins perçoivent ou entendent, et cacher à tout prix l’échec et la honte. Toute l’énergie est dépensée en une succession de petites actions perpétrées pour paraître et faire que le bonheur continue à rester lisse et normal. L’obsession des apparences est si ancrée qu’elle se confond avec l’honneur et l’amour propre. On atteint alors des degrés de superficialité et de souffrance glaçants. Jusqu’à quel point doit-on sauver les apparences ?

    Pourtant, le monde extérieur avec sa propre violence est à leurs portes. À travers Virginia et les autres desperates housewives, on opère des glissements successifs de plus en plus tendus vers ce jour de septembre 2001 où trois maris sont retrouvés morts dans la piscine.

    La violence est aussi dans le désir illusoire de vouloir se replier, de vivre dans le communautarisme, désir de vivre entre soi qui habite les classes privilégiées des pays du monde entier et qui ne fait qu’accentuer la ségrégation des peuples et la peur de l’autre.

    Lisez aussi

    Lucia Puenzo La Fureur de la langouste

    Chimamanda Ngozi Adichie Nous sommes tous des féministes

     
    1. Page 19. -2. Page 179. -3. Ibidem. -4. Page 265.

     Les Veuves du jeudi

    (Las Viudas de los jueves, titre original)

    Traduit de l’espagnol (Argentine) par Romain Magras

    Claudia Piñeiro

    Actes sud

    2009

    320 pages

    23 euros

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  • Les Nouveaux Intellos précaires Rambach Bibliolingus

    Les Nouveaux Intellos précaires

    Anne et Marine Rambach

    Stock

    2009

     

    « “Dans nos bras, Christine !” C’est littéralement un cri d’amour qui s’élève de nos bouches en ce mois de février 2008 quand Le Point révèle que Christine Ockrent est rémunérée 120 000 euros par an pour sa pige à France 24. Enfin ! Enfin, une pigiste obtient la juste rétribution de son travail ! Enfin, une pigiste a su taper du poing sur la table et dire à son patron : “Non, je refuse de vivre dans la misère et le mépris ! Je suis compétente, je suis créative, je suis un bénéfice et non un coût pour votre entreprise ! Je ne travaillerai pas en dessous du tarif syndical. Et même, je veux un peu plus1.”»

    « Il y a bien longtemps que la précarité n’est plus marginale2 » 

    Anne et Marine Rambach, huit ans après Les Intellos précaires Rambach, refont un état des lieux grâce à une nouvelle série d’entretiens qualitatifs. La première partie des Nouveaux Intellos précaires est une redite du premier volume, puisque les intellos précaires existent toujours – et semblent même de plus en plus nombreux, même si le chiffre est difficile à évaluer.

    En revanche, la seconde partie propose une démarche intéressante : chaque secteur – journalisme, édition, recherche, enseignement, audiovisuel – fait l’objet d’un chapitre détaillé sur les évolutions professionnelles et législatives, comme la loi Aubry sur les 35 heures et son impact sur le travail précaire. Les changements propres à chaque secteur ont entraîné une accentuation de la précarité, mais en sens inverse, la précarité entraîne une baisse progressive de la qualité du travail qui a des conséquences de plus en plus visibles.

    « La précarisation est l’un des moyens de contrôler les idées en circulation. Des intellectuels éjectables et, pour une part, préoccupés d’abord de leur simple subsistance n’offrent absolument pas le même potentiel de résistance3. »

    Parmi les secteurs concernés, on peut évoquer tout particulièrement la précarité dans la presse et chez les éditeurs, mais d’autres précarités, moins connues, existent : les enseignants vacataires, les doctorants et les post-doc dans la recherche, les scénaristes de la télévision.

    « Le travail ne manque pas. Seulement les CDI4. » 

    « Que ce soit pour des motifs de politique interne (museler les revendications de la profession), ou de politique externe (limiter l’impact critique des journalistes sur la vie politique et sociale), les journalistes subissent peu à peu une mise au pas. Que la bonne gestion (rééquilibrer les comptes, rentabiliser les structures) rejoigne l’affaiblissement de la corporation est sans doute un simple (et heureux) hasard5. »

    Le succès de la presse gratuite et l'exigence toujours plus grande de rentabilité ont entraîné une plus forte précarisation des journalistes. Le journalisme de terrain est de plus en plus rare : les pigistes et les salariés pressurisés ne quittent plus leur siège. Ils doivent rendre leur travail vite (car l’information est intrinsèquement liée au temps), avec un budget inexistant et une équipe en sous-effectif. Dès lors, il n’est plus possible de se déplacer pour enquêter soi-même, rencontrer les interlocuteurs, vérifier les sources. On se contentera d’un bureau, d’une chaise, d’un ordinateur avec une connexion internet et d’une ligne téléphonique... Derrière cette génération de journalistes sédentaires, les grands patrons, Bouygues (TF1), Lagardère (Paris Match, Europe 1), Bolloré (Direct 8), ont mangé dans la main de Sarkozy qui a durablement régulé la dérégulation.

    « Ah, l’intello précaire ! Quel rêve... C’est l’intello à prix discount. Un bac + 5 pour le prix d’un plombier polonais6. » 

    La production de livres augmente considérablement. Alors qu’en 2000 on comptait 52 000 nouveautés (nouvelles éditions et rééditions confondues), on en compte 79 000 en 2010 (dont 40 000 nouveautés). La concentration semble aller de pair avec la surproduction, puisque les effectifs stables ne cessent de diminuer. La concentration massive dans l’édition, qui oppose Hachette et Editis à une multitude de toutes petites structures, a drastiquement réduit la masse salariale (sans plan social, sans médiatisation, mais au compte-gouttes). Tous les intellos externalisés, les traducteurs, les maquettistes, les attachés de presse, les éditeurs délégués, travaillent avec des budgets de plus en plus réduits qui affectent la qualité des livres, dans l’indifférence générale, dans la multitude des autres livres.

    « Les bac + 5 connaissent cependant plus le chômage et la précarité que les bac + 2 (mais moins que les bac tout court)7. » 

    Quant aux doctorants, ils sont peu financés par l’État pour mener leur thèse. Si les thèses sur les sciences dites « dures » sont plus financées que celles sur les sciences humaines et sociales, les bourses ne dépassent pourtant pas trois ans : or, la grande majorité des thésards consacrent quatre à cinq ans de recherche pour faire aboutir leur projet. Les doctorants travaillent donc en parallèle, ce qui augmente le taux d’abandon de la thèse. En France, contrairement à d’autres pays, c’est un parcours du combattant pour devenir chercheur, et encore plus pour obtenir un poste stable. Cette fuite des cerveaux s’explique aussi parce que les employeurs méprisent les docteurs qui choisissent pour beaucoup de travailler à l’étranger où leurs métiers sont valorisés.

    La mise en place en 2006 de l’ANR (Agence de financement de la recherche) a modifié le rapport à la recherche : en fonctionnant par appels à projet d’une durée de trois ans (ce qui est court pour la recherche), elle a poussé les laboratoires à privilégier les CDD et impose la rentabilité sur chaque projet. Or, l’objectif du chercheur est de... chercher. Pas automatiquement de trouver. La pression exercée sur les chercheurs précaires encourage la fraude scientifique par le bidouillage des résultats.

    Mon avis

    « Ah, le précaire jetable, il est motivé ! Ultramotivé même. Il est performant, il est productif, il ne s’endort pas sur les lauriers que nul ne songe à lui décerner. Il y a du potentiel chez le précaire, un petit truc en plus, un je-ne-sais-quoi, sans doute le supplément d’âme que lui confèrent la concurrence, la faim et la terreur du lendemain8. »

    Au résultat, la situation des intellos précaires se serait dégradée. En tant que variable d’ajustement de la masse salariale, ils sont dévalorisés. D’une manière constante, la mise sur sellette des travailleurs n’apporte pas une meilleure qualité de travail mais force l’individu à développer des stratégies pour satisfaire l’employeur au détriment de la qualité du travail. La précarité pousse à tricher avec son métier. Les plus intègres changeront de métier ou l’exerceront comme des puristes ; les autres s’accommoderont de “cette nouvelle manière de travailler”.

    Si ces thèmes sont traités plus en détail dans d’autres ouvrages, ils sont agrémentés ici des témoignages de personnes qui ont vécu les bouleversements économiques et sociaux, comme le rachat des maisons d’édition d’Editis par Vivendi puis Planeta. En ce sens, malgré un aspect fastidieux pour celui qui connaît les enjeux des secteurs de la culture et de l’information, cette suite apporte une valeur ajoutée des mouvements de l’intérieur.

    Mais derrière tout ça, une idée forte émerge : si Sarkozy, alors Président, figure en première place au rang des accusés, avec ses lois qui visent le monde de la culture, du savoir et de l’information, il n’est pas le seul fautif. Certes, il n’y a pas de cohésion sociale de la part des intellos précaires parce qu’ils sont individualistes (ce qui est propre aux professions créatives mais aussi aux secteurs concurrentiels). Mais cette absence de cohésion est imputable aux employeurs qui s’attachent à négocier les salaires au cas par cas. De fait, Hachette fait pression au Syndicat national de l’édition pour que la négociation des salaires se fasse individuellement ; au résultat, les salaires de l’édition, au regard d’une grande majorité de hauts diplômés, sont assez bas. Cette façon de placer le travailleur seul face à l’entreprise, démuni et impressionné par un rapport de force inégal, est une stratégie pour pressuriser la masse salariale au maximum et empêcher la solidarité.

    Une nouvelle fois, les auteurs préconisent aux intellos précaires de discuter le prix du travail, de ne pas « casser les prix », d’exiger un contrat, de contacter les autres travailleurs précaires et les organisations professionnelles du secteur, en vue de se solidariser. Le travail d’Anne et Marine Rambach a contribué à donner un nom à cette population invisible, et c’est un grand pas social et politique, mais la cohésion semble utopique.

    Enfin, la démarche d’Anne et Marine Rambach laisse une interrogation : le livre a été publié (par choix ou par défaut) chez Hachette (Stock, Fayard). Si la pieuvre permet une diffusion de grande envergure que n’aurait pu assurer une édition indépendante critique, les auteurs ont-elles pu s’assurer que leur livre n’avait pas été édité par un intello précaire, ou encore par l’un des 800 000 stagiaires annuels en France ?

    Des mêmes autrices

    Les Intellos précaires

    Lisez aussi

    Correcteurs et correctrices, entre prestige et précarité Guillaume Goutte

    Édition. L’envers du décor Martine Prosper

    Journalistes précaires, journalistes au quotidien Collectif (100e chronique du blog)

    Boulots de merde ! Enquête sur l'utilité et la nuisance sociales des métiers Julien Brygo et Olivier Cyran

    Voir aussi

    Génération précaire

    Sauvons la recherche

     

    1. Page 277. -2. Page 44. -3. Page 439. -4. Page 204. -5. Page 226. -6. Page 168. -7. Page 49. -8. Page 181.

    Les Nouveaux Intellos précaires

    Anne et Marine Rambach

    Éditions Stock

    2009

    448 pages

    22,50 €

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