• Rêve général Nathalie Peyrebonne Bibliolingus

     Rêve général

    Nathalie Peyrebonne

    Phébus

    2013

     

    « Il y a quelque chose qui cloche, mais quoi donc? »

    Au départ, ce sont des choses anodines, comme un footballeur, face à son ballon, face au gardien de but, qui ne fait pas son pénalty. Il regarde autour de lui, les caméras du monde sont braquées sur lui mais il ne frappe pas. Il rentre au vestiaire. Ou comme le président qui ne fait pas son discours le 1er janvier mais le 4 janvier. Pourquoi le 4 ? Il se foutrait pas de notre gueule, le président ? 

    Et puis, lors de cette étrange journée, on rencontre Céleste, Edmond, Lucien, Louis, Bertrand. C’est une journée étrange parce que les actes les plus inhabituels, les plus incongrus, semblent possibles. C’est l’occasion peut-être de se dévoiler, de révéler un peu de soi, de ce qu’on aurait voulu être dans une autre vie.

    L’occasion de rêver ; de glisser un peu de fantaisie dans la vie, d’imaginer autre chose qu’une « petite vie mesquine pas vraiment choisie2 », subordonnée à une puissance invisible à laquelle on doit obéir.

    « Alors quoi ? Alors rien. La preuve juste que l’on vit tous dans un tunnel, conducteur de métro ou pas. À se lever tôt pour aller se jeter dans notre quotidien et gagner notre pain quotidien par un labeur quotidien, à rentrer crevés pour aller vivre un peu, allez, tout de même, c’est important la vie, la vie en rose, la vie en noir, c’est la vie, parfois même, dans la vie, on fait des enfants, on tombe amoureux — sans toi ma vie ne rime à rien —, n’allez pas croire, c’est fou ce qu’on arrive à faire quand on n’a le temps de ne rien faire. Le travail, divinité moderne à adorer sans s’arrêter au fait qu’il est censé nous apporter notre pitance, car le Travail, a dit le Président hier soir dans ses vœux, le Travail est une valeur, n’est-ce pas, une Valeur Fondamentale, pas comme l’oisiveté, n’est-ce pas, mère de tous les vices et de tous les emmerdements pour tous les gouvernements3. »

    L’occasion de ne plus obéir au Président qui gesticule, qui vocifère, qui ordonne aux Français de travailler plus, parce que le travail est la valeur de la patrie. Travailler plus ? Pour quoi ? Pour voir les riches plus riches et les pauvres toujours plus pauvres ? Pour voir la richesse et la misère nous éclabousser les yeux ? Pour pouvoir enfin répondre au harcèlement de la consommation ? Acheter ceci, acheter cela, comme si on avait besoin d’autant de choses.

    « ... ce connard de Président, vous avez vu les voeux à la télé l’autre jour ? Le gars, dans son petit berceau élyséen, il fait ses réformes, il crie et tempête, et nous on est censés obéir comme à un sale gosse trop gâté4. »

    Mon avis

    Rêve général raconte cette journée extraordinaire où les personnages vont croiser des tartes à la crème, de somptueux cornichons, du PQ au thé vert, et même la déesse Occasion. Pourquoi cette journée est-elle si différente ? Parce que les personnages ne réfléchissent pas à leurs actes, ils agissent parce que c’est le moment ; parce qu’ils s’abandonnent à l’élan dans leur cœur qui leur dit : stop, c’est assez. Parce que les gens veulent juste avoir du temps pour eux, du temps qui n’est ni dicté ni compté, parce qu’on ne peut pas être heureux quand tout va si vite. Parce qu’ils n’ont plus confiance en les hommes politiques qui réforment sans rien réformer, surtout pas. Mais avant tout, cette journée est différente parce que les gens vont à la rencontre de l’autre et s’écoutent. Ils se métamorphosent, sortent de l’enlisement. Ils parlent d’un bien-être commun.

    Le texte, qui est composé de chapitres de trois ou quatre pages, met en scène les personnages à tour de rôle, mêle les pensées et les dialogues dans un style indirect libre approprié. L’ensemble est rythmé et bien agencé, mais ce qui compte, au fond, ce ne sont pas tant les personnages, c’est l’idée qu’ils portent ensemble. Le jour où les gens en auront vraiment marre, un mouvement d’ampleur naîtra, pas forcément dans la forme qu’on imagine, et probablement désordonné, mais il naîtra. Rêve général, publié par les éditions Phébus, évoque une idée forte et pas si fantaisiste que ça.

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    Rêve général

    Nathalie Peyrebonne

    Préface de Claude Pujade-Renaud

    Phébus

    Collection Littérature française

    2013

    160 pages

    13 euros

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  • au-revoir la-haut pierre lemaitre bibliolingus

    Rentrée littéraire 2013 et prix Goncourt 2013

    Au-revoir là-haut

    Pierre Lemaitre

    Albin Michel

    2013

    Les gueules cassées, des laissés-pour-compte

    Albert et Édouard ont survécu à la grande guerre. Enfin, survivre, c’est un bien grand mot. Le premier est devenu paranoïaque, le second est une gueule cassée.

    Après quatre ans de solitude, de terreur, de douleur, loin de ceux qu’on aime, Albert est sorti des tranchées, mais la vie au-dehors semble pire. Albert, un jeune homme émotif, naïf, impressionnable, souvent indécis et lent à réagir, toujours angoissé, mais foncièrement gentil et touchant, a pris sous son aile Édouard dont il prend soin comme son fils. L’un et l’autre se sont sauvés la vie ; quel mal leur a pris ? Car maintenant, leur destin est scellé.

    « ... c’est une très mauvaise idée qu’il a là, Édouard, de s’imaginer que le soldat n’est peut-être pas tout à fait mort, une idée qui va lui faire plus de mal encore, mais voilà, c’est ainsi, maintenant qu’il y a ce doute, cette question, il faut absolument qu’il vérifie et c’est terrible pour nous, de voir ça. On a envie de lui crier, laisse, tu as fait de ton mieux, on a envie de lui prendre les mains, tout doucement, de les serrer dans les nôtres pour qu’il cesse de bouger comme ça, de s’énerver, on a envie de lui dire ces choses qu’on dit aux enfants qui ont des crises de nerfs, de l’étreindre jusqu’à ce que ses larmes se tarissent. De le bercer, en somme. Seulement, il n’y a personne autour d’Édouard, ni vous ni moi, pour lui montrer le bon chemin et, dans son esprit, est remontée de loin cette idée que Maillard n’est peut-être pas vraiment mort. Édouard a vu ça une fois, ou on le lui a raconté, une légende du front, une de ces histoires dont personne n’a été le témoin, un soldat qu’on croyait mort et qu’on a ranimé, c’était le cœur, il a redémarré. » 

    Albert, il aurait bien voulu retrouver son emploi de comptable comme avant la guerre, avoir une femme et, pourquoi pas, des enfants. Mais sa condition de démobilisé, ses traumatismes qui le font sursauter à chaque instant, et sa responsabilité envers Édouard lui font découvrir ce qu’est la vie des démobilisés.

    Eh bien, les survivants de la grande guerre, la société ne les assume pas, elle veut même les oublier et passer à autre chose, construire l’avenir. Par contre, les vrais héros, ceux qui sont morts au front, le gouvernement et les Français tiennent à ériger des monuments commémoratifs à leur intention.

    Ces deux hommes, bousculés dans la misère, traités comme de la merde, mettront le doigt dans l’engrenage. Un premier mensonge, puis un deuxième. Impossible de faire machine arrière, mais comment s’en sortir décemment, juste vivre, avec trois sous ? Poussés à bout par une société qui tarde à leur donner une place, les voilà embarqués dans de sales affaires.

    Le commerce de la guerre

    D’autres s’en sortent beaucoup mieux, après la grande guerre. En faisant de l’érection des monuments aux morts et des nécropoles un vrai business. Dans Au-revoir là-haut, on en croise pas mal des pourris, mais celui qui tient le haut du pavé, c’est bien Henri d’Aulnay-Pradelle, un aristocrate déchu qui a approché le sommet de la hiérarchie militaire et qui, après l’armistice, a flairé le filon : revendre les stocks militaires par exemple. Mais quand il signe un contrat avec l’État pour déterrer tous les corps des soldats enterrés à la va-vite pendant la guerre et construire des cimetières militaires, c’est la poule aux œufs d’or. Avec plus d’un million de morts, c’est une aubaine ! Parce que Pradelle, c’est le plus calculateur, le plus cupide (et le moins étouffé par la morale), quitte à laisser des cadavres derrière lui autres que ceux des Allemands. Obsédé par la fureur de retrouver sa place dans la société, de retrouver son rang, lui, le dernier des Aulnay-Pradelle, il est prêt à tout.

    Mais, même avec un gouvernement aussi corrompu, il sera difficile pour lui de mener des arnaques aussi colossales quand toute la France a les yeux rivés sur ses morts, davantage que sur ses survivants.

    « Médiocre en tout, presque toujours ridicule, Labourdin était le genre d’homme qu’on pouvait placer n’importe où, qui se montrait dévoué, une bête de somme, on pouvait tout lui demander. Sauf d’être intelligent, immense bénéfice. Il portait tout sur son visage, sa bonhomie, son goût pour la nourriture, sa lâcheté, son insignifiance et surtout, surtout sa concupiscence. Incapable de céder à l’envie de dire une cochonnerie, il braquait sur toutes les femmes de lourds regards de convoitise, notamment sur les bonniches à qui il pelotait le cul dès qu’elles se retournaient, et il allait auparavant au bordel jusqu’à trois fois par semaine. Je dis “auparavant” parce que, sa réputation s’étant progressivement étendue au-delà de l’arrondissement dont il était le maire, beaucoup de quémandeuses se pressaient à sa permanence dont il avait doublé les jours, et il s’en trouvait toujours une ou deux disposées à lui éviter le déplacement jusqu’au bobinard en échange d’une autorisation, d’un passe-droit, d’une signature, d’un coup de tampon. Il était heureux, Labourdin, ça se voyait tout de suite. Ventre plein, couilles pleines, toujours prêt à en découdre avec la prochaine table, avec les prochaines fesses. Il devait son élection à une petite poignée d’hommes influents sur lesquels M. Péricourt régnait en maître. »

    Mon avis

    Au-revoir là-haut est une œuvre magistrale qui semble avoir été écrite dans la colère. Cette œuvre raconte l’écœurante cupidité sans fin des hommes de pouvoir, celle plus pitoyable des misérables qui tentent juste de survivre. Ici, on fustige sans cesse l’auto-satisfaction, les mesquineries, les petitesses, l’égoïsme le plus pur. Même Albert, si bon et si doux, y passe, car il est traité comme il accepte de l’être : comme de la merde.

    Cette œuvre parle aussi des femmes de haut rang, calculatrices, qui veillent à préserver leur lignée, et de ceux qui salissent l’honneur de la famille parce qu’ils sont nés différents. Dans Au-revoir là-haut, la ressemblance avec l’œuvre d’Irène Némirovsky est troublante : on y retrouve l’ambition et le cynisme des hommes, les bourgeois comme les pauvres.

    Et pourtant, dans ce texte violent, où l’injustice, l’honneur, l’amour-propre sont les premiers mobiles, on voit aussi les faiblesses de ces hommes, même s’ils sont pratiquement tous détestables. Albert, lui, est un personnage inoubliable, hyper attachant, parce qu’il semble avoir été écrit avec tendresse. Les personnages de cette trempe sont rares ; malgré tous les livres qui passent, ceux-là sont beaux, humains, drôles, pathétiques. Ils resteront figés dans le temps, dans une époque que les hommes veulent oublier, que plus aucun Poilu ne peut raconter. Il y a des choses qu’on ne comprendra jamais parce qu’on n’a pas vécu à cette époque, mais avec Au-revoir là-haut, on peut prétendre s’approcher, un peu, de ce que c’était.

    Mais ce n’est pas tout, car il y a le style. Le narrateur se débarrasse des descriptions et épouse à chaque instant l’esprit et le corps de celui dont il parle, quitte à nous apostropher de temps à autre et à nous jouer de petits tours. L’effet est d’autant plus réussi qu’il s’adresse au lecteur contemporain. Tout y est : la maîtrise des temps de narration et d’action, du discours indirect, du rythme, à la fois lent et rapide, du langage oral. L’intrigue est habilement construite, nourrissant une tension constante (les mains crispées sur le livre au plus bas de la tourmente jusqu’aux cris de surprise quand rien ne va plus), et la fin est superbe. Tout est parfait, et pendant plus de 500 pages.

    Bref, on en sort secoué, reconnaissant envers Pierre Lemaitre de nous faire découvrir la vie après les tranchées. Difficile, après ça, de plonger dans un autre livre sans craindre d’en être indifférent.

     challenge album8/6  
     

     
      

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    La Fortune des Rougon (tome 1 des Rougon-Macquart)

     

     

    Au-revoir là-haut

    Pierre Lemaitre

    Albin Michel

    2013

    576 pages

    22,50 €

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