• lindustrie du mensonge bibliolingus

     

    L’Industrie du mensonge. Relations publiques, lobbying et démocratie

    John Stauber, Sheldon Rampton

    Éditions Agone

    2004

     

    « La propagande est à la démocratie ce que la violence est à l’État totalitaire1. » (Noam Chomsky)

    Qui sont les lobbyistes aux États-Unis ? Comment agissent-ils ? L’Industrie du mensonge, ouvrage hallucinant, répond à ces questions. Le tabac, le nucléaire, le traitement des déchets toxiques des industries, l’agriculture, les produits pharmaceutiques, les guerres… Le lobbying établit son emprise sur l’ensemble des secteurs qui rapportent de l’argent.

    Qui sont ceux qui font de la propagande ? Le gouvernement certes, mais, curieusement, ce n’est pas de lui dont on parlera le plus ici : les multinationales font appel aux services des agences de conseil, avec la complicité des pouvoirs publics et des médias, pour dissimuler des pratiques aussi immorales qu’illégales. La manipulation de l’« opinion publique » (mais celle-ci existe-t-elle ?) vise à améliorer leur image auprès du public, et à maintenir l’ordre social : ceux qui détiennent les pouvoirs décisionnels et qui sont membres de l’élite font en sorte que le peuple – vous et moi derrière l’écran, personnes anonymes et placées au bas de la hiérarchie du pouvoir – continue d’accepter sa soumission à l’ordre du monde. Le lobbying a pour objectif de taire les voix alternatives, de simuler la démocratie en apparence tout en occupant au maximum l’expression publique par divers moyens. Pour les lobbyistes d’aujourd’hui, les dissidents à abattre ne sont plus les communistes de la guerre froide mais les écologistes.

    Parmi les instigateurs des méthodes de lobbying, deux noms sont à retenir : Edward Bernays, après la Première Guerre mondiale, qui a transformé les cigarettes Lucky Strike en symbole de libération de la femme et encouragé le tabagisme durant tout le XXe siècle ; et Walter Lippman, qui a développé la théorie de la fabrication du consentement des opprimés.

    « Informer, éduquer, vendre et distraire2 »

    Cet ouvrage regorge d’exemples, tous plus hallucinants les uns que les autres, des méthodes employées par les agences de conseil et les multinationales. Outre la dissimulation de catastrophes et de faits alarmants, l’usage de la langue de bois et le matraquage par des campagnes publicitaires agressives, débilitantes ou faussement éthiques. Les méthodes insidieuses, malhonnêtes et illégales sont courantes car seul le résultat – le profit – compte.

    Le plus basique d’entre eux est de changer les noms des sociétés dont le passé est terni : ainsi en France, la Générale des eaux est devenue Vivendi puis Veolia environnement, comme si le terme « environnement » véhiculait une image plus positive. Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) s’appelle désormais Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, comme s’il y avait, quelque part au gouvernement, l’intention de voler la vedette au nucléaire dont on sait tous combien c’est économique, propre et sans danger… Aux États-Unis, les boues toxiques des industries ne sont plus des déchets : ce sont des « biosolides » et ils entrent depuis 1977 dans la catégorie des engrais ; à ce titre, ils sont commercialisés et utilisés sur les terres américaines en toute légalité.

    Avec Hill & Knwolton et Burson-Marsteller en tête, les agences de conseil créent des associations, des comités et des mouvements bidons, en apparence indépendants, authentiques et légitimes, pour influencer les décisions des élus locaux et pour berner la population. Les lobbyistes engagent aussi des espions qui se glissent parmi les militants des associations et des partis politiques. Ils retournent les participants les moins investis pour neutraliser les boycotts par exemple – diviser pour mieux régner – et élaborent une base de données des militants pour mieux les surveiller.

    Et parce que la meilleure communication est celle qui ressemble à de l’information, les agences de conseil envoient couramment aux journalistes, pressés par le temps et la quantité de reportages à réaliser, des « reportages en kit ». Cette méthode pernicieuse et dangereuse qui brouille la frontière entre publicité et information existe aussi en France. Il suffit d’ouvrir n’importe quel journal gratuit et la presse bas de gamme pour constater que les produits et services mis en avant sont, la plupart du temps, présentés sans esprit critique : c’est de la publicité déguisée.

    Mais le lobbying s’exerce aussi sur les dictatures des pays en voie de développement ; les gouvernants états-uniens trouvent un intérêt à détruire la démocratie dans les pays qu’ils exploitent, et à ce sujet, l’œuvre de Noam Chomsky est édifiante. Comment les lobbyistes états-uniens légitiment-ils la guerre et la violence ? La guerre du Vietnam a été une grave erreur : la médiatisation des combats et des morts a été si forte qu’elle a entraîné la contestation des peuples du monde. Cette débandade a resserré le contrôle médiatique : les pouvoirs publics des États-Unis – mais n’est-ce pas aussi le cas en France ? – ont fait limiter la diffusion des images de la guerre en Afghanistan et des guerres suivantes. La guerre du Koweït a été légitimée auprès  du peuple états-unien par la soi-disant libération d’un peuple prisonnier ; mais cette propagande cachait un objectif économique essentiel : la récupération des ressources pétrolières.

    Pour les guerres suivantes, et pour celles qui déchirent le monde encore aujourd’hui, il s’agit de neutraliser l’action des journalistes envoyés sur le terrain et de mobiliser l’opinion pour rendre la guerre nécessaire ; on assiste alors à des guerres sans image – aux États-Unis comme ailleurs... et comme en France – qui limite la sensibilisation du peuple à ces conflits. Pas d’image, pas d’émotion, pas d’opposition, pas de mobilisation contre la guerre.

    Mon avis

    Comment les auteurs ont-ils obtenu leurs sources ? Ils ont fait comme Noam Chomsky, ils ont utilisé une loi américaine obligeant le gouvernement fédéral à rendre public tout document interne dont une personne a fait la demande. (la Freedom of Information act, loi sur la liberté de l’information, votée en 1966, « oblige le gouvernement fédéral à rendre public tout document interne à l’administration dont une personne, privée ou morale, lui demande communication. Sont cependant exclus de son champ d’application les documents classés confidentiels ayant trait aux affaires étrangères ou à la défense nationale. ») Cette loi n’existe pas en France… 

    L’Industrie du mensonge, paru aux États-Unis en 1995, est une œuvre de référence en matière de communication : bon nombre de livres découlent de ces constats. Et les éditions Agone l’ont servi intelligemment, avec un travail éditorial impressionnant : bibliographie, index, lexique des sigles et ajouts de chapitres sur le lobbying français. Le seul regret est de n’avoir pas encore rencontré le livre qui traite en profondeur la question chez nous.

    Lisez aussi

    Les Dessous de la politique de l’Oncle Sam Noam Chomsky

    Les Chiens de garde Paul Nizan

    Les Nouveaux Chiens de garde Serge Halimi

    Éloge de la démotivation Guillaume Paoli

    Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie Edward Bernays 

    Divertir pour dominer Collectif 

    Pétrole ! Upton Sinclair

    La guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie Selim Derkaoui et Nicolas Framont

    Regardez aussi

    Pas vu pas pris Pierre Carles

    Pas vu, pas pris

    Pierre Carles

     

    Enfin Pris Pierre Carles

    Enfin pris ?

    Pierre Carles

       

     

                                         

    1. Page IX de la préface. -2. Page 37.

     

    L’Industrie du mensonge

    Relations publiques, lobbying et démocratie

    John Stauber et Sheldon Rampton

    Traduit de l’anglais par Yves Coleman

    Nouvelle édition préfacée, actualisée et complétée par Nicolas Chevassus-au-Louis et Thierry Discepolo

    Éditions Agone

    Collection Éléments (format poche)

    1995 pour l’édition américaine

    2004 pour la première édition française (chez Agone)

    2012 pour l’édition présente

    412 pages

    14 €

    Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !

    Suivez-moi sur Instagram !

    Partager via Gmail Pin It

    votre commentaire
  • le zebre jardin bibliolingus 

    Le Zèbre

    Alexandre Jardin

    Éditions Gallimard

    1988

     

    « Il y a des conversions mystiques, pourquoi n’y aurait-il pas des conversions amoureuses? »

    Gaspard Sauvage, dit le Zèbre, n’en fait qu’à sa tête. Notaire à Laval mais excentrique, courageux romantique mais plus pantouflard que voyageur, Gaspard a décidé de reconquérir l’amour de Camille, sa femme, usé par quinze ans de mariage et deux enfants.

    Ébranlé par l’accident qui a failli coûter la vie de Camille, le Zèbre se rue sur chaque instant partagé avec elle comme si c’était le dernier. Il met en scène des stratagèmes pour enrayer la routine et rejoue son amour plus qu’il ne l’éprouve. À défaut d’être un grand écrivain, Gaspard veut faire de son amour une œuvre magistrale.

    « Désormais tu m’appelleras “Papa” et moi “Maman”, nous porterons des charentaises à la maison, je te maltraiterai, nous roterons l’un en face de l’autre, chaque soir nous mangerons de l’ail, tu te coucheras avec des bigoudis, je laisserai mon dentier à tremper dans un verre sur la table de nuit, nous éviterons de nous parler, même de nous regarder, d’ailleurs nous installerons la télévision face à nos lits que nous séparerons, naturellement, et nous nous efforcerons de prendre des habitudes2. »

    « Quel plus joli parfum une femme peut-elle porter que celui de la peau de son amant3 ? »

    Mais Gaspard, si fougueux et malin soit-il, ne peut forcer l’éclosion de l’amour depuis longtemps devenus tendresse. Et d’autant plus que Camille reçoit les lettres de celui qu’elle appelle déjà l’Inconnu –  l’Inconnu qui sait rappeler combien les détails du quotidien, sa tenue, ses cheveux, en apparence anodins, nourrissent l’amour malgré les années qui passent. Tandis que Gaspard cherche dans leur rencontre et l’extravagance les origines de leur relation, l’Inconnu parvient à l’émouvoir de sa plume observatrice et sensible chaque jour.

    « Adieu la romance éternelle. Bonjour les trahisons conjugales, les placards, le mensonge, le vaudeville qui, comme les clowns, est drôle à la scène et triste à la ville. il connaîtrait alors les déclarations dans lesquelles on ne promet rien, les amours à responsabilité limitée, les coucheries d’où le sentiment d’éternité est banni et où l’on prend sans se donner vraiment4. »

    Mon avis

    Alexandre Jardin, lorsqu’il écrit ce texte en 1988, semble se retrouver dans chacun de ses personnages : le Zèbre, l’idéaliste qui veut dépasser les grands de la littérature pour rendre son amour éternel ; Camille qui recueille les ambitions romanesques de son mari par l’écriture ; Alphonse, l’ami dévoué de Gaspard. 

    Le Zèbre, c’est une fable sympathique, à l’appétit littéraire noble mais pas tout à fait comblé. Malgré tout, Jardin a le goût des mots ; il revisite les expressions d’une nouvelle manière qui donne à l’écriture une tournure élégante, théâtrale, poétique et légère. Et paradoxalement, c’est cette légèreté, cette façon de donner d’autres mots au drame qui guette la famille Sauvage, qui véhicule de l’émotion dans l’instant de lecture, mais qui n’ancre pas le roman dans la postérité. Une très belle lecture pourtant.

    « Il n’y a pas d’autre mort que l’absence d’amour. » (René Barjavel)


    1. Page 21. -2. Page 76. -3. Page 210. -4. Page 72.

    Le Zèbre

    Alexandre Jardin

    Éditions Gallimard

    Collection Folio n°2185

    2010

    224 pages

    7,5 €

    Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !

    Partager via Gmail Pin It

    3 commentaires
  • mendiants-et-orgueilleux-cossery-bibliolingus

     

    Mendiants et orgueilleux

    Albert Cossery

    Éditions Joëlle Losfeld

    1951

      

    « Enseigner la vie sans la vivre était le crime de l’ignorance le plus détestable1. »

    La possession matérielle fait-elle la richesse du cœur ? Rend-t-elle l’être humain digne et respectable ? Vivre dans la misère n’autorise pas la dignité ni la joie ; seuls la contrition et le travail acharné, soumis aux lois des dominants, correspondent à l’attitude attendue du pauvre. Engagés dans une immense entreprise de démoralisation, les bourgeois sèment une morale bien pensante à laquelle les pauvres s’accrochent, espérant un jour atteindre les sommets où paissent les nantis.

    La misère s’immisce dans les derniers recoins de l’être, comme si l’état de dénuement absolu devenait le seul caractère identitaire de l’humain habité. La misère, venin contagieux, apporte avec elle le sérieux et l’obéissance, là où vivait auparavant l’allégresse de vivre, en toute simplicité.

    Mais dans le quartier le plus pauvre du Caire, au début du XXe siècle, l’allégresse, l’insouciance règnent dans le cœur des hommes et des femmes qui, chaque jour, se rencontrent sur les places et les établissements mal famés et sordides – aux yeux de la morale bourgeoise. Ils n’ont rien, rien à perdre ; à l’opposé du quartier indigène où les rues, ordonnées et tristes, mettent en scène une « foule mécanisée – dont toute la vie véritable était exclue2 ».

    Gohar ne possède rien, il n’est rien qu’un mendiant. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Ce vieux monsieur, autrefois enseignant de philosophie respecté qui logeait dans les quartiers riches, a tout quitté pour vivre dans le plus grand dénuement. Son bonheur, c’est sa chambre meublée d’une chaise et de quelques journaux en guise de lit ; c’est sa liberté de pensée arrachée au gouvernement totalitariste ; ce sont les doses quotidiennes de cannabis qui, si elles l’éloignent du monde moderne, angoissé et fou, le rapproche du cœur des hommes. Il ne court pas après la fortune et le progrès, il marche paisiblement à contresens. Ne rien posséder, n’avoir que sa propre vie à protéger, n’est-ce pas un luxe ?

    « Où irait le monde si le malheur n’avait plus d’importance3 ! »

    Au Café des Miroirs, il y rencontre tout un peuple de travailleurs à la semaine et de mendiants libres et dignes. Nour El Dine, l’improbable collaborateur au monde des bourgeois, le policier chargé d’une enquête pour le meurtre d’une prostituée, abuse de sa position supérieure au sein de la société. El Kordi, l’idéaliste, fonctionnaire au ministère, est enlisé dans une routine bureaucratique, stupide et vaine, alors qu’il rêve du soulèvement du peuple égyptien opprimé par des dirigeants tyranniques. Mais sitôt en compagnie d’une jeune femme, il oublie ses velléités de justice sociale. Yéghen, ce « monstre d’optimisme4 », l’exact opposé de El Kordi, qui, au lieu d’essayer de penser à sauver le monde, apporte une aide concrète à son ami Gohar…

    Mon avis

    Albert Cossery aime ses personnages, et ça se ressent. Ce n’est pas l’intrigue qui alimente le plaisir de lire, mais l’intensité, le naturel et la simplicité de chaque personnage. Cette œuvre est remarquablement transparente : tout comme chez Jean Meckert (publié dans la même collection), les idées sont revêtues de personnages, et non l’inverse. Chacun porte en soi des valeurs, des idées, et s’entrechoque aux autres ; ils sont hauts en couleur, improbables mais espérés, et forgés par tant d’idéalisme qu’on les fait siens dès les premières pages.

    Mendiants et orgueilleux, tout à la fois, est un texte riche de significations, qui résonne, qui ébranle par la manière dont Albert Cossery décrit ses personnages. L’écriture est mystérieuse tant elle est à la fois douce, mouvante, harmonieuse dans ses formes, et sincère, dure, réaliste, dans son fond. On entre dans la pensée d’un homme engagé pour lequel la paix ne passe pas par le progrès et l’accumulation de richesses. En constant recul sur la société et son fonctionnement, il offre une lecture captivante, et pourtant relativement peu connue.

    « Cette misère inaliénable, ce refus de participer au destin du monde civilisé recelaient une telle force que nulle puissance terrestre n’en pouvait venir à bout5. »

    1. Page 25. 2. Page 52. 3. Page 132. 4. Page 49. 5. Page 127.

     

    Mendiants et orgueilleux

    Albert Cossery

    Éditions Joëlle Losfeld

    Collection Arcanes

    1999

    218 pages

    12,50 €

    Pour ne pas manquer les prochaines chroniques, inscrivez-vous à la newsletter !

    Partager via Gmail Pin It

    2 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires